La justice, la donnée, l’algorithme et la pause méridienne
06/02/2021 - 12 min. de lecture
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Alexandre Papaemmanuel est enseignant à Sciences Po.
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Le monde de la justice vivrait un mouvement "disruptif", c’est-à-dire une séquence qui changerait profondément l’existant. De sociétés dites "legal tech", "nouveaux barbares" aux aguets, partent désormais à l’assaut de ce secteur régalien en posant les prémices d’une justice analytique ou prédictive, sans biais et plus impartiale car disjointe des hommes et des femmes qui la rendent de façon contingente. L’avènement d’une justice enfin juste serait prochain et avec lui la promesse de la fin d’une sévérité "sélective" et aléatoire, humaine, trop humaine car nourrit par la faim[1].
Mais, si le numérique transforme le regard du justiciable à la justice, il modifie également la façon de rendre justice. Ainsi, deux lames de fond traversent l’institution judiciaire qu’il convient de distinguer :
- l’open data judiciaire (I), c’est-à-dire la mise à disposition de la donnée de justice[2] envisagée comme outil d’aide à la décision en matière civile pour fixer des barèmes d’indemnisation dans certains contentieux,
- les outils numériques d’intégration et d’exploitation de la donnée massive en matière pénale (II), afin de faire des recherches rapides dans des dossiers volumineux, ou faire des connexions entre certaines affaires.
Or, pour ne pas subir la technologie, il est indispensable de penser, pour l’open data judiciaire comme pour la transformation du ministère, l’usage et le cadre permettant de garantir les principes fondamentaux de la justice afin de concilier l’inconciliable, à savoir une "approche massive et quantitative" induite par l’usage de la donnée et une "réponse individualisée" tenant compte des particularités de chaque cas porté devant la justice.
I. Robot ou juge : la fin de la faim ?
Comme tous les secteurs économiques, la justice serait à la veille d’un grand soir, d’une disruption majeure où l’algorithme remplacerait la balance et le robot deviendrait juge. Afin d’encadrer les initiatives privées valorisant des données ouvertes et disponibles, le Ministère de la Justice et l’écosystème des professionnels du droit doivent envisager collégialement les apports de la valorisation des données de justice tout en s’assurant qu’un certain nombre de garde-fous soient instaurés pour se prémunir de l’ambivalence intrinsèque de ces innovations. Comment normaliser et moyenner par la donnée et en même temps dire le droit dans toutes les espèces ? Rendre justice n’est-ce pas appliquer une règle de droit à une situation donnée ?
"Rentabiliser" la Justice par l’IA
L’intelligence aujourd’hui artificielle permettrait à la justice d’être demain prédictive, c’est-à-dire programmée, anticipée, dans un mythe quasi divinatoire. Or, "il est important de comprendre que le concept de justice prédictive est non seulement vide de sens, mais, de plus, dangereux. Vide de sens, car il n’y a rien à prédire"[3]. En effet, cette ambition est le symptôme d’une époque productiviste où de nombreux alchimistes souhaitent trouver la formule de la "quantité de juge" minimale pour produire une "quantité de justice" maximale. Appliqué aux forces de police comme aux acteurs de justice, le logiciel prédictif accompagne une perte de liberté d’appréciation et d’indépendance. Or, demain, le juge ne doit pas, par confort ou manque de moyen, préférer se ranger aux recommandations d’une machine, moyenne statistique de l’opinion dominante des jugements précédents, sujettes à nombre de biais cognitifs et algorithmiques. Il est donc indispensable de cadrer et cerner l’apport des algorithmes à certains cas d’usages particulier.
Désengorger les tribunaux par l’algo
Ainsi, le décret n° 2020-356 du 27 mars 2020 porte la création de "DataJust", traitement automatisé de données à caractère personnel, afin de permettre un traitement adéquat et approprié des demandes d’indemnisation de préjudices corporels. Cet outil doit fluidifier les tribunaux en permettant aux justiciables d’évaluer la pertinence ou non d’engager un contentieux selon les offres d’indemnisation des assureurs. Informant juge et parties, les traitements algorithmiques de DataJust basé sur la jurisprudence doivent favoriser le désengorgement des tribunaux en proposant des indemnisations de référence à partir des données "relatives aux préjudices subis, à la situation professionnelle et financière de la victime, aux avis médicaux, aux infractions pénales et éventuelles fautes civiles[4]". Mais cette collaboration juge-machine, pour être efficace et respectueuse du cadre légal, doit se penser au-delà des cas d’usage particuliers et s’inscrire dans le cadre d’une approche plus globale de la gouvernance de la donnée de justice.
Penser la gouvernance par la Justice
En effet, afin de conserver cette confiance cruciale dans l’écosystème des professionnels du droit, une réappropriation de la donnée judiciaire est indispensable pour éviter qu’elle ne soit confisquée par des opérateurs privés. Entre ouverture des données et protections des libertés, depuis 1978, le cadre légal français est exemplaire. Ce qui est faisable avec la donnée n’est heureusement pas forcément souhaitable. Ce cadre pourrait cependant être accompagné d’outils et d’instances au service d’une exploitation raisonnée de la donnée de justice. Ainsi une "doctrine de l’open data judiciaire" (Recommandations 1) semble devoir être pensée car les sources de données, parfois très riches, peuvent demain encourager des analyses imprévues, dévoyées, voire abusives, lourdes de conséquences sur la confiance des citoyens en l’institution. La création d’un "organe de gouvernance des donnée judiciaires" (Recommandations 2), collège d'experts garantissant un usage responsable des données sensibles (intégrant les directions législatives du ministère de la justice, la Cour de Cassation, la conférence des bâtonniers, le Conseil national des barreaux, la CNIL, etc.) s’impose afin de prévenir de potentiels abus et penser cette doctrine. Il est nécessaire de déterminer les finalités comme les moyens du traitement des données à caractère personnel nécessitant plus que jamais que l’acteur et l’actrice de justice se penchent sur la numérisation et évaluent la complémentarité entre l’homme et la machine.
Cette réappropriation permettra une définition partagée de la justice, pour certains "prédictive", pour d’autres "augmentée", devant redonner une marge de manœuvre aux acteurs du droit face aux stratégies de désintermédiation portées par certains acteurs privés, porteurs de la promesse d’une justice fluide en contrepartie d’une exploitation massive de données pouvant être personnelles. Si l’open data judiciaire apparaît comme le sommet de la vague de donnée de la transformation numérique judicaire, il convient également de surfer durablement sur les apports de cette révolution tout en s’assurant de ne pas dériver.
II. Robot et juge : la faim ne justifie pas tous les moyens ?
Risque de désintermédiation mais également promesses d’efficience, la donnée représente un levier de performance encore sous exploité par le Ministère de la Justice dont seulement 30 % des procédures sont à ce jour dématérialisées. Or, la Justice doit pouvoir bénéficier rapidement d’une partie non négligeable des 500 millions d’euros dédié à la mise à niveau numérique des services de l’État, que ce soit pour être à la hauteur des attentes des usagers, mais aussi pour donner aux agents publics les moyens de travailler efficacement.
Le Ministère de la Justice a débuté sa transformation numérique avec le projet PORTALIS, portail au service du justiciable. Mais, pour aller plus loin, cette transformation doit également fluidifier les interactions au sein du Ministère et pour cela doit s’appuyer sur des plateformes d’intégration de données pouvant désormais apporter les données utiles aux acteurs de justice qui en ont besoin, leur permettant :
- de prendre des décisions fondées sur leurs données,
- de mener des analyses rapides,
- et d'affiner leurs prise de décisions.
Accéder aux données judiciaires
Avant de penser algorithme et traitement de données, il convient dans un premier temps d’intégrer, de stocker les informations au sein d’une "fondation" des données de justice autour d’une armature commune. Cette étape préalable doit être au service d’une connexion immédiate et sécurisée de tous, à toutes les sources de données, quels que soient leurs volumes ou leurs structures (Recommandations 3). Les technologies actuelles permettent de déployer ces technologies rapidement avec des résultats immédiats sans que cela ne soit coûteux. Cette infostructure numérique doit servir de trame sur laquelle l’écosystème judiciaire vient tisser ses données, ses capacités analytiques et prise de décision.
Mener des analyses rapides
Alors que la réactivité et les réponses dans des délais toujours plus court s’imposent à l’ensemble des acteurs de justice, les outils "Big Data" permettent "d’assister" le professionnel de justice dans son appréhension de dossier d’instruction désormais volumineux et aux ramifications de plus en plus complexes et croisées. Des outils numériques peuvent en effet accompagner, sans jamais prendre la place, et aider à faire face aux contraintes temporelles pesant sur les acteurs des décisions de justices (Recommandations 4). La machine peut ainsi permettre des premiers rapprochements d’informations, d’identifier les mis en cause, de pointer les évènements et de relier l’ensemble de ces éléments dans une vision temporelle ou cartographique dynamique, tout en facilitant, par des moyens graphiques, la compréhension des organisations et réseaux aux ramifications nombreuses. Ces outils peuvent également être au service de processus métier collaboratif entre les services enquêteurs et les magistrats afin d’éviter les ruptures et contribuer à une chaine pénale plus intégrée.
Qu’importe la sophistication de l’usage de la donnée (stockage, accès, exploration, analyse ou prise de décision), les données personnelles et algorithmes associés doivent être mis en œuvre dans un environnement fiable, garantissant la transparence et la neutralité des mécanismes d’instructions (Recommandations 5).
L’accès aux données ou comment garantir les principes fondamentaux de la Justice
"Le numérique, parce qu’il conduit à la mise en données et à la mise en réseau général du monde, pose problèmes aux regards des droits fondamentaux […], il renforce la capacité des individus à jouir de certains droits, […] il en fragilise d’autres comme le droit à la vie privée, la sureté et le droit à la sécurité"[5]. C’est pourquoi, l’action des professionnels du droit doit s’appuyer sur des outils numériques éprouvés, permettant la convergence de systèmes souvent hétérogènes et de bases de données éparses dans un environnement intégrant des garanties fiables afin de réunir des parties aujourd’hui cloisonnées. En effet, les acteurs multiples du Ministère agissant souvent en cascade gagneraient à s'appuyer sur un outil d’exploitation de la donnée robuste, leur permettant de se concentrer exclusivement sur leurs missions tout en garantissant certains principes fondateurs :
- Les détenteurs de données doivent conserver une vue d'ensemble de leurs opérations de traitement (Recommandations 5.1). Il est nécessaire de disposer d’une vue d'ensemble des opérations de traitement, permettant de mieux comprendre où et comment les données sont traitées. Grâce aux mécanismes de "data lineage" ou de traçabilité des données, chaque utilisateur judiciaire doit être en mesure de cartographier les données personnelles, de leur origine jusqu’à leurs éventuelles transformations. Tout traitement ultérieur des données, que les données soient transformées ou partagées, doit pouvoir être automatiquement suivi avec la même précision, anticipant ainsi les exigences de divulgation et de suppression prévues par les lois applicables/
- Les personnes concernées ont le droit d'accéder à leurs données, de les rectifier et de demander leur effacement (Recommandations 5.2). L’infostructure doit permettre d’intégrer des données provenant souvent de sources disparates et déconnectées afin de créer au sein du système une vue unique et complète des informations personnelles. La capacité à trouver et à faire apparaître rapidement les données personnelles associées aux individus et de les examiner dans un environnement unifié est particulièrement importante pour répondre aux demandes d'exercice des droits des personnes.
- L'accès aux données à caractère personnel devrait être limité à ce qui est nécessaire et proportionnel (Recommandations 5.3). Cette infostructure doit permettre aux administrateurs judiciaires de s'assurer que les données soient correctement contrôlées et disponibles uniquement pour les utilisateurs judiciaires y étant autorisés. Grâce aux outils de transformation des données, les données peuvent être pseudonymisées, agrégées ou anonymisées, puis sécurisées en fonction de leur sensibilité en appliquant des contrôles d'accès granulaire.
- Les données ne doivent être traitées que conformément aux principes de nécessité et de limitation (Recommandations 5.4). Les processus de gouvernance et d'approbation des données judiciaires doivent être monitorés en permanence. Les administrateurs peuvent pour cela utiliser des "points de contrôle" afin d’informer les utilisateurs des restrictions applicables à l'utilisation des données et/ou exiger des accusés de réception de la part des utilisateurs, devant alors confirmer a priori la nécessité et la finalité du traitement avant d'importer des données dans des applications sensibles. Ces accusés de réception, outil de contrôles dynamique a priori doivent pouvoir être stockés et examinés à des fins d'audit pour contrôle a posteriori.
- Les données ne doivent être conservées que durant leur temps légal (Recommandations 5.5). Enfin, lorsqu'une finalité de traitement a expiré ou qu'une personne concernée demande que ses données soient supprimées, les contrôleurs judiciaires doivent pouvoir examiner et supprimer les données du système. Pour les données ingérées directement à partir des systèmes sources, l’infostructure peut être configurée de manière à refléter les règles de conservation de ces systèmes, de sorte que les suppressions se propagent jusqu’à l’utilisateur judiciaire.
Grace à ces principes, il serait alors possible de fluidifier et sécuriser les interactions entre la Justice et les différentes professions du droit qu’il s’agisse des avocats (CNBF), des huissiers (CNHJ), des traducteurs et, plus largement, de tous les auxiliaires de la justice. Cette plus grande inter-connectivité sécurisée entre les logiciels métiers des juridictions doit également permettre de penser l’inclusion des acteurs extérieurs à la Justice ou à l’ordre judiciaire.
Le numérique adjuvant plus que finalité
La transformation numérique doit être au service de la simplification de la procédure civile et de l’amélioration de la procédure pénale, tout en concourant à l’adaptation de l’organisation judiciaire.
Le numérique est un enzyme qui accompagne, un adjuvant à maîtriser afin qu’il ne puisse se substituer à l’analyse juridique et au raisonnement des acteurs de justice.
En effet, les garde-fous numériques sont autant de pistes à explorer au service d’"une justice indépendante, impartiale, transparente, humaine et équilibrée, qui se garde de tout automatisme et de tout psittacisme et qui ne soit pas dépendante de modèles économiques ou de plans d’affaires respectables mais ni désintéressés, ni neutres[6]".
Afin de garantir la pleine maîtrise de la donnée, il est nécessaire d’agréger autour d’un outil robuste l’ensemble des acteurs d’un nouvel écosystème judiciaire composé de magistrats, d’avocats, d'ingénieurs, de data scientists, mais aussi des philosophes et d'experts spécialisés dans la protection de la vie privée et des libertés. Préalable indispensable pour être au rendez-vous d’une Justice modernisée, conforme aux exigences réglementaires d'aujourd'hui, mais aussi et surtout pour préparer les défis de demain.
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[1] Jean-Paul JEAN, "Les juges sont-ils plus sévères quand ils ont faim ?", les Mélanges en l’honneur de Jean Danet (Dalloz, 2020), sous le titre "Du chiffre et du sens en droit pénal. À propos de la sévérité des juges affamés", p. 403-414.
[2] Les articles 20 et 21 de loi pour une République numérique promulguée le 7 octobre 2016 prévoyait que les décisions de justice de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire seront "mises à la disposition du public à titre gratuit dans le respect de la vie privée des personnes concernées". Mais en l’absence de décrets d'application, la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice a revu l'open data des décisions de justice et son article 33 énonce que "les jugements sont mis à la disposition du public à titre gratuit sous forme électronique".
[3] GODEFROY Lêmy, LEBARON Frédéric, LEVY-VEHEL Jacques, "Comment le numérique transforme le droit et la justice par de nouveaux usages et un bouleversement de la prise de décision. Anticiper les évolutions pour les accompagner et les maîtriser", Université de Nice - Sophia Antipolis, juillet 2019.
[4] JANUEL Pierre, "Datajust : un algorithme pour évaluer les préjudices corporels", Dalloz actualité, 1er avril 2020.
[5] "Rapport du Conseil d’État, le numérique et les droits fondamentaux", Étude annuelle 2014.
[6] Jean-Marc SAUVE, "Discours : La justice prédictive", Vice-président du Conseil d'État, 12 février 2018.
06/02/2021