Guerre en Ukraine et reconfiguration économique mondiale

13/09/2024 - 10 min. de lecture

Guerre en Ukraine et reconfiguration économique mondiale - Cercle K2

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Thibaut Quiviger est Gérant de portefeuille d'actifs sur l'énergie (pétrole, gaz, produits raffinés) à Genève.

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Hier, le monde a consommé 24 millions de tonnes de charbon, 14 millions de tonnes de pétrole et 11 milliards de mètres cubes de gaz. Et il consommera encore plus demain, et après-demain… 

L’économie n’est que de l’énergie transformée.

La volonté de substituer le charbon par du gaz[1] pour limiter la production de CO2 amène le monde à chaque jour compter plus sur le gaz. Les approvisionnements en gaz deviennent critiques.

Et cette tension provoque des crises et une reconfiguration du monde productif. Nous vivons depuis 2011 une intense crise du gaz. Les guerres de Syrie et d’Ukraine sont les deux premières grandes guerres du gaz. Ces deux guerres sont les deux faces d’une même crise.

En 2011, le Qatar, important producteur de gaz au Moyen-Orient, envisageait de construire un pipeline pour exporter son gaz à travers la péninsule arabique pour déboucher en Syrie puis exporter ce gaz vers l’Europe. Cette route est en effet beaucoup moins cher que de liquéfier le gaz et l’exporter ensuite par bateau comme le fait actuellement l’émirat. Le passage par l’Irak shiite étant proscrit, l’Egypte anti-frères musulmans également (le Qatar est le protectorat des frères musulmans dont Erdogan est un imminent membre), seule la Syrie gouvernée par un alaouite conciliant aurait pu permettre d’acheminer ce gaz jusqu’à la Méditerranée et l’Europe.

Qatar–Turkey pipeline

La France et les EE.UU soutenaient ce projet, permettant de concurrencer le gaz russe qui débouchait en Allemagne via le pipeline nord stream I. Le choix de la France peut s’expliquer autant par la volonté d’empêcher l’Allemagne de devenir le hub gazier européen que par les relations très étroites entretenues par le Qatar et la classe politique française depuis des décennies.

Le refus de Bashar El Assad, sous l’influence des russes, de laisser ce gaz transiter par son pays a immédiatement entraîné des troubles fomentés depuis l’extérieur de la Syrie.

La France a pris une position de premier plan en réponse aux actions de Bashar al-Assad, M. Fabius allant jusqu’à louer le groupe terroriste Al Nosrah pour le "bon boulot" » qu’il effectuait en Syrie.

L’intervention de la Russie pour sauver Bashar el Assad et empêcher ce gaz concurrent d’inonder le marché européen a été décisive.

Si la Turquie frèriste d’Erdogan, partie prenante de ce pipeline Qatar-Turquie-Europe s’est montrée initialement fervent soutien d’Al Nosrah car bénéficiaire et du gaz et des redevances de transit de ce gaz Qatari à travers l’Anatolie, elle a ensuite adopté une attitude plus ambiguë, amadouée par la promesse russe de faire transiter une partie du gaz russe via la mer noire pour ensuite le renvoyer vers l’Europe du Sud.

Erdogan, prévenu par V.Putin, de la tentative de coup d’état güleniste de l’été 2016, a minima connu des américains, s’est alors rapproché de la Russie, pour remplacer partiellement l’Ukraine comme pays de transit du gaz russe vers l’Europe de l’ouest via les pipelines sous la mer noire (La capacité de ces pipelines à destination de la Turquie ne représentent cependant qu’un tiers de la capacité des pipelines traversant l’Ukraine et à destination de l’Europe). D’autant plus qu’en renard avisé, le président Erdogan a vite mesuré le succès inévitable de la Russie contre les djihadistes mal armés par l’occident.

Tandis que les importations de gaz russe se sont effondrées depuis 2021, elles ont fortement augmenté par la route sud via la mer Noire et la Turquie.

Les attentats de Paris ont sonné le glas de la coopération tacite entre les terroristes islamistes et les responsables de la politique étrangère française ont adopté une approche stratégique complexe dans le cadre de la situation syrienne.

L’option qatarie éteinte, quelle stratégie pour éteindre le gaz russe bon marché en Europe et faire pièce à l’Allemagne ?

 

Le chantier ukrainien 

L’Ukraine est depuis de nombreuses années considérée comme le point faible de la Russie. Ayant une histoire compliquée et douloureuse avec la Russie puis au sein de l’URSS, l’Ukraine a longtemps été le foyer de tension entre l’est et l’ouest, l’ouest y entretenant une guerrilla anti-communiste jusque dans les années 50, principalement dans l’ouest de l’Ukraine, anciennes régions catholiques du royaume de Pologne opposées à un est orthodoxe. À partir de 2014, l’Otan a cherché à couper l’Ukraine de la Russie (révolution orange, Maidan…) et diverses politiques d’ukrainisation ont été mises en place. Politiques refusées par les régions du Donbass, russifiées massivement par Staline dans les années 1920-1930 pour y soutenir l’industrialisation en développement soutenu et forcé.

 

Cette cessession des régions russophones s’est traduite électoralement par un rejet dans le Donbass et en Crimée du président Porochenko

 

Après la défaite de l’armée ukrainienne face aux sécessionnistes du Donbass en 2014, les accords de Minsk signés en 2015 (année de l’intervention de la Russie en Syrie), visaient à assurer l’intégrité territoriale de l’Ukraine tout en octroyant une large autonomie aux régions russophones du Donbass.

Accords considérés de l’aveu même de Mme Merkel et M. Hollande, supposés garantir l’application des termes de l’accord, comme un simple répit avant la reconquête militaire de ces régions.

L’objectif final de cette montée des tensions entre la Russie et l’Ukraine était de couper l’Europe du gaz bon marché russe, ce qui adviendra avec l’explosion des pipelines Nord Stream I et II.

Ce sabotage vise non seulement à priver l’Europe des volumes de gaz russes mais aussi à installer une insécurité de fourniture, forçant ainsi l’Europe a toujours maintenir l’option ouverte des importations de gaz liquéfié par bateau.

En effet, même si les tuyaux devaient un jour être remis en service, l’Europe doit dorénavant avoir un flux régulier de gaz liquéfié livré dans ses ports, au cas où.

Mais pour maintenir ces flux physiques dans un marché unifié où le dernier mètre cube marginal fixe les prix, les prix doivent être suffisamment élevés pour inciter les opérateurs à acheminer du gaz liquéfié en Europe. Si l’on considère qu’à la sortie du puit, le gaz qatari russe ou américain ont peu ou prou le même prix de 2$/MMBTu, le coût de liquéfaction transport et regasification ajoute de 6 à 10$/MMBTu soit un coût rendu en Europe d’au moins 7,5-8$/MMBTu

Cette différence est gigantesque et confère aux États-Unis un avantage concurrentiel insurmontable pour l’Europe. Le gaz fixant également le prix de l’électricité.

Le narratif officiel était que les États-Unis devaient compenser au moins partiellement les volumes transitant par Nord Stream et désormais perdus. La Norvège a profité de l’arrêt des flux russes par pipeline pour considérablement augmenter ses livraisons à l’Allemagne tout en calant son prix de vente sur le nouveau prix de marché désormais fixé par les importations marginales de LNG (amenant Bruno Le Maire à se plaindre des prix pratiqués par les américains et surtout par les norvégiens[2], les mêmes norvégiens accusés par Seymour Hersch d’avoir fait sauter Nord Stream avec les américains[3])

Mais si les américains voulaient ainsi fixer le prix du gaz en Europe, ils n’ont jamais eu l’intention d’exporter de gros volumes vers l’Europe mais juste suffisamment pour que leur gaz liquéfié y fixe le prix (4 fois plus cher qu’aux États-Unis). En effet après l’annonce de projets ambitieux de constructions de terminaux de liquéfaction de gaz envisagés pour l’Europe, les permis de construire desdits terminaux ont été annulés par Joe Biden pour d’obscures raisons écologiques[4].

L’objectif des américains n’était donc pas de compenser la perte de gaz russe pour les européens mais de transférer l’industrie du vieux continent vers les États-Unis en profitant du coût de l’énergie désormais 4 fois moins cher en Amérique qu’en Europe.

 

Le vote de la loi IRA a renforcé les incitations fiscales pour les nouveaux investissements industriels aux EE.UU. On observe depuis une explosion des investissements industriels multipliés par 2,5 entre janvier 2021 et juillet 2023, en particuliers des industries européennes gourmandes en énergie ou en gaz (engrais, chimie, plasturgie, etc.). La disparition de pans entiers de l’industrie européenne est inévitable entraînant par contagion d’autres industries clé : sans plasturgie, plus d’industrie automobile par exemple.

 

Si l’Europe pendant longtemps avait résisté à la désindustrialisation rampante en occident, en particulier aux États-unis, la tendance s’est inversée grâce à l’avantage concurrentiel sur l’énergie des États-Unis.

De très nombreuses industries risquent ainsi de plier bagage de l’Europe vers les États-Unis.

 

 

Sans ammoniac, plus d’engrais. Sans plastique, plus d’industrie automobile. Les conséquences en cascades sont innombrables et extrêmement lourdes.

Il est intéressant de noter que cette stratégie américaine a été imaginée depuis au moins 2014. Pour être totalement efficace, il fallait cependant que les États-Unis soient eux-mêmes indépendants énergétiquement. C’est chose faite depuis 2023, grâce à la révolution de la fracturation hydraulique commencée en 2010 :

 

On notera au passage que les énergies renouvelables fournissent à peine 10% de l’énergie totale consommées par les États-Unis.

La guerre en Ukraine aura donc permis sa mise en oeuvre.

Mais pour être totalement efficace, elle a besoin de complices en occident afin que la situation chaotique perdure suffisamment longtemps pour que les industriels européens détournent massivement leurs investissements vers les États-Unis et que cela se traduisent en usines flambant neuves en Amérique. Ce qui devrait prendre de 3 à 5 ans.

On peut donc s’attendre à ce que le conflit ukrainien perdure le plus longtemps possible. Les stratèges de l’OTAN évoquent un conflit gelé à la coréenne.

On comprend dés lors mieux la rhétorique du président Macron qui affirme que la Russie ne doit pas gagner. D’un point de vue militaire, affirmer qu’un adversaire ne doit pas gagner n’a aucun sens et ne définit pas l’état final recherché cher aux militaires. Sauf si l’objectif est de faire perdurer le conflit. Même à très faible intensité. Autrement dit, le conflit doit durer le plus longtemps possible afin de rendre la réparation des tuyaux Nord Stream et leur remise en fonctionnement politiquement impossible.

On comprend donc mieux la rhétorique du président Macron. Et les récentes actions militaires ukrainiennes qui ne visent pas un quelconque objectif militaire mais seulement à faire durer le conflit.

Les États-Unis poursuivent leur stratégie géopolitique, en fonction de leurs priorités et de leurs intérêts économiques.

La guerre en Ukraine s’inscrit pour l’Amérique dans sa volonté de contrecarrer la montée en puissance inexorable du concurrent chinois.

Cette prise de conscience impulsée par D.Trump venait s’opposer frontalement à la politique menée jusqu’alors par le camp démocrate de délocalisation[5] de l’industrie vers la Chine couplée au soutien financier chinois à l’endettement abyssal américain et d’immigration incontrôlée censée alimenter le parti démocrate en électeurs obligés.

1) Cette stratégie a fait long feu : la Chine se détourne de la dette américaine après que les États-Unis ont imposé l’extra-territorialité de leur droit via leur monnaie.

La part productive dans le PIB américain n’a cessé de reculer depuis 2000 et l’entrée de la Chine dans l’OMC impulsée par Joe Biden en personne, poussant certains commentateurs à considérer le PIB américain comme fictif (Emmanuel Todt, "La défaite de l’occident").

 

Conclusion

L’émergence de la Chine permise par la délocalisation de la base productive américaine dans l’empire du milieu a été rendue possible par l’immense réservoir de main d’oeuvre chinoise disponible au début des années 2000.

Mais les chinois ne se sont pas contentés d’être les sous-traitants dociles de l’Amérique, ils ont dépassé le maître en matière industrielle et bientôt scientifique.

Tant que la main d’oeuvre chinoise était abondante, le monde était structurellement déflationniste, permettant des taux d’intérêts anormalement bas en occident. Avec pour conséquence une explosion du secteur financier chargé de gérer ces océans de monnaie et l’émergence d’un secteur de la tech gourmand en cash et in fine peu contributeur au gains de productivité et encore moins à l’emploi américain.

Mais dans un monde redevenu structurellement inflationniste après l’épuisement du réservoir de main d’oeuvre chinois, la remontée des taux assèche les océans de monnaie et rend l’industrie de la finance moins indispensable.

La révolution de la fracturation hydraulique a permis aux États-Unis de redevenir le premier producteur mondial d’énergie fossile et de repasser autosuffisants en 2023.

La guerre en Ukraine permet aux États-Unis de couper l’Allemagne de la source d’énergie bon marché qu’est le gaz russe. Et incitant l’industriel allemande à se délocaliser dans le seul pays d’occident où l’énergie est redevenue abondante et bon marché, les États-Unis.

Les dirigeants du parti démocrate américains renouent par la même avec la classe ouvrière blanche sacrifiée pour le bonheur de la Chine, et de Wall Street entre 2000 et 2024.

Trump, héraut de cette classe blanche ouvrière oubliée, aura donc réveillé l’Amérique et les démocrates mais n’aura peut-être été que leur porte-parole temporaire.

Les États-Unis ont ainsi mis en œuvre une stratégie visant à transférer une partie de l’industrie européenne, en collaboration avec les élites locales européennes, lesquelles ont été considérées comme influencées par certaines considérations idéologiques dans leurs décisions économiques et politiques. Les défis économiques actuels en Europe pourraient inciter les citoyens à demander des réformes ou des changements de leadership.

En attendant, de sérieux troubles sont à prévoir, notamment en raison d’une importante immigration incontrôlée que l’état providence européen ne pourra plus entretenir. Peut-être là l’occasion d’entendre les peuples européens et de mettre un terme à cette anarchie migratoire. À quelque chose, malheur est bon.

Thibaut Quiviger

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[1] Le gaz produit 2 fois moins de co2 par unité d’énergie produite que ne produit le charbon.

[2] lien

[3] lien

[4] lien

[5] A new assessment of the role of offshoring in the decline in US manufacturing employment | World Economic Forum (weforum.org) : lien

13/09/2024

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