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Francis Beau est Docteur en Sciences de l'information et de la Communication & Chercheur indépendant.
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L’histoire contemporaine nous donne à voir plusieurs variantes de la relation entre le nombre et l’unité dans l’évolution des systèmes politiques. Ces différentes approches peuvent nous aider à réfléchir aux grands principes de notre ordre républicain lentement mûri depuis la Révolution française. S’il convient sans aucun doute d’en maintenir les fondements, il faut inévitablement en adapter les pratiques à cette société de l’information émergente qui caractérise, dit-on, notre siècle naissant.
L’unité, en démocratie, c’est l’individu, soit un sujet à qui il incombe de porter l’action publique. Le nombre, en revanche, c’est le collectif, soit un objet sur lequel porte l’action. Le nombre est numérique : il se compte ou se calcule. L’unité, quant à elle, est analogique : elle se pense ou s’imagine, et se discute.
La prise en compte de ce rapport entre collectif et individu dans nos sociétés modernes a pu revêtir différentes formes. Une première approche est celle du communisme ou du collectivisme qui, comme son nom l’indique, place le collectif ou le nombre au-dessus de tout, en ignorant l’individu ou l’unité. Le nombre est ainsi privé de l’unité qui lui donne tout son sens et ce collectivisme "insensé", fondé sur la toute-puissance du collectif, écrase l’individu en le privant de toute liberté d’action. Cette approche bien peu démocratique, qui accorde au collectif le statut de sujet menant l’action publique dont l’individu devient l’objet, n’est à l’évidence pas satisfaisante.
Une autre approche est celle du socialisme ou de la démocratie sociale qui, à l’inverse de la première bien que très proche de celle-ci dans ses fondements idéologiques, place l’individu ou l’unité au-dessus de tout en repoussant le collectif ou le nombre. L’unité est ainsi privée du nombre qui lui donne toute sa consistance ou sa valeur, et cet humanisme "dévalué", fondé sur la toute-puissance de l’individu, efface le collectif qui disparaît de la scène. Pas plus que la première, cette seconde approche, qui fait perdre à l’action publique son objet, n’est vraiment satisfaisante. Elle connaît dès lors deux dérives.
La première dérive est celle du communautarisme. Elle ne mise plus sur l’individu, mais s’efforce de casser la toute-puissance du collectif en fabricant de multiples minorités. Des groupes d’individus forment alors de nouvelles unités factices auxquelles le nombre ne donne qu’une faible consistance ou une valeur factice qui dessert tout autant le collectif que l’individu. La profonde transformation de notre société, passée en quelques décennies d’une Nation soudée par les valeurs d’une république une et indivisible, à cet "archipel d’îles s’ignorant les unes les autres", que Jérôme Fourquet explore avec précision dans un ouvrage récent remarqué, suffit à illustrer magistralement cette première dérive de l’approche social-démocrate.
La deuxième dérive est celle de l’autoritarisme qui mise sur le nombre ou le collectif pour faire de l’unité ou de l’individu une valeur négligeable. L’individu ainsi dévalorisé est dépossédé de son libre arbitre et manipulable à loisir par un pouvoir grisé de son emprise sur l’individu, entretenue grâce au poids du collectif dont il s’arroge l’autorité. Le glissement actuel de notre démocratie dans l’état d’urgence sanitaire, qui s’appuie sur une infantilisation de l’individu en l’hypnotisant avec des nombres sans se référer à des unités valables, donne une illustration parfaite de cette deuxième dérive. L’unité n’y est plus en effet l’individu, ce sujet bien vivant, acteur à part entière de la vie de la cité, mais un mort en puissance dont on ne décompte que l’ultime et fatal aboutissement. Des techniques de modélisation mathématique viennent à l’appui du collectif ainsi dévoyé, en dramatisant chaque jour un peu plus afin d’ôter à l’individu tout espoir de s’émanciper en faisant appel à ses propres capacités de jugement. Celles-ci sont en effet annihilées par une peur délibérément entretenue grâce à une loi des grands nombres érigée en règle absolue souvent plus morale que scientifique. Cette dernière, associée au triptyque "émotion, culpabilisation, infantilisation" conduit imperceptiblement un peuple devenu incroyablement docile vers une forme douce de dictature orwellienne apparemment consentie bien qu’humainement inacceptable.
Il existe une troisième voie, qui est celle de la république (res publica, la chose publique), qui fait du nombre (le collectif) sur lequel porte l’action publique, un objet d’action prioritaire, et de l’unité (l’individu) qui porte cette action, un sujet, acteur majeur de la démocratie, redonnant ainsi au peuple toute son autorité. L’unité, l’individu ou la personne y intervient en tant que sujet moral, tandis que le nombre, le collectif ou la chose publique y est impliquée en tant qu’objet physique. C’est cette troisième voie que l’ordre républicain issu de notre histoire post-révolutionnaire mouvementée a peu à peu réussi à stabiliser tant bien que mal dans nos institutions. C’est elle qu’il nous faut retrouver au plus vite si on veut enrayer cet effroyable engrenage, dont la progression nous menace chaque jour un peu plus dans un mouvement de balancier mortifère entre totalitarisme déshumanisant, individualisme désocialisant et communautarisme destructeur.
Pour éviter ce destin funeste et engager notre siècle dans cette troisième voie, il faut, je crois, entendre cette relation entre collectif et individu, comme l’établissement d’un dialogue permanent et fluide entre des intelligences artificielles qui se nourrissent de données massives pour leur apporter de la consistance par le calcul, et des intelligences humaines qui perçoivent ces données avec discernement pour concevoir de la connaissance et produire les savoirs utiles à l’action collective. Ce dialogue est celui qu’il faut assurer entre le nombre (ou la chose publique) dont se nourrit l’échange, et l’unité (ou la personne publique) qui l’anime. L’action publique doit pouvoir vivre de ce dialogue permanent et l’animer, grâce à la mise en œuvre de véritables systèmes d’information et de communication fondés, bien entendu sur ces technologies numériques qui transforment en profondeur nos sociétés modernes, mais aussi et surtout sur les humanités (les sciences humaines) qui, comme la pensée et la langue qui la porte, sont analogiques.
Ce dialogue doit en effet être triple. C’est tout d’abord celui des machines entre elles, qui progresse avec vigueur grâce à l’intelligence artificielle, les ontologies informatiques et la sémantique associée. C’est ensuite celui des métiers entre eux sans lequel il n’est point de sémantique partagée, mais que leur extrême sophistication rend de plus en plus complexe. Mais c’est aussi et peut-être avant tout, le dialogue des métiers avec la technologie, qui implique des efforts particuliers d’organisation et de formation associée. Ces derniers reposent sur un socle de compétences nouvelles et originales qui doivent enfin accorder la priorité à une méthodologie analogique clairement innovante, plutôt qu’à la technologie numérique déjà en situation d’hégémonie dans le monde actuel des systèmes d’information.
Avec pour ambition de faciliter ce triple dialogue associant numérique et analogique, nombre et unité ou collectif et individu, des travaux récents en sciences de l’information et de la communication, branche universitaire des sciences humaines et sociales, montrent que de tels systèmes d’information peuvent être développés en se libérant du carcan des technologies informatiques, sans toutefois se priver de leur puissant soutien. Conçus à l’image d’une mémoire collective, ces systèmes prennent pour modèle notre mémoire individuelle qui utilise le calcul et le nombre au service de nos actions réflexes aussi bien que la pensée et l’unité au service de nos actions réfléchies.
06/04/2021