De la donnée au savoir, l’information au service de l’art de gouverner

18/12/2021 - 8 min. de lecture

De la donnée au savoir, l’information au service de l’art de gouverner - Cercle K2

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Francis Beau est Docteur en Sciences de l'information et de la Communication & Chercheur indépendant.

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Cette tribune s’inscrit dans une série de réflexions sur la république et l’information, dont les trois premiers épisodes nous invitaient à considérer : (1) le nombre et l’unité dans un ordre républicain redonnant à l’État une autorité nouvelle qui, associée à la maturité démocratique d’une saine relation entre collectif et individu, dans une société de l’information en gestation (2), redonnerait enfin au verbe politique tout son sens en s’appuyant sur (3) une nouvelle grammaire cybernétique. En démocratie, ce lien fondamental pour l’ordre républicain entre nombre et unité ne peut pas, en effet, se contenter de ces automatismes réflexes que le traitement des données de masse, associé à une artificialisation de l’intelligence, apporte au stratège pour décider dans l’urgence. Dans une société de l’information digne de ce nom, l’exercice d’une intelligence collective doit pouvoir en particulier s’appuyer sur l’universalité d’un langage commun à la fois sobre et précis, dont le sens nécessairement commun peut être entendu et accepté par tous. Sens commun, intuition collective et valeurs républicaines, apparaissent dès lors, avec l’information, au cœur d’un dispositif éminemment politique dont le quatrième épisode de la série évoquée plus haut s’est dernièrement proposé de décrire l’organisation rigoureuse (4). Dans ce dispositif, l’information apparaît comme un processus de mise en forme, transcendant données de masse et savoir universel, pour élever l’action publique à la hauteur de cette Cause souveraine désignée par un ordre républicain soucieux de s’adapter à l’ère de l’information.

Le processus de mise en forme des savoirs auquel nous nous intéressons est en tous points semblable à celui sur lequel repose le fonctionnement cognitif de nos mémoires individuelles, allant de la perception des faits à la production d’un savoir subjectif, en passant par la connaissance objective qui intègre les sensations externes de l’objet commun observé[1]. La fonction cognitive s’empare dans un premier temps de ces perceptions pour déclencher des actions réflexes, ou bien pour les mémoriser et produire des savoir-faire. Elle sélectionne ensuite celles qui répondent au besoin de sens que la raison commande en initiant la mise en forme d’une pensée portée par la langue désignant l’objet commun observé. C’est un processus cognitif (schéma ci-dessous), fondé sur la raison associée à la relation de cause à effet qui permet de formuler par inférence un jugement sur le caractère commun des objets offerts à la connaissance, pour établir un savoir[2]. L’action déterminée par la subjectivité de ce savoir qui l’éclaire, se trouve ainsi légitimée par l’objectivité de la raison qui la cause[3].

 

Le processus cognitif dans une mémoire collective / (individuelle)

 

Ce n’est qu’en parcourant l’ensemble de ce processus de mise en forme, pour atteindre cette intuition collective procédant du sens commun, que l’information de documentation (étymologiquement une information qui enseigne) peut transcender le formalisme quasi mathématique du rapport entre collectif et individu ou entre données de masse et savoir universel, pour nous faire entrer enfin de plain-pied dans une véritable société de l’information démocratique garantissant l’autorité de l’État, la souveraineté populaire et la solidarité nationale. Les valeurs républicaines d’autorité, de souveraineté et de solidarité y seront d’autant plus fortes que les ratios valeurs individuelles sur valeurs collectives seront élevés, soit, à valeurs collectives constantes, que seront grandes les valeurs individuelles de responsabilité, de liberté et d’identité (schéma 4 ci-dessous).

 

Information et Valeurs républicaines

 

L’ordre républicain ainsi envisagé contribue à l’instauration d’un véritable sens de l’État, en reliant le nombre à l’unité puis le collectif à l’individu, dans un dialogue permanent, alliant calcul et pensée, donc réactivité et réflexion, afin de donner toute sa force au nombre en assurant l’unité d’action du groupe. Traitement des données et universalité du savoir s’y associent pour l’exploitation de l’information, comme objet et sujet pour l’action, confiance et responsabilité pour l’autorité, sécurité et liberté pour la souveraineté ou égalité et identité pour la solidarité. Le dialogue est assuré par l’adoption de ce langage universel qui est celui de l’action, ou de la rationalité puis de la raison, comme celui de l’autorité, de la souveraineté ou de la solidarité, mais aussi celui d’un grand système d’information documentaire conçu à l’échelle de la Cité pour servir la politique ou l’art de gouverner.

La recherche en sciences de l’information et de la communication doit être, à l’évidence, en mesure de concevoir un tel système afin de le mettre à la disposition de l’art de gouverner. Privée du sens que lui donne la raison, la "cybernétique" actuellement à la manœuvre dans un océan de données qui peinent à se transformer en savoir pour mériter le statut d’informations, s’est en effet coupée de son étymologie (l’art de gouverner), pour se perdre dans une gouvernance numérique proprement insensée, alors que paradoxalement, elle occupe désormais une part de plus en plus grande de l’espace médiatique, sanitaire, économique, administratif et donc politique dans lequel évoluent nos démocraties modernes.

Le nouvel ordre républicain réclame donc un recours à l’information qui ne se limite pas au calcul s’appliquant aux nombres ou au collectif, mais doit s’étendre à la pensée pratiquée par des unités ou des individus. Les prises de décision collectives enclenchent des actions de la part d’individus, personnes physiques ou morales, sujets au sens de la grammaire, portant l’action publique, comme au sens de la politique, soumis à l’autorité souveraine du peuple. Elles ne peuvent pas se contenter des automatismes que nous propose "l’épistémologie des Big data" visant "à automatiser les prises de décision et, par là même, les actions des individus"[5].

L’ordre républicain régissant notre société de l’information doit en particulier s’intéresser à l’organisation de notre maison commune (l’économie[6]) désormais envahie par la cybernétique. Lorsque des grands groupes rivalisent avec les États en s’appropriant progressivement des domaines clés de leur souveraineté (émission monétaire, recherche médicale, conquête de l’espace, etc.) auparavant réservés à la puissance publique, les intérêts particuliers prennent le pas sur l’intérêt général et la Chose publique perd son statut de Cause souveraine qui donnait tout son sens à l’action politique. Le lien entre confiance et responsabilité qui fonde l’autorité se trouve alors rompu, comme celui entre individu et collectif qui fonde la raison, celui entre sécurité et liberté qui fonde la souveraineté, ou encore celui entre égalité et identité qui fonde la solidarité, en même temps que celui entre savoir et données qui fonde l’information.

Dans l’ordre républicain à promouvoir, la Chose publique, Valeur souveraine, n’est pas un simple objet soumis à l’action d’un sujet, mais l’objectif vers lequel doit tendre l’action exprimée par le verbe, qu’elle légitime en se faisant raison ou Cause souveraine à laquelle toute action publique doit être assujettie pour que l’objet collectif lui soit confié. La grammaire cybernétique proposée dans une tribune précédente[7], est réduite à sa plus simple expression limitée à la distribution rigoureuse des rôles entre sujet, verbe et objet. Elle a bien pour principale vertu, au-delà de sa participation à la conception d’un grand système d’information documentaire, de proposer en même temps au discours politique, un véritable langage de raison. Celui-ci est en effet susceptible de venir en aide à une politique dont les repères, confrontés à de multiples crises économiques, sociales, et désormais sanitaires, semblent sombrer dans un océan de données sans grand lien avec l’universalité du savoir.

Ce souci qu’il me semble légitime de considérer comme désormais vital pour la démocratie, rejoint assez naturellement un des objectifs fixés récemment par le président de la République à une commission baptisée Les Lumières à l'ère numérique, qui, "pour penser l'espace de débat commun de notre démocratie", vise entre autres choses, à "proposer de nouveaux espaces communs de la démocratie, de la citoyenneté, du collectif qui puissent trouver leur place dans le monde numérique, donner du sens à des citoyens isolés"[8]. Sans nécessairement suivre les détracteurs de cette commission qui l’accusent de vouloir établir une sorte de "ministère de la Vérité", la formulation de cet objectif qui accrédite cette idée de la prééminence d’un "monde numérique" dans lequel de "nouveaux espaces communs de démocratie et de citoyenneté" n’auraient plus qu’à "trouver leur place", ne laisse cependant rien présager de très positif.

Le traitement actuel de la crise sanitaire vient confirmer ce risque d’inversion des valeurs qui voudrait voir les Lumières s’adapter à un monde numérique imposé, là où ce devrait être aux technologies numériques de s’adapter à "l’ère" des Lumières, ou à un "monde" façonné par l’esprit des Lumières. L’épidémiologie préventive et les techniques de modélisation probabiliste mises en œuvre pour lutter contre le SARS-CoV-2 sont les premiers symptômes de cette inversion des valeurs. Sous la tutelle "d’autorités" de santé obsédées par le nombre ou les chiffres, les dites Lumières semblent en effet n’éclairer que très faiblement un monde développé s’empêtrant depuis bientôt deux ans dans une crise sans précédents dont les conséquences pour les grandes valeurs républicaines évoquées précédemment, semblent préoccupantes. La responsabilité individuelle si essentielle en politique s’efface en effet peu à peu devant une confiance collective aveuglée par une science réduite aux études randomisées et au calcul statistique, dont l’autorité se substitue à celle de l’État, pourtant seul dépositaire de la souveraineté populaire. L’autorité de l’État se perd dès lors dans une sorte d’autoritarisme du nombre s’appuyant sur des algorithmes gavés de méga-données, et des intelligences artificiellement conçues à grand renfort de technologies toujours plus sophistiquées, mais plus rarement pertinentes.

Dans une prochaine tribune, je tenterai d’indiquer comment la confusion permanente entre sujet individuel agissant et objet collectif "virtuel" peut être à l’origine d’un tel désordre républicain, au cœur même de cet espace d’information et de communication mondial consacré sous le nom de cyberespace.

Francis Beau

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[1] "Sens commun, intuition collective et Valeurs républicaine, l’information au cœur de la relation entre collectif et individus", Tribune K2, Cercle K2, 24/11/2021 (schéma de la construction du sens dans la mémoire individuelle).

[2] "La relation entre collectif et individu dans une société de l’information en gestation", Tribune K2, Cercle K2, 22/09/2021.

[3] "Une nouvelle grammaire cybernétique au service de la politique", Tribune K2, Cercle K2, 25/10/2021.

[4] Tableau extrait de "Sens commun, intuition collective et Valeurs républicaine, l’information au cœur de la relation entre collectif et individus", Tribune K2, Cercle K2, 24/11/2021.

[5] Éric Sadin, La Vie algorithmique. Critique de la raison numérique, Paris, L'Échappée, 2015.

[6] Notre maison (oïkos, qui a donné éco) et son organisation ou la loi (nomós) qui l’administre.

[7] "Une nouvelle grammaire cybernétique au service de la politique", Tribune K2, Cercle K2, 25/10/2021

[8] "Les Lumières à l'ère numérique" : lancement de la Commission Bronner, www.elysee.fr/Actualités, 29/09/2021.

18/12/2021

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