L’honneur en dérision... et pourtant, en Ukraine... 

07/03/2022 - 5 min. de lecture

L’honneur en dérision... et pourtant, en Ukraine...  - Cercle K2

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Bertrand Chandouineau est Consultant en stratégie de sécurité et de défense.

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L’honneur en dérision... et pourtant, en Ukraine... 

Je viens de signer une attestation sur l’honneur. Pour trois fois rien : une perte de carte de réduction SNCF. Je viens de mettre mon honneur en jeu pour une simple carte de réduction. Je ne l’aurais pas fait de moi-même, à vrai dire, mais c’est la procédure de réfection de cette carte qui me l’a imposé. Mon honneur a donc été la garantie administrative d’une procédure banale et, pour cette raison, j’ai été administrativement cru. J’en déduis qu’il nous reste un honneur administratif. C’est déjà ça. 

Cela m’a rappelé que nous avions été informés par les medias, il y a quelques semaines, de la parution de la liste de la promotion civile de la Légion d’honneur du 1er janvier. C’est une grande fierté, légitime, pour les récipiendaires. Leur honneur a ainsi été reconnu et la décoration souligne d’émérites services rendus à la France, ce qui n’est pas une mince affaire. À l’honneur administratif précité s’ajoute donc un honneur décoratif. 

Et après ? Reste-t-il un honneur qui ne soit ni administratif ni décoratif ? Quel sens a ce mot aujourd’hui ? Est-ce juste un mot d’ailleurs ? Existe-t-il encore un concept de l’honneur et, si oui, quel sens lui donne-t-on ? Assiste-t-on à son expression la plus claire là-bas, en Ukraine ? 

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Lorsque le Premier consul Napoléon Bonaparte créa la Légion d’honneur le 19 mai 1802, il avait deux objectifs. Le premier était de substituer à l’Ordre royal et militaire de Saint-Louis (au ruban rouge !), ordre de chevalerie supprimé en 1792, une distinction équivalente, de manière à maintenir une récompense visible, comme sous l’Ancien régime, pour des mérites exceptionnels. Le second était de fédérer la Nation, divisée depuis plus de dix années, autour de l’honneur individuel et de l’honneur national, en permettant ainsi à tout militaire comme tout civil d’accéder à cet ordre, quand le précédent ne s’adressait qu’aux officiers des armées du roi. 

L’honneur individuel existait donc. Cet honneur qui faisait que l’on se battait en duel pour le réparer, ou réparer celui d’un père, d’un frère, d’une femme ; celui qui commandait que l’on soit prêt à mourir pour le conserver ; celui qui devait impérativement être préservé, pour ne pas ressentir en soi la honte et en venir à se mépriser lorsqu’il était perdu ; celui qu’il fallait afficher haut et fort, tel celui de François 1er, fait prisonnier après la défaite de Pavie en 1525, écrivant aux grands du royaume de France : "pour mon honneur et celui de ma nation, je choisirai plutôt honnête prison que honteuse fuite". 

L’honneur individuel était une valeur majeure. Face à des situations difficiles et complexes, face à des litiges, face au danger, face à l’ennemi, il était indispensable de préserver son honneur avant tout, que l’on soit paysan ou noble. Tout comme le travail pour les uns ou la naissance pour les autres, l’honneur avait une valeur mais, au contraire des deux autres, il était une vertu, identifiée par tous comme essentielle. Associé au courage, au dépassement de soi, au respect de sa parole et de son engagement, à l’honnêteté naturelle, au refus de la lâcheté et du mensonge, il groupait tant de qualités que le futur empereur des Français en avait fait l’objet de la plus grande reconnaissance. 

Certes, le sens de l’honneur individuel était peut-être parfois mal compris. Subir une humiliation, être trompé par autrui, être insulté, être jugé pour un comportement erroné, en somme "perdre la face", comme l’on commençait à le dire au 19ème siècle, pouvait mener, pensait-on, à la perte de son honneur. La réparation était alors souvent loin d’être honorable, qui passait principalement par la vengeance, sous de multiples formes. Cet honneur-là était sauf, croyait-on, lorsque l’on avait humilié à son tour, trompé à son tour, insulté à son tour ou, pire parfois, lorsque l’on avait mutilé ou assassiné. Il ne s’agissait bien sûr pas alors de réparer son honneur, mais bien de satisfaire un orgueil blessé. 

Honneur ou orgueil : comment distinguer ? Il est des civilisations de l’honneur et des civilisations de l’orgueil. Je ne ferai pas ici la démonstration que tel ou tel peuple est mené par l’honneur quand d’autres sont menés par l’orgueil. Pour faire court, disons que l’honneur est sans doute désintéressé, quand l’orgueil ne l’est sûrement pas. Alors qu’en est-il de cet honneur individuel aujourd’hui, pour nous ? 

L’honneur national, pour sa part, n’est pas la somme des honneurs individuels, bien sûr. Il s’agit plutôt de la manière dont une Nation réagit face aux événements difficiles qu’elle affronte. Cela repose forcément sur l’honneur individuel des gouvernants, qui doit être suivi par un honneur collectif, celui qui fait que la masse des citoyens est majoritairement portée par un engagement désintéressé, au péril de l’intégrité ou même de la vie des individus, dans le sillage des gouvernants. Parfois cependant, cet honneur collectif se retourne contre les dirigeants, lorsque ceux-ci confondent précisément leur honneur avec leur orgueil. 

Dans le conflit qui oppose Russie et Ukraine, certains avanceront que l’honneur national ukrainien s’est oublié depuis 2014 par l’irrespect du protocole de Minsk, et donc de la parole donnée, quand l’honneur national russe a donc été bafoué et se devait d’être réparé. D’autres diront certainement l’inverse. Faut-il chercher à savoir quel est celui des deux belligérants qui a perdu son honneur dans la montée des tensions ayant abouti à ce conflit insensé ? Qu’en est-il aujourd’hui ? 

Depuis quelques jours, l’honneur national ukrainien est quasiment un modèle. Des gouvernants qui restent à leur poste, qui ne fuient pas, qui, en toute humilité, risquent leur vie à mener la guerre eux-mêmes, encourageant des citoyens qui, tous, s’arment, sans expérience ni moyens, pour faire barrage à l’ennemi, voilà ce qu’est sans doute l’honneur national. Cet honneur national que l’on a vu et que l’on voit encore tant de fois se dissoudre lorsque les gouvernants capitulent devant les épreuves, lorsque les citoyens capables de se battre fuient ou abandonnent, en acceptant la soumission, tout en se plaignant de leur misérable sort. 

Qu’en est-il, à l’inverse, de l’honneur national russe depuis le déclenchement de cette guerre ? S’agit-il effectivement d’honneur ou d’orgueil ? L’orgueil national est une réalité moderne. Il s’exprime étonnamment de plus en plus souvent et indistinctement dans les stades de football comme dans les conflits économiques ou militaires les plus radicaux. Sous le prétexte de préserver l’honneur de la Russie, ses dirigeants ne développent-ils pas plutôt en ce moment un immense orgueil individuel, en perdant le sens de l’honneur ? L’honneur national des citoyens russes s’élèvera-t-il alors dans les semaines ou les mois qui viennent contre l’orgueil de leurs dirigeants ? 

*** 

L’honneur est désintéressé, par essence, quand l’orgueil est le plus souvent guidé par l’intérêt. Qu’il soit individuel ou national, il en est de même. Mais alors ? 

Parlons d’honneur comme il se doit. Inculquons à nos enfants ce que cette notion représente vraiment, au sens individuel comme collectif. Posons-nous nous-mêmes la question de savoir jusqu’où nous irions pour préserver notre honneur, comme certains le font aux franges de l’Europe occidentale en ce moment. Ne confondons pas la générosité, la tolérance, la bienveillance, ces qualités sincères, avec l’honneur, qui est au-delà. Ne confondons pas non plus honneur et orgueil. Et surtout, ne tournons pas en dérision ce mot : honneur. 

Si je pense très sérieusement qu’il faut conserver l’ordre de la Légion d’honneur, je propose en revanche, très sérieusement, d’abandonner le concept d’attestation sur l’honneur. Créons une commission interministérielle, un groupe de travail parlementaire, un comité ad hoc de manière à étudier une autre dénomination, sauf... 

... sauf si l’honneur redevenait une vertu essentielle pour nous tous, évidemment. 

Bertrand Chandouineau

07/03/2022

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