Souveraineté digitale européenne ou comment gagner une partie d’Othello ?

15/12/2020 - 6 min. de lecture

Souveraineté digitale européenne ou comment gagner une partie d’Othello ? - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Olivier Feix est Président de ZENON7, Affaires Publiques Européennes et Diplomatie Économique, Secrétaire Général des Fédérations Européennes EDSF (European Digital Sovereignty Federation) et DRONES4SEC (Drones de Sécurité en Europe), et Responsable de l’Executive MBA CMSRI (Cyber Sécurité et Management Stratégique des Risques de l’Information) à l'ESG / Groupe Galileo Global Education.

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Le jeu Othello est né dans les années 70. Il se compose de pions réversibles noirs et blancs. Le principe du jeu est simple en apparence : quand un pion blanc est encerclé par des pions noirs, il devient lui-même noir. Le but du jeu est d’avoir plus de pions que l’adversaire à la fin de la partie.

Ces parties d’Othello de mon enfance me font penser aux mésaventures digitales vers la souveraineté de l’Union européenne et de ses États membres aujourd’hui (dont la France bien évidemment).

Quelques exemples :

20 ans après l’Internet Act aux États-Unis (pctobre 1995), la Cour de Justice Européenne a invalidé l’accord SAFE HARBOR (octobre 2015). Il s’agissait d’obliger - notamment - les GAFAM à héberger les données concernant les Européens sur le sol Européen (en vue de protéger juridiquement citoyens et entreprises après les révélations d’Edward Snowden). Notre pion blanc encerclé, nous avons hérité de la RGPD. Le Règlement Général sur la Protection des Données représente ce "moindre mal" poussé par les GAFAM eux-mêmes. La RGPD était pour eux un règlement utile afin de fortement limiter la probabilité d’émergence d’un digital européen. Les GAFAM y ont souscrit mais n’y sont pas vraiment soumis. Seuls les Éuropéens y sont réellement contraints. Pion réversé.

Nous avons ensuite espéré l’émergence d’un Cloud Européen Souverain à travers le magnifique projet Franco-Allemand GAIA-X. Au départ réservé à des sociétés européennes exclusivement, le projet comprend désormais 180 entreprises dont Microsoft, Google ou Palantir. Mieux, il accueille aussi Huawei et Alibaba. Pion réversé x2.

Tout est histoire de jeu : souvenons-nous le 27 mai 2017. Le champion international de jeu de Go - le chinois Ke Jie -  était battu à Shangaï par une machine, Alpha Go de Google. Résultat : le gouvernement Chinois a interdit la rediffusion de ce match et Ke Jie a abandonné le jeu de Go. Un mois plus tard, en juillet 2017, la Chine annonçait son nouveau plan de développement de l’IA. Revanche ?

Telle une suite de l’histoire, le 6 décembre dernier, a été lancé à Pékin l’OS Chinois souverain issu des projets KYLIN et NEO-KYLIN. Cet OS vise à remplacer de manière souveraine les systèmes d’exploitation type Windows, MAC OSX ou Android pour l’ensemble des "devices" utilisés en Chine. 100 % du secteur public chinois aura basculé vers cet OS souverain à horizon 2022 : cet OS est même destiné à être la pierre angulaire des futures villes intelligentes chinoises, bien avant et en dessous de la première brique de terre cuite posée. Pion redevenu blanc.

Et pendant ce temps, en Europe ?

Je ne compte plus aujourd’hui les réversions de pions Européens, de manière financière (par acquisition ou OPAs hostiles), juridique, technologique, normative ou réglementaire. Il s’agit parfois même d’un cocktail d’encerclement issu de tout cela. Les enjeux : nos pépites technologiques, nos meilleurs cerveaux ou l’ensemble de nos territoires digitaux. Certains ont d’ores et déjà intériorisé et accepté que la France et l’Europe aient depuis longtemps quitté le championnat. Certains autres ont d’ores et déjà accepté de jouer la partie sous un autre pavillon international. Combien de fonctionnaires en Europe ont quitté les institutions pour rejoindre directement les équipes des grandes entreprises étrangères qu’ils étaient censés réguler quelques années auparavant ? Et personne n’a rien dit.

Sans cynisme, mais avec lucidité, il ne faut pas s’en révolter ou s’en offusquer : c’est le jeu.

Dans ce jeu, il n’y a pas de concurrents, il n’y a que des confrères. Il n’y a pas d’ennemis, il n’y a que des compétiteurs. Pour autant, jouer à ce jeu nécessite de le faire avec les mêmes règles, d’avoir la même clairvoyance et intelligence d’anticipation. Surtout, nous devons réapprendre à travailler en équipe et en confiance les uns avec les autres au sein de nos espaces territoriaux. Sachons objectivement regarder les points d’origine de nos divisions. Au-delà du souhaitable, c’est possible. Nombreux sont ceux – a fortiori au Cercle K2 – qui y croient encore et œuvrent dans ce sens.

Le grand serviteur de l’État et Académicien Alain Peyrefitte avait d’ailleurs consacré à la confiance une large part de son ouvrage "Le Mal Français" : "la société de défiance est une société frileuse, une société où la vie commune est un jeu à somme nulle (si tu gagnes, je perds), société propice à la lutte des classes, au mal-vivre national et international, à l’enfermement, à l’agressivité de la surveillance mutuelle.  La société de confiance, au contraire, est une société en expansion gagnant-gagnant (si tu gagnes, je gagne) , une société de solidarité, de projet commun, d’ouverture et d’échange".

Revenons donc à Othello. Comment gagner une partie ?

Il y a 4 principales stratégies pour gagner à Othello.

 

La stratégie positionnelle

Dans cette stratégie, ce qui compte est le plateau de jeu. En exemple, un pion placé dans un coin du plateau est une manière de fixer définitivement ce pion. Il ne peut pas changer de couleur et être pris par l’adversaire par encerclement. Pourquoi ne pas réfléchir à un digital européen beaucoup plus vert, éthique "by design", dont l’objectif serait de viser à l’écologie du code (un code moins lourd et plus rapide, donc plus cyber-robuste, moins gourmand en énergie et surtout, qui permettrait de limiter les rythmes de changements de machine par obésités d’OS). L’Europe est composée d’un ensemble de peuples à forte identités historiques et culturelles. Pourquoi ne pas mettre ces identités culturelles et la facilitation des ponts entre elles comme cœur du digital européen ?

 

La mobilité

Cette stratégie vise à forcer l’adversaire à jouer un mauvais coup en augmentant notre propre vitesse. Si l’adversaire a peu de coups possibles et si, de surcroît, ils sont mauvais, il sera bien obligé, en raison des règles, d’en jouer un qui reviendra à l’avantage de l’Europe. Cette stratégie vise surtout à aller plus vite et pourquoi pas imaginer faire des sauts technologiques en exploitant nos meilleures capacités d’anticipation et/ou de réactualisation des technologies antérieures souveraines qui faisaient notre force. À partir de là, pourquoi ne pas envisager une norme 6G ou 7G, un OS européen à traduction simultanée fondée sur la voix, la protection de nos contenus par leur indexation blockchain, des réseaux de serveurs verts maillant l’ensemble du territoire européen avec des temps de réponse très courts en complément de la protection des données locales, un internet des usages fondé sur l’économie circulaire ou des collaborations optimisées et valorisées pour la connaissance, la modélisation et l’industrialisation 3D. Pourquoi ne pas envisager un kit universel de services digitaux gratuits et garantis par l’Europe, etc.

 

La parité

Cette 3ème stratégie complète les 2 premières. Dans une position revenue à l’équilibre en nombre de pions sur le plateau de jeu, il  s’agit d’exploiter les cases qui sont encore vides. Cela revient à imaginer et anticiper d’autres évolutions possibles du jeu. En fait, quand nous parlons de digital ou de numérique, de quoi parlons-nous vraiment ?  Quel est l’enjeu ? Sur quoi parit-on exactement ? L’identité des individus ? La vie privée ? Le patrimoine informationnel de nos laboratoires ou de nos entreprises ? La défense de nos patrimoines historiques et culturels ? Nos savoir-faire ancrés dans nos terroirs ? Si nos enjeux sont mondiaux (écologiques, énergétiques, géopolitiques, etc.), il est clair que, pour y répondre, il nous faut le plus de propositions de réponses différenciées que possible. Or, ces bonnes réponses ne peuvent émerger que de la diversité et des différences. L’Europe est naturellement positionnée pour faire évoluer le jeu dans ce sens.

Et tant qu’il restera un pion blanc sur la table de jeu, la partie n’est pas terminée. Cette stratégie se nomme maximisation à Othello. Comment faire le "gros dos" avec une seule pièce centrale définitive le temps de réfléchir ou s’entraîner aux évolutions stratégiques pour changer le cours du jeu.

D’une manière générale, au-delà de la bonne connaissance du plateau de jeu, des mouvements et des règles, nous devons exiger au minimum le fair-play : tout en considérant que l'adversaire est un partenaire incontournable du jeu, il nous faut exiger le respect en toutes circonstances. Pour cela, nous devons défendre nos positions, ne rien céder facilement, inventer de nouvelles stratégies et créer des mouvements admirables qui forcent ce respect.

Un jeu n’est pas une guerre. Une défaite au jeu n’est pas un asservissement ou une destruction. Dans un monde connu, où tout est interconnexion et mouvement, ne peut exister aujourd’hui qu’une seule option intelligente : participer au jeu.

Le jeu est ancré au plus profond des peuples. Le jeu est un mouvement permanent entre les pulsions et les règles, entre l’imaginaire et le réel. À l’image de la nature, le jeu est un apprentissage permanent dont les évolutions continuelles éclairent le monde.

Et comme disait William Shakespeare dans son Othello (1604) : "le pouvoir de tout modifier souverainement est dans notre seule volonté".

Olivier Feix

15/12/2020

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