[Groupe K2] Mer et sécurité alimentaire - Entretien avec Sébastien Abis
01/05/2024 - 11 min. de lecture
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Sébastien Abis est directeur général, Club DEMETER et chercheur associé à l'IRIS. Il est également l'auteur de "Géopolitique de la mer" (co-écrit avec Julia Tasse) aux éditions Eyrolles.
Mer et sécurité alimentaire
Entretien réalisé par Marie Scotto, chargée de relations publiques au centre d'études stratégiques de la Marine (CESM), dans le cadre du rapport K2 "Marine et société civile".
Marie Scotto : Vous avez organisé lors du dernier Salon de l’Agriculture une conférence entre le ministre de l’Agriculture et le chef d’état-major de la Marine. Mais alors, quel rôle pour la Marine nationale dans la sécurité alimentaire ?
Sébastien Abis : Le 1er mars 2023, nous avons organisé avec la Marine nationale, et plus précisément le centre d’études stratégiques de la Marine, un forum sur le double réarmement agricole et naval, dans le cadre du partenariat entre le Club DEMETER et ces derniers. C’est la première fois que la Marine nationale débarquait aussi lourdement au Salon international de l’Agriculture de Paris ! Le chef d’état-major de la Marine, l’amiral Vandier, était présent, et nous avons eu deux heures de discussions importantes. Celles-ci ont rappelé que la Marine, dans ses différentes missions, contribue à favoriser une liberté de navigation en mer, évidemment pour tous les navires à caractère commercial et économique également. 80% des volumes des produits agricoles et alimentaires prennent la mer dans leurs voyages internationaux. Donc concernant le commerce agricole, l’offre et la demande en produits alimentaires sur la planète, les échanges se font par la mer, à l’exemple du commerce en général. Évidemment, il faut que ce commerce maritime alimentaire puisse se passer dans les meilleures conditions possibles, et la Marine nationale, par ses prérogatives en France et les missions qui lui sont conférées au niveau de l’ État, remplit une fonction assurément stratégique, pour à la fois ce qui sort de France et qui part vers les marchés mondiaux, mais aussi ce qui doit arriver en France, en métropole ou dans les Outre-mer et qui permet de construire la sécurité alimentaire, les approvisionnements alimentaires, pour les différentes populations.
M. S. : Le contenu de nos assiettes intéresse de plus en plus, depuis le Brexit, la pandémie de la Covid-19, ou avec l’émergence des débats autour de certains produits phytosanitaires. Quelle stratégie pour les produits de la mer ?
S. A. : Ce qui est certain, c’est que la France, évidemment par la mer, a une relation intime quand il s’agit de raisonner sur les questions agricoles et alimentaires. D’abord, un mot sur nos territoires ultramarins. Ils ont la particularité, pour la plupart d’entre eux, d’être insulaires et on sait que les approvisionnements d’une île sont toujours un peu spécifiques. Nos territoires ultra-marins et insulaires ont notamment des dépendances alimentaires importantes, ne pouvant pas tout produire du fait de leur géographie particulière, l’agriculture répondant à des réalités géographiques. Donc un certain nombre de produits consommés dans nos territoires ultramarins viennent de l’extérieur, parfois de métropole, parfois d’autres pays fournisseurs dans le monde. Il est important que la mer et les interactions entre la mer et la terre, avec les systèmes portuaires, les infrastructures qui permettent la fluidité de ces flux, puissent être toujours pensées, renforcées, soutenues, modernisées, et évidemment il faut en tenir compte. Les territoires ultramarins sont également producteurs de certains produits agricoles et alimentaires et les exportent vers la métropole. Prenons l’exemple peut être caricatural mais emblématique, parce qu’il a une dimension économique et une dimension alimentaire importante, de la banane des Antilles. La banane est le premier fruit consommé en France. Certes, c’est une banane française, évidemment, mais elle vient de très loin, et c’est grâce à nos producteurs de Martinique et de Guadeloupe que la banane est française, tricolore, arrivant depuis les Antilles au port de Dunkerque pour ensuite prendre les routes commerciales de l’Hexagone, qui en fait son fruit préféré. On a aussi d’autres productions ultramarines, évidemment, qui viennent sur le marché mondial, qui viennent vers la métropole. La métropole française elle-même a ce besoin de l’interaction terre-mer, pour nos exportations, nos importations, et c’est là qu’on voit qu’on a toute une dimension, un continuum terre-mer à penser. Cela fonctionne bien en France, on a des façades océaniques importantes, des ports de qualité. Les grands ports agricoles et alimentaires français sont connus : Dunkerque, Rouen et bien évidemment HAROPA sur la façade du nord. Ensuite, vous avez la Palisse-La Rochelle, qui est un grand port de matières premières agricoles. On pourrait ajouter Marseille, au sud, qui fait des flux conséquents sur un certain nombre de productions. Donc nous avons évidemment à avoir à l’esprit tous ces éléments, et peut-être de garder en tête que ces flux maritimes ne sont pas un point de fragilité. Au contraire, c’est un point de sécurisation supplémentaire parce qu’il y a des productions consommées en France qui ne viennent pas de métropole. C’est la mer qui nous les apporte et répond aux attentes des consommateurs, et on sait qu’il est très difficile de déshabituer des consommateurs à avoir des produits qui viennent des quatre coins du monde, y compris peut-être même des territoires ultramarins. Donc la mer apporte un complément de sécurité, un complément d’offre. En même temps, la mer est un moyen pour l’agriculture française de rayonner dans le monde et d’avoir accès à des marchés. Un certain nombre de consommateurs, clients des productions françaises, attendent nos récoltes, attendent nos productions, attendent parfois nos produits et nos aliments transformés, et tout cela s’exprime grâce à la voie océanique qui relie, qui connecte l’offre et la demande.
M. S. : Entre 15 et 20 % des poissons pêchés résultent d’une activité illicite. Quelle réponse européenne à la surpêche et criminalité en mer ?
S. A. : La question de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée est un sujet absolument stratégique, méconnu souvent. On sait qu’un certain nombre de captures de pêche dans le monde se font en dehors des clous, et c’est vrai que l’Europe, la France, ont des engagements forts pour lutter contre ces captures illégales et l’entrée sur les zones de commercialisation d’un certain nombre de poissons qui ne devraient pas être là et sont donc suspects, ne présentant pas de risque sanitaires mais en tout cas un risque moral, un risque éthique, un risque environnemental qu’un certain nombre de consommateurs regardent de plus en plus près. Il est évident que l’Europe doit continuer de muscler son armature juridique, son armature sécuritaire, son armature logistique pour être en capacité d’identifier ces flux, de tracer les filières qui contournent les règles que nous nous fixons et évidemment de faire en sorte que ces poissons qui ne viennent pas d’une pêche autorisée, légale et réglementée, n’entrent pas sur les marchés de consommation en Europe, cela va sans dire. Est-ce que l’Europe a une capacité d’inspiration à l’échelle internationale ? Sans doute, comme dans de nombreux domaines, l’Europe est capable par ses normes, sa vision stratégique d’un certain nombre d’enjeux où elle combine économie, société, environnement, d’inspirer des réglementations sur la planète. On sait qu’il y a énormément de captures illégales qui se font dans des eaux non européennes, et dans des zones internationales où l’Europe n’est pas aussi dominante, influente, et donc il faut convaincre un certain nombre de pays dans le monde d’être vigilants là-dessus. Le premier argument est toujours de remettre en perspective l’appartenance de certaines ressources. Il y a des ressources halieutiques qui sont aujourd’hui captées dans les eaux souveraines de certains pays par des acteurs qui s‘affranchissent des règles internationales et des frontières maritimes et qui le font sans se soucier des réactions que cela pourrait susciter dans le pays qui serait concerné parce que le pays est faible, parce que le pays n’a pas la capacité de savoir ou d’observer ces captures illicites. C’est un peu la loi du plus fort qui domine, comme souvent en mer et quand c’est loin du rivage, évidemment, les regards se détournent et ne sont pas forcément très polarisés. Donc évidemment il faut pouvoir convaincre ces pays de mettre en place des moyens de détection, de télédétection, de surveillance, sans doute avec des dispositifs multilatéraux, multisectoriels. Mais pour faire en sorte aussi de protéger leur propre ressource et donc leur souveraineté alimentaire. Beaucoup de poissons sont déterminants dans la sécurité alimentaire de certaines populations, donc c’est sûr que si on vide les eaux souveraines de certains pays des poissons qui contribuent à amenuiser leur dépendance alimentaire, cela ne fera qu’amplifier la dépendance de ces pays envers les marchés mondiaux et leur très grande insécurité alimentaire structurante. Donc il faut que l’Europe continue à faire ce qu’elle fait pour elle-même, il faut qu’elle puisse avoir une dimension inspirationnelle envers le reste du monde et en même temps comprendre qu’elle devra avoir une vision globale de ce sujet, très stratégique, très opérationnelle, très économique, très sécuritaire. Pour le dire autrement de lutter contre la pêche INN en ayant une vision très géopolitique de ce sujet et ne pas projeter l’idée d’un océan aquarium à protéger. Cette vision est un peu lestée d’angélisme européen qui met l’accent sur la biodiversité, sur des valeurs qui sont certes très importantes, mais qui ne sont pas forcément dans l’agenda stratégique d’autres puissances et d’autres acteurs. C’est pour ça qu’il faut une vision géopolitique de la mer et pas uniquement une vision d’aquarium où tous auraient le même souhait et les mêmes intentions.
M. S. : Vous avez co-écrit avec Mme Julia Tasse l’ouvrage "Géopolitique de la mer : 40 fiches illustrées pour comprendre", paru en 2022 aux éditions Eyrolles. Pourquoi un tel ouvrage et quelle place au sein de celui-ci pour la sécurité alimentaire ?
S. A. : Oui, en effet, dans le livre écrit avec Julia Tasse, nous avons élaboré un certain nombre de fiches fictions. Parmi ces fiches fictions, nous avons mis sur la table l’hypothèse d’une interdiction mondiale de la pêche après 2030, en imaginant que compte tenu des grands enjeux de durabilité, un certain nombre de pays plaideraient pour que de très gros engagements soient pris afin d’aller chercher de la durabilité là où on est pas capable d’en prendre actuellement par rapport à l’agenda mondial du développement durable et les objectifs de développement durable pour lesquels on sait qu’on a un certain retard. Entre écologie et éthique, c’est vrai que des mesures radicales sont souvent préconisées. On voit bien que la pêche est très, très, très, challengée aujourd’hui par un certain nombre de mouvements écologistes, parfois un peu à l’extrême, avec une vision qui ne prend pas en compte l’aspect alimentaire ou l’aspect économique de l’activité de pêche. C’est vrai qu’on a imaginé ce scénario en disant que finalement, bien avant l’élevage qui est lui-même critiqué sur terre, c’est peut-être le secteur de la pêche qui serait le premier à subir les fourches caudines d’une pensée écologique très radicale et avec en plus une probabilité qui ne serait forcément complémentent nulle. Là ou l’élevage qui s’arrête n’a pas beaucoup d’alternative pour proposer de la viande autrement - même s’il y a de la viande laboratoire et de la viande cellulaire qui essayent d’émerger mais qui restent insignifiantes aujourd’hui dans le paysage des consommations de viande dans le monde et qui est très loin de pouvoir fournir l’équivalent de ne serait-ce qu’un pourcent du marché mondial de la viande - ça fait quand même un demi-siècle que la pêche a un sérieux concurrent : l’aquaculture. L’aquaculture aujourd’hui a dépassé la pêche de capture, sujet bien connu. Dans les arguments pour une interdiction mondiale de la pêche, souvent est mis en avant que le risque alimentaire n’est pas si grand parce que l’aquaculture pourvoit en poissons et produits de la mer et donc en protéines de la mer les consommateurs et pourrait demain faire 100 % de la demande. La pêche par ailleurs pose de vraies problématiques, qui au-delà de l’alimentaire sont des problématiques écologiques. C’est pour cela que nous avons fait ce scénario et que nous avons voulu attirer l’attention sur le fait qu’un tel scénario, qui peut paraître un peu excessif d’interdire partout dans le monde la pêche, ne l’est peut-être pas complétement. Dans la fiche que nous avons réalisé, nous insistons bien sur le fait que ce n’est pas parce que les engagements seraient pris par un certain nombre d’acteurs que l’engagement serait universel et unanimement partagé. Comme souvent quand il y a des interdits, il y a toujours des acteurs pour s’affranchir de ces interdits et souvent ce qui est illicite suscite d’autres activités économiques et d’autres business. Donc évidemment dans un scénario d’interdiction mondiale de la pêche, rien ne dit que d’autres ne continueraient pas à pêcher, avec des agenda qui seraient tout autres.
MS : En conclusion, quels sont vos points d’attention majeurs concernant notre sécurité alimentaire ?
SA : Le changement climatique - qui assurément est un sujet qui concerne la mer, l’océan, c’est évident - peut-il bouleverser les approvisionnements alimentaires : oui ! Il faut bien comprendre que le changement climatique accentue les interdépendances alimentaires et agricoles dans le monde. On va avoir beaucoup plus de chocs météorologiques et donc des incertitudes qui vont être encore plus grandes sur le terrain des récoltes agricoles, partout sur la planète, y compris en Europe. Aucune année ne va se ressembler, aucune culture ne sera épargnée, et les changements climatiques vont accentuer l’imprévisibilité des récoles, accentuer également la nécessité de s’adapter tout le temps à un climat changeant et d’avoir peut-être des cultures qui dans 30 ans en France ne seront pas celles du tout qu’on a aujourd’hui, et ça vaut pour la planète toute entière. Les jeux d’interdépendance vont s’amplifier. Ça veut dire que le commerce de produits alimentaires et agricoles va rester stratégique, et donc le rôle de la mer va rester central, encore évidemment comme ce qu’on a dit précédemment, pour rapprocher l’offre et la demande. Ce qui est certain aussi c’est que ce climat changeant va peser sur les sources d’approvisionnement alimentaire, peut- être dessiner une cartographie très différente demain. Parce qu’un certain nombre de pays dans l’incertitude climatique et alimentaire vont peut-être dire "on fait plus de stock à domicile pour les prochaines années qui ne seraient pas bonnes, tant pis pour les besoins du monde et peut-être pour nos recettes économiques". Donc on peut avoir un commerce maritime qui subit aussi dans sa cartographie demain à la fois les secousses du climat, mais aussi les secousses de politiques et de stratégies un peu nationalistes, et de repli sur soi d’un certain nombre de nations qui garderaient leur nourriture pour elles, face aux incertitudes globales et aux interdépendances. Celles-ci créent certes des dépendances, mais certains les jouent aussi sur le terrain des indépendances donc on voit bien que c’est toujours cette combinaison multiple qu’il faut traiter. S’il est certain que la mondialisation est en train de se transformer profondément, avec tout ce que cela comporte en conséquences stratégiques pour la mer et ses acteurs, il ne faudrait pas tomber dans un isolationnisme généralisé mortifère. Nos sociétés réclament certes des protections mais ont besoin de liens pour vivre et pour progresser. Sachons rester ouverts dans un monde que d’aucuns, parfois, aimeraient refermer.
01/05/2024