Entretien avec Célimène Daudet pour la sortie de son album "Messe Noire"
19/04/2020 - 5 min. de lecture
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Célimène Daudet est une pianiste internationale qui se produit sur de nombreuses scènes prestigieuses en France et à l'étranger dans des salles comme le Carnegie Hall de New York, la Philharmonie de Paris, les Philharmonies de Ninji et de Rostov en Russie. Elle a fondé le Haiti Piano Project et est Franco British Young Leaders.
Entretien avec Célimène Daudet pour la sortie de son album "Messe Noire"
Comment naît un programme de disque ?
Il y a des œuvres qui semblent parfois se répondre, comme si elles entraient en résonance, par delà les époques, les styles et les esthétiques. Une correspondance quasi mystique nous invitant sur le chemin d'un voyage. C'est avec le temps que se construit un programme de disque. Vivre des années avec des œuvres, les laisser reposer, les retrouver avec une oreille neuve permet peu à peu de construire un programme personnel.
Pourquoi avoir choisi de mettre en regard Franz Liszt et Alexandre Scriabine ?
Il s'agit sur ce disque de mettre en regard plus spécifiquement les œuvres de la fin de la vie de ces deux compositeurs, qui ne se sont pas connus, n'ont pas vécu à la même époque et ne sont pas issus d'une culture commune et pourtant...Réunir le « dernier Liszt » et le « dernier Scriabine » sur un même disque m'est apparu comme une évidence. Ils ont pour moi en commun cette capacité merveilleusement indescriptible de donner à entendre le mystère, de créer des mondes sonores uniques, d'explorer encore et encore, d'innover toujours comme pour repousser les limites d'une certaine finitude...
Comment définir cette notion de « mystère » en musique ?
Je dirais comment décrire la notion de mystère de manière générale ! C'est vraiment une question de perception profonde et intime. Où la musique nous emmène-t-elle ? Et encore une fois acceptons-nous de ne pas tout comprendre d'un point de vue intellectuel ou rationnel ? Le mystère de la musique nous invite à accepter l'incertitude et d'y voir alors une certaine poésie.
Du point de vue plus technique et compositionnel, Liszt et Scriabine questionnent tous deux le langage harmonique : le chromatisme exacerbé chez l'un et chez l'autre, jusqu'à l'excès, jusqu'à la mort du chromatisme lui-même, l'éloignement de la tonalité et aussi cet « accord mystique » de Scriabine dont il est l'inventeur et qui hante la plupart de ses dernières œuvres. J'aime l'idée que d'accepter de nous perdre dans cette exploration hors de toute forme, échappant à toute règle. Et pour l'auditeur, il faudra sûrement accepter cette sensation d'errance presque hypnotique face à ces musiques de l'extrême. En ce sens le disque a comme atout de pouvoir être écouté et ré-écouté et nous permet ainsi une réelle plongée dans un univers.
Pourquoi ce titre « Messe Noire » ?
Il est emprunté au sous-titre de la 9ème sonate de Scriabine surnommée ainsi. Il est évidemment frappant et fort et peut aussi rappeler un univers plus proche du rituel satanique et de la sorcellerie. Chez Scriabine il y a souvent cette référence au divin ou au contraire à une certaine forme de satanisme et de vision malsaine et radicale du monde. En réalité, je ressens surtout dans ce titre un certain lien avec le monde de la nuit, des ombres, de la mort...
Le mystère et la singularité qui émanent des dernières œuvres de Scriabine nous ouvrent en quelque sorte les portes d'un autre monde, peut-être même d'un au-delà...
Quant à Franz Liszt, à la fin de sa vie, il nous invite aussi, dans un ultime pélerinage, à entrer dans un univers intriguant, énigmatique et fondamentalement nouveau et révolutionnaire.
Tous deux dans un dernier élan, au crépuscule de leur vie, parviennent à inventer encore, à créer des ponts vers la « modernité », car, plus que novateurs, ils sont visionnaires !
Comment concevez-vous justement ce chef d'oeuvre qu'est cette 9ème sonate de Scriabine ?
Cette sonate « Messe Noire » de Scriabine est vraiment la pièce centrale de ce programme car elle symbolise peut-être de manière exacerbée cette dualité entre obscurité terrifiante, diabolique et éblouissante extase. Le sous-titre de cette 9ème sonate opus 68 n'est pas de Scriabine mais il évoque parfaitement l'épopée sombre et démoniaque qui s'annonce, dans cette pièce en un seul mouvement, ramassée et en constante métamorphose. Ainsi le caractère « légendaire » donné au début de la sonate se transforme imperceptiblement en vibration ténébreuse aux accents perfides. La sensualité qui émerge devient peu à peu enivrante et ensorcelante, « avec une douceur de plus en plus caressante et empoisonnée ». Cette messe noire, plus que l'évocation d'un rituel magique ou satanique, pourrait rappeler l'état d'un rêveur en proie à des visions fantastiques, assailli par des forces démoniaques. Scriabine nous emmène là vers des régions inconnues où il ne s'agit plus vraiment de piano mais d'atmosphères étranges, de climats extrêmes, de parfums intenses et entêtants et d'élans fantasques et envoûtants.
Pouvez-vous nous dire quelques mots des autres œuvres qui composent ce disque et qui seront sans doute pour de nombreux auditeurs une découverte ?
Je commencerais volontiers par vous parler d'une pièce extrêmement étrange et moderne pour l'époque : il s'agit des « Nuages gris » de Liszt où l'impressionnisme précoce et la radicalité de deux pages aussi brèves que dénudées nous laissent désarmés et intrigués. Peut-être pouvons-nous tenter l'expérience de nous laisser aller à ce monde nouveau qui apparaît...
Les 5 préludes opus 74 de Scriabine sont eux aussi fugaces, comme des esquisses dans lesquels les notions de mélodie, d'harmonie, de timbres sont totalement désagrégées. Scriabine, mort prématurément, signe là ses toutes dernières pages. Pressentait-il sa fin si proche pour écrire autant de souffrance, de douleur et d'angoisse ?
Cette couleur sombre traverse indéniablement tout ce programme, elle évoque la mort, la fatalité. Mais si l'inquiétude et le questionnement sont toujours présents, il y a aussi une aspiration vers l'extase, une ferveur, une lumière qui élève, un appel.
Et c'est justement cette dualité fascinante que j'ai aimé découvrir.
Il pourrait sembler vain de mettre des mots sur la musique, mais peut-être peut-on entendre dans La lugubre gondole le pressentiment de la mort (celle de Wagner, car l'oeuvre a été esquissée à Venise quelques semaines avant sa disparition) dans un balancement funeste tout autant que la douceur d'une tendre rêverie. Puis chez Scriabine, le désir et la vanité des désirs dans son Poème-nocturne et dans les deux poèmes opus 71, ou encore l'obscurité la plus glaçante et souterraine évoluant vers l'extase et la transfiguration dans son fascinant poème « Vers la flamme ».
Et le rythme implacable et funèbre de La Notte de Liszt laisse soudainement place au doux souvenir des temps heureux et amoureux. Les tourments et les angoisses d'une nuit sans fin dans l'énigmatique Schlafflos de Liszt trouvent enfin apaisement et quiétude après un silence étouffant, toujours dans cette dualité de la noirceur et de la lumière. Et puis la Bagatelle sans tonalité joue aves les tritons, bref et visionnaire écho des Mephisto-Valses où l'on voit passer l'ombre d'un diable rieur...
L'univers de Scriabine semble être totalement à part dans l'histoire de la musique, est-ce le cas ?
C'est tout à fait le cas. Il semble n'avoir eu ni véritable maître, ni disciple même si ses premières œuvres sont très inspirées de l'univers de Frédéric Chopin. Mais son langage a très vite évolué vers quelque chose de totalement nouveau, extrême et singulier, ne faisant référence à aucun autre univers artistique. Il avait par exemple le fantasme d'écrire une œuvre d'art total mêlant couleur, sons, texte etc... Il avait aussi le don de synesthésie et pour lui chaque son correspondait à une couleur, lui ouvrant ainsi un monde créatif infini.
Il est aussi très intéressant de lire ses carnets qui ont été édités il y a quelques années qui aident à mieux saisir cette personnalité étrange et complexe.
Voici pour conclure une phrase extraite de son journal, qui, me semble-t-il, correspond assez bien à l'univers du disque :
« Ici-bas je ne suis pas chez moi. Mais je perçois des appels, j'entrevois un univers sublime d'esprits ».
19/04/2020