S’adapter, pourquoi ? Comment ?

27/09/2021 - 10 min. de lecture

S’adapter, pourquoi ? Comment ? - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Marin pendant 38 ans, l'Amiral Olivier Lajous a commandé trois navires de combat, participé à de nombreuses opérations extérieures, (Liban, Iran-Irak, Afghanistan, Tchad-Libye, Yémen-Erythrée) et été DRH de la Marine Nationale. Élu DRH de l'année en 2012, il a ensuite été Président du Directoire de BPI Group de 2018 à 2019.

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S’adapter, pourquoi ?

Tout simplement pour vivre dans un monde en mouvement perpétuel depuis qu’il est monde. Le changement ce n’est ni maintenant, ni avant, ni après, c’est tout le temps, et ce n’est pas nouveau. Le monde est intrinsèquement vulnérable, incertain, complexe et ambigu (VUCA) selon une terminologie désormais bien connue, et c’est dans ce contexte intemporel que l’être humain a dû sans cesse s’adapter.

Il y a sept millions d’année, Toumaï vivait au cœur du Sahara. Il est l’hominidé le plus ancien connu à ce jour. Lucy, sa lointaine cousine, vivait il y a plus de 3 millions d’années en Éthiopie. Elle est la plus ancienne bipède australopithèque connue à ce jour. Les millénaires passent et, il y a environ 300 000 ans, apparaissent le pithécanthrope de Java et le sinanthrope de Chine, puis, il y a environ 50 000 ans, deux grandes familles d’hominidés dont on retrouve des traces en Afrique, aux Amériques, en Asie, en Europe et en Océanie : l’homme de Neandertal et l’Homo Sapiens. Seul survivra l’Homo Sapiens.

Il y a trente-cinq mille ans, l’Homo Sapiens maîtrise le feu, travaille la pierre, le bois et le fer. Il invente ensuite la roue et, au fil des millénaires, entre l’an moins trois mille et l’an moins mille, le levier, la charrue, le coin, la poulie, le plan incliné, l’engrenage, le treuil et la vis, tous ces outils étant aujourd’hui reconnus comme les huit machines élémentaires à disposition de l’homme.

La population mondiale d’Homo Sapiens passe progressivement de 1 à 250 millions d’individus et, en l’an Zéro de notre ère, les Arabes, les Chinois et les Romains maîtrisent de nombreuses techniques agraires, commerciales et industrielles, bâtissent des villes, des routes, des aqueducs, des thermes, des temples, des théâtres et des machines de guerre. Ils vivent et travaillent au rythme de la nature et des saisons, du lever au coucher du soleil. L’espérance de vie est faible, de 30 à 50 ans, la dureté du travail, les famines, les épidémies, le manque d’hygiène et les guerres emportant les vies. La démographie stagne. Les modes de vies évoluent peu.

An 1000 : les Vikings envahissent l’Occident tandis qu’en Orient, se propage la riche civilisation arabo musulmane, qu’en Extrême-Orient, la dynastie Song assure la prospérité de l’Empire du Milieu, qu’en Afrique, se développent de riches empires au Ghana, au Mali, au Niger, en Éthiopie, au Zimbabwe et en Afrique du Sud, le plus puissant étant l’Empire Songhaï, et qu’en Amérique Mayas, Toltèques, Olmèques, Aztèques et Incas fondent de grandes civilisations. Le commerce, les arts et les sciences se développent mais ne s’enrichissent que très peu mutuellement. C’est le temps des croisades qui, pendant près de 500 ans, voit l’affrontement de l’Occident chrétien et du Proche-Orient arabo-musulman pour aboutir au déclin de ce dernier. Dans chacun de ces mondes, la religion est prédominante, comme en témoignent les édifications de mosquées et de cathédrales, qu’elles soient ottomanes, omeyyades, mogols, fatimides, romanes ou gothiques. C’est le temps du Moyen-âge.

An 1500 : la population mondiale compte désormais 460 millions d’individus et le changement s’accélère. L’imprimerie, apparut en 1450, bouscule les croyances et les représentations sociales en facilitant l’accès à la connaissance, puis la machine à vapeur prélude un nouveau monde. Pendant plus de deux siècles, la Renaissance chahute les croyances, les sciences et les arts et voit naître le protestantisme et le calendrier grégorien. Dans le même temps, les hommes découvrent le monde grâce aux explorations scientifiques maritimes et terrestres. Dans le prolongement de ces découvertes, des empires coloniaux se créent et s’affrontent : Allemands, Américains, Aztèques, Belges, Britanniques, Espagnols, Français, Italiens, Japonais, Néerlandais, Omanais, Ottoman et Portugais notamment. Suivra le Siècle dit des Lumières, mouvement culturel et philosophique qui verra naître les démocraties, le commerce intercontinental mais aussi l’esclavage, comme source du commerce dit triangulaire, et qui s’achèvera par les grandes guerres napoléoniennes. Si les modes de vie ont peu changé, la ruralité restant la norme, les arts, les sciences, le commerce, mais surtout les idées philosophiques, politiques et religieuses ont été très profondément bousculées et enrichies. La noosphère progresse [1].

De 1850 à 1950, la population mondiale passe de 1 à 2,5 milliards d’individus et l’inventivité de l’homme transforme rapidement les modes de vie. L’électricité, le moteur à explosion puis à réaction, l’énergie nucléaire, les semis conducteurs et les transistors, les calculateurs analogiques puis digitaux apparaissent et, avec eux, l’automobile, les trains, les avions, les navires à propulsion mécanique, les téléviseurs, les réfrigérateurs, les radios, la télévision, les satellites, les fusées, le télégraphe puis le téléphone, les machines agricoles dont le tracteur et la moissonneuse batteuse, les métiers mécaniques puis les bancs électroniques, etc. L’ère dite industrielle vide peu à peu les campagnes et remplit les villes, la classe ouvrière est à la peine dans les usines et les mines. Hommes, femmes, enfants sont soumis à de rudes labeurs productifs. Heureusement, la médecine et l’éducation publique progressent à grand pas. L’espérance de vie s’améliore et la démographie devient très largement positive. Les besoins en ressources agraires, aquifères et minières explosent. Deux guerres mondiales, une pandémie (la grippe espagnole) et une crise économique mondiale (1929) sont les principaux marqueurs de la première moitié du vingtième siècle avant de laisser place à un monde bipolaire, celui dit de la Guerre froide, des conflits en Asie (Vietnam et Corée) et des guerres d’indépendance (Algérie, Indochine, IndePakistan, Maroc, pays d’Afrique occidentale et orientale, etc.) marquant la fin des empires coloniaux.

Entre 1950 et 2000, le changement devient quasi exponentiel avec la réalisation des grandes infrastructures aéroportuaires, portuaires et routières et le développement des transports aériens, ferroviaires, routiers et maritimes qui rendent accessibles en quelques heures ou quelques jours les différents continents, accélérant et multipliant les échanges commerciaux et les déplacements de populations. La grande distribution remplace les petits commerces. Les besoins en ressources agraires et en énergie sont tels que les réserves naturelles arrivent à épuisement. La pollution générée par les activités humaines menace l’équilibre climatique et questionne la survie de l’humanité.

L’an 2000 porte la crainte d’un bug informatique finalement évité ! Le réchauffement climatique est devenu le véritable défi de l’humanité, avec pour corollaire l’épuisement généralisé des ressources naturelles. La planète Terre est en danger du fait de l’activité humaine générée par plus de six milliards d’individus Homo Sapiens ! En 2001, la destruction brutale des tours de Manhattan rappelle à l’humanité la folie meurtrière de quelques-uns, lancinante litanie de la violence humaine qui hélas n’a jamais cessé d’exister. Les guerres dites "asymétriques" se multiplient partout dans le monde sous la pression d’un terrorisme international s’appuyant sur des groupes armés non étatiques et des mafias.

2010 : Internet a envahi le monde, la mobiquité numérique est accessible au plus grand nombre par tablette ou téléphone portable, en plein désert, au milieu de l’océan et même depuis l’espace ; les objets connectés se multiplient, l’intelligence artificielle et les robots prennent la place de l’homme pour assurer certaines tâches productives. Il n’y a presque plus de frontières entre vie personnelle et professionnelle. Le monde de l’instantanéité plurielle bouscule notre rapport au temps, aux autres, au savoir, à l’information, aux distances. Comme l’ont fait ses ancêtres, l’Homo Sapiens doit s’adapter mais, et c’est la nouveauté, à un rythme très accéléré. Il semble dépassé par ses inventions ! Certains parlent "d’Homme augmenté", d’autres "d’Homme dépassé" !

2020 : d’une cinglante manière, la pandémie Covid-19 nous rappelle l’extrême fragilité de nos existences et organisations, de leur dépendance envers une nature dont les ressources sont fragiles et limitées. C’est une opportunité extraordinaire pour nous questionner sur un mode de vie chaque jour de plus en plus paradoxal, exaltant d’un côté la dimension universelle de nos sociétés (la mondialisation) et plaçant de l’autre côté l’individu au centre de tout (l’individualisation). Où se trouve le juste équilibre entre ces deux tentations de l’Homo Sapiens ? Comment les relier à la préservation de la planète Terre si dangereusement fragilisée ? Huit milliards d’Homo Sapiens pourront-ils cohabiter sur Terre sans risques de pénuries d’eau, d’énergies et de nourriture ? L’Espace et l’Océan seront-ils les territoires du futur d’un Homo Sapiens mutant ? Quelles espèces hominisées ou pas survivront et se développeront au cours du prochain millénaire ? Quelle sera la place de l’Homme et celle des robots et de l’intelligence dite artificielle ?

 

S’adapter, comment ?

En 1923, le paléontologue et théologien jésuite Pierre Teilhard de Chardin écrivait : "c'est une chose terrible d’être né, c’est-à-dire de se trouver irrévocablement emporté, sans l’avoir voulu, dans un torrent d’énergie formidable qui paraît vouloir détruire tout ce qu’il entraîne en lui" (La Messe sur le Monde reprise dans Le cœur de la matière, Éditions du Seuil, 1976). Comment ne pas être bousculés quand, en moins d’un siècle, une nanoseconde à l’échelle de notre histoire humaine, nous sommes passés d’une population de 4 milliards d’individus, à 80 % paysanne, à une population de 8 milliards d’individus, à 80 % citadine dans de nombreux pays ?

Quelques chiffres saisissants à l’échelle du monde : pour une population de près de 8 milliards d’individu en 2020, un mariage sur cinq est contracté via Internet. Chaque jour, à l’échelle du monde, Google reçoit plus de 500 millions de demandes de connexions, tandis que plus de huit milliards de courriels sont échangés et 3 000 livres sont publiés et mis en ligne. 250 millions d’ordinateurs sont vendus chaque année et, grâce à ces ordinateurs, la noosphère ne cesse de s’enrichir, nous permettant l’accès en une semaine à une somme d’informations équivalente à celle que pouvait recevoir un être humain en toute une vie, il y a 100 ans ! Le clavier et les écrans tactiles remplacent peu à peu les stylos et crayons qui ont remplacé les plumiers de mon enfance ! Nos montres connectées nous permettent de mesurer notre activité quotidienne et nous renseignent sur notre état de santé. Nous nous déplaçons à l’aide de données GPS qui nous permettent de ne plus nous égarer. Par le truchement de tous ces outils, notre humanité du 21ème siècle découvre sa complexité, sa fragilité, mais aussi son interdépendance, et perçoit un peu plus distinctement combien la complexité, la diversité et la fragilité sont ses principales caractéristiques.

Pour nombre d’humains, et notamment ceux du monde occidental cartésien et souvent binaire, il faut apprendre à vivre dans un monde fluide et évolutif dans lequel tout est mouvement incessant. Tel un surfer, il faut savoir conjuguer la puissance de la vague océane qui nous porte et le fragile équilibre de la planche sur laquelle on se tient debout, utilisant nos bras, nos jambes, tous nos sens en éveil. Cette image est pour moi celle qui caractérise le mieux notre existence humaine, tout à la fois porté par une vague puissante et acteur de l’équilibre qui nous permet de tenir debout sur une planche ! Les leaders dans ce monde fluide seront celles et ceux qui sauront vivre sereinement dans l’incertitude, qui accepteront la diversité, qui conjugueront discipline, esprit collaboratif, confiance, solidarité et vison stratégique en s’efforçant de se connaître, de s’engager, de connaître l’autre, de voir la réalité, de veiller, de décider et de communiquer, et surtout d’être reconnus en tant qu’autorité légitime par l’exemplarité de leur conduite, au service d’un respect absolu de la dignité de toute personne humaine.

Je cite à nouveau le paléontologue et théologien jésuite Pierre Teilhard de Chardin qui écrivait : "l'avenir dépend du courage et du savoir-faire que les hommes montreront à vaincre les forces d’isolement ou même de répulsion qui semblent les chasser loin les uns des autres plutôt que de les rapprocher. Il est entre nos mains et ce n’est pas d’un tête-à-tête ou d’un corps à corps dont nous avons besoin, mais d’un cœur à cœur " (L’avenir de l’homme, Éditions du Seuil, 1959). Ce cœur à cœur doit être le moteur de notre capacité consciente et réfléchie à nous engager dans chacun des actes de notre vie. Il se fonde sur l’Amour de soi et de l’autre ainsi que sur le refus absolu de la violence. Il nous invite à exercer notre liberté dans le respect de l’autre, l’équité et la fraternité. Bien plus que l’application de méthodes, le changement est affaire de comportements.

Il nous faut aussi savoir trouver le bon rythme en s’inspirant de cet enseignement de Marc Twain : "on ne se débarrasse pas d’une habitude en la flanquant par la fenêtre ; il faut lui faire descendre l’escalier marche par marche" (What Is Man ?, De Vinne Press, 1906). S’adapter demande du temps ! Et le temps c’est surtout une affaire de rythme. Trouver le bon rythme du changement est un véritable défi : trop vite et trop fort, ça ne passe pas. Trop lentement et trop faiblement, pas plus.

Tout ce qui est et qui vient est le résultat de nos actes et de nos inventions. Il ne dépend que de nous de rendre le progrès non pas aliénant mais transcendant, au service de l’homme et non à son détriment. Chaque fois qu’elle relève le défi de la connaissance partagée et qu’elle surmonte la défiance, la peur et la violence, l’humanité progresse en liberté. Dans le cas contraire, elle se condamne à l’autodestruction. Affaibli autant que grandi par ses inventions, l’Homo Sapiens est, depuis son origine, confronté à la seule question qui compte vraiment : quel sens donner à la vie ? 

Amiral Olivier Lajous

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1. Pierre Teilhard de Chardin, Le phénomène humain, Éditions du Seuil, 1955.

27/09/2021

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