[Groupe K2] La pêche, un secteur d'avenir - Entretien avec Geoffroy Dhellemmes
05/05/2024 - 17 min. de lecture
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Geoffroy Dhellemmes est directeur général de France Pélagique. Il est également l'auteur d'une Note stratégique de l'Institut Choiseul, "La pêche en France - replacer la pêche au coeur d'une ambition maritime renouvelée".
La pêche, un secteur d'avenir
Entretien réalisé par Marie Scotto, chargée de relations publiques au centre d'études stratégiques de la Marine (CESM), dans le cadre du rapport K2 "Marine et société civile".
Marie Scotto : Vous avez rejoint France Pélagique en 2018. Pouvez-vous nous décrire cette entreprise que vous dirigez et sa vision pour la pêche ?
Geoffroy Dhellemmes : France Pélagique est une entreprise familiale française fondée en 1988 et spécialisée dans la pêche des espèces de poissons de pleine mer (maquereau, hareng, chinchard et merlan bleu). Filiale du groupe Cornelis Vrolijk, cet armement à la pêche gère depuis son siège parisien deux navires surgélateurs de grande taille immatriculés à Fécamp et Concarneau. L’entreprise, portée par la passion de ses marins pêcheurs, est leader de la pêche de petits pélagiques en France.
France Pélagique compte une centaine de collaborateurs quasiment tous français, basés pour l’essentiel en Bretagne et en Normandie. Que ce soit en mer ou sur terre, notre action s’inscrit dans une dynamique d’innovation permanente. Cela pour relever le double défi de la durabilité des ressources et de nos métiers. Face aux défis environnementaux et sociétaux qui sont les nôtres, France Pélagique entend être acteur des changements qu’il est nécessaire d’entreprendre. Nos activités doivent plus que jamais être en phase avec les enjeux climatiques et de préservation de la ressource halieutique (pas de pêche sans poissons !). Pour cela, il nous est nécessaire de penser l’armement à la pêche du XXIe siècle. Cela inclut des échanges nourris avec la communauté scientifique et le déploiement d’innovations de pointe, tout en œuvrant à la pérennité économique de notre secteur. Ces défis peuvent être relevés, car notre conviction est que la filière pêche française est belle et plurielle ! La dynamique que France Pélagique souhaite engager est donc d’inscrire la pêche française dans une ambition maritime renouvelée. Notre secteur est hautement stratégique, étant à la croisée d’enjeux à la fois géopolitiques et de souveraineté alimentaire, économique et industrielle. Dans un contexte international incertain, il est de la responsabilité de l’État de (re)considérer la pêche comme étant une composante essentielle de notre autonomie stratégique.
M. S. : Comment est organisé le secteur de la pêche en France ? Comment est-il représenté et structuré ?
G. D. : À la suite d’une consultation citoyenne intitulée "Marin pêcheur : un métier d’avenir ?", 9 répondants sur 10 témoignaient de la grande complexité de la gouvernance française du secteur. Dans les mêmes proportions, ils étaient également critiques à l’égard de l’efficacité de cette dernière (85 %). C’est dire que notre secteur souffre d’une organisation pas toujours des plus lisibles et efficaces ! Concernant la représentation nationale, il existe un Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM) qui regroupe l’ensemble des pêcheurs professionnels et des aquaculteurs. Celui-ci se décline en douze comités régionaux (CRPMEM), eux-mêmes subdivisés en comité départementaux (CDPMEM) voire interdépartementaux (CIDPMEM), en Métropole comme en Outre-mer. De plus, deux fédérations – la Fédération des organisations de producteurs de la pêche artisanale (FEDOPA) et l’Association nationale des organisations de producteurs (ANOP) – représentent les organisations de producteurs (OP) dont l’une des missions est de répartir entre armements les quotas dévolus à la France. S’ajoutent encore des organisations syndicales. L’Union des armateurs à la pêche de France (UAPF) en est un exemple. Ce syndicat patronal était composé, en mai 2023, de 85 entreprises et de 168 navires adhérents qui emploient plus de 2000 marins. L’association France Filière Pêche (FFP), enfin, est chargée de représenter et de défendre les intérêts du secteur : pêcheurs, armateurs, mareyeurs, distributeurs, etc. Évidemment, la filière pêche doit aussi composer avec de nombreuses institutions administratives et réglementaires, que ce soit à l’échelle nationale ou communautaire. Cette multiplicité de strates et d’acteurs est synonyme d’intérêts parfois très divergents. L’opposition entre pêche industrielle et pêche artisanale, que je regrette, en est une illustration. Il est impératif dans le contexte actuel que nous fassions front. Encore une fois, je suis convaincu que la pêche française est belle parce qu’elle est plurielle.
M. S. : Malgré le fait que les Français font aujourd’hui partie des plus grands consommateurs de produits de la mer de l’UE, comment expliquez-vous que 70 % des produits de la mer consommés par les français soient importés de l’étranger ?
G. D. : Si l’on prend un recul historique, la pêche française a longtemps été une source de fierté nationale. Comment ne pas évoquer le cas des Terre-Neuvas et des "Islandais" qui, à partir du XVI ème siècle, ont fait la gloire de nos façades atlantiques française et canadienne. Ils étaient le symbole d’une filière à laquelle des territoires entiers devaient leur développement et leur dynamisme. La situation a commencé à se dégrader à compter de l’après Seconde guerre mondiale. Le choc pétrolier de 1973, l’entrée de plein pied dans la mondialisation... Les acteurs de la pêche française ont souffert de ces évolutions successives. En témoigne la diminution du nombre de pêcheurs, qui a été divisé par sept depuis 1945. Mais au-delà d’une perte en termes d’effectifs, c’est le désintérêt croissant pour la filière qui est le plus regrettable. Vous l’avez dit, ceci nous conduit à un état de fait qui n’est pas acceptable. 70 % des produits de la mer que les Français consomment sont issus de l’importation. À titre d’illustration, l’ONG Aquaculture Stewardship Council (ASC) avait établi que, à partir du 2 mai, toute la consommation sur le territoire national provient de l’importation. Cette donnée est d’autant plus préoccupante que les Français font partie des plus grands consommateurs de l’Union européenne – avec 32,56 kilogrammes de produits de la pêche et de l’aquaculture consommés par an et par habitant – derrière le Portugal, l’Espagne et le Danemark. La consommation des Français est d’ailleurs en nette augmentation sur les 20 dernières années (+ 16,7 %). Cet attrait pour les produits de la mer s’explique par leur qualité intrinsèque : ils sont à la fois sains pour la santé et bons pour l’environnement, puisque leur empreinte carbone est bien plus faible que d’autres sources de protéines animales. Notre fort besoin en importation s’explique d’abord par nos habitudes alimentaires. En France, deux espèces prédominent : le saumon et le cabillaud, dont la provenance est très majoritairement étrangère. A contrario, la consommation de produits issus de la pêche et de l’aquaculture en Italie et en Espagne se caractérise par sa variété et sa diversité (saumon, merlu, sardine, cabillaud, dorade, bar, poulpe, espadon, etc.). La promotion d’habitudes alimentaires plus diversifiées, mettant l’accent sur des produits pêchés dans nos eaux, serait un moyen de porter remède à cette balance commerciale défavorable en plus de limiter la pression sur certaines ressources sur-sollicitées. La pêche française dispose des moyens nécessaires pour répondre à ce défi grâce à ses 7 600 navires et ses 13 700 emplois de marins-pêcheurs – dont 6 140 dans la petite pêche. Cette diversification de la consommation est une nécessité au regard de la conjoncture géopolitique internationale. La souveraineté et la résilience alimentaire française passera par une prise de conscience collective à ce sujet. Il est également nécessaire d’agir à l’échelle européenne. Des mécanismes doivent veiller à s’assurer que les produits que nous importons respectent des conditions sociales et des pratiques environnementales équivalentes aux nôtres. Mais surtout, c’est toute la structuration économique du secteur qui doit être revue afin de gagner en compétitivité et en performance. Il peut être suggéré à cet égard de : réorganiser les criées ; revoir le système de vente sous criée, dont les prix de vente (système d’enchères inversées) sont aujourd’hui déterminés par les acheteurs et non par les pêcheurs ; remettre à plat les contingents tarifaires autonomes ; revaloriser les espèces peu connues pour certaines et mal aimées pour d'autres (certains petits pélagiques notamment) ; structurer la communication du secteur et redorer le blason de ces poissons qui ont "tout bon" (nutritionnellement et économiquement !).
M. S. : Les ressources halieutiques seront les premières touchées par le réchauffement des océans. Voit-on déjà les conséquences du réchauffement climatique en mer ? À quoi doit-on s’attendre dans les prochaines années concernant ces ressources et quelle sensibilisation est faite auprès des pêcheurs à ce sujet ?
G. D. : Le changement climatique impose évidemment une prise de conscience globale. Les océans n’y échappent pas, étant victimes de plusieurs bouleversements. Tout d’abord, les vagues de chaleurs maritimes sont de plus en plus récurrentes avec un réchauffement de 0,7°C en moyenne depuis 1960. Ce réchauffement entraîne des conséquences sur le brassage vertical de la colonne d’eau et donc sur l’approvisionnement en oxygène de ses différentes couches. En outre, l’acidité des océans a explosé depuis le XVIIIe siècle en raison des émissions de dioxyde de carbone dont l’activité humaine est responsable. Cela entraîne indéniablement des répercussions sur le cycle de vie des poissons. L’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (Ifremer) souligne une perte de 5 % de la productivité halieutique au niveau mondial par degré de réchauffement. Selon les projections, cette perte de productivité pourrait atteindre 20 % d’ici 2100. Certains effets très concrets pour les pêcheurs se font déjà ressentir, avec le déplacement de certaines espèces d’une zone géographique à une autre. Par exemple, les espèces préférant l’eau froide migrent vers le Nord, à l’image du merlu et du maquereau que l’on retrouve désormais dans les eaux islandaises et norvégiennes. Cette migration s’observe également de façon verticale, avec des espèces qui se retrouvent plus bas dans la colonne d’eau qu’elles ne l’étaient auparavant – à l’instar de la plie en mer du Nord. En plus de ces migrations, le dérèglement climatique et le réchauffement des océans ont des conséquences sur la reproduction des espèces, leur espérance de vie, leur taux de survie, ainsi que sur leurs caractéristiques génétiques avec une diminution de leur taille. La perte de biodiversité dans les océans implique en effet que certaines espèces peinent à trouver leur nourriture et, par conséquent, deviennent de plus en plus petites. Pour toutes ces raisons, l’adaptation est devenue un impératif pour l’ensemble de la filière pêche, que ce soit au niveau des techniques employées ou de la redéfinition de la cartographie des zones de pêche. Les pêcheurs sont les premiers à être sensibilisés à ces changements, puisqu’ils les vivent dans le quotidien de leur métier. Ils sont en première ligne du réchauffement climatique.
M. S. : Une politique commune de la pêche a été mise en place en 1983 à l’échelle européenne. Pourquoi qualifiez-vous celle-ci de "vertueuse" ?
G. D. : Seuls 15 % des ressources halieutiques étaient gérés durablement il y a vingt ans, contre 60 % aujourd’hui – d’après des chiffres repris dans un rapport du sénateur Alain Cadec. De ce point de vue, oui, la politique commune de la pêche (PCP) a eu des vertus indéniables. La mise en place de quotas a permis le renouvellement de certains stocks. Il est possible d’évoquer le retour du thon rouge en Méditerranée et dans l’est de l’Atlantique. Je tiens à souligner que les eaux européennes sont parmi les plus surveillées au monde. Cela devrait nous rendre fiers et témoigne de l’excellence de nos pratiques. Elles devraient servir d’inspiration au reste du monde car, seuls, les pêcheurs européens ne pourront pas assurer la préservation des océans.
M. S. : Quelles sont les conséquences pour les pêcheurs français de l’accord de commerce et de coopération signé en 2020 avec le Royaume-Uni ? À quelles évolutions doit-on s’attendre dans les prochaines années ?
G. D. : Il apparaît avant tout nécessaire d’évoquer certains chiffres pour bien comprendre les enjeux liés à la signature de cet accord. Bien que le scénario du « no deal » ait été évité, c’est bel et bien la pêche européenne – et par extension la pêche française – qui ont été les plus durement impactées. Cet accord a signifié une réduction de 25 % des quotas européens dans les eaux britanniques – soit autant de chiffre d’affaires en moins pour nos armements dépendants des eaux britanniques. En outre, une clause de revoyure établit que ce pourcentage pourrait évoluer à compter de 2026. Ce manque de visibilité et de projection au-delà de cette échéance instaure un climat d’incertitude, qui pèse sur notre capacité à investir. Un rapport parlementaire mené par Pierre-Henri Dumont et Jean-Pierre Pont, en date de 2020, pointe le fait que le volume de la pêche européenne dans les eaux britanniques est huit fois supérieur à celui de la pêche britannique dans les eaux européennes. Les armements européens sont donc bien plus dépendants et vulnérables que leurs homologues britanniques. Dans le cas de la France, la pêche dans les eaux britanniques représente 171 millions d’euros de chiffre d’affaires et 2 500 emplois. Le Brexit fragilise les littoraux de l’Hexagone, c’est certain. Certaines villes comme Boulogne-sur-Mer, Cherbourg ou Roscoff débarquaient en 2018 près de la moitié de leurs captures en provenance des eaux britanniques. Il ne faut pas se voiler la face : nous sommes les grands perdants du Brexit. La difficulté à obtenir des licences dans les 6-12 milles britanniques dans les mois qui ont suivi le Brexit a cristallisé de nombreuses tensions. Les pêcheurs qui n’ont à ce jour toujours pas obtenu leur licence ne doivent pas être oubliés.
M. S. : Régulièrement, certaines méthodes de pêche sont décriées comme portant atteintes à des espèces non ciblées (cétacés) ou aux fonds marins. Comment l’expliquez-vous ? Des innovations ou adaptation de certaines méthodes de pêche vont-elles dans le sens d’une pêche encore plus respectueuse de l’environnement ?
G. D. : Parler de pluralité de la pêche, c’est parler de la grande diversité des techniques qui la composent. Il existe des engins passifs où seuls les mouvements des poissons conduisent à leur capture, alors que d’autres sont actifs et mobiles. Il faut comprendre que chaque technique répond à un besoin particulier, que ce soit en termes d’espèce ou de zone géographique où le poisson est capturé. De même, les méthodes varient en fonction de l’endroit où se situent les poissons dans la colonne d’eau. Les petits pélagiques – le hareng, la sardine ou l’anchois – ainsi que les plus grands pélagiques – comme le thon – se situent au milieu de la colonne d’eau, alors les espèces démersales – la dorade, le merlan ou la morue – vivent à proximité des fonds pour se nourrir. Les espèces benthiques – la raie, la sole ou la baudroie – rasent carrément le fond. De fait, la "capturabilité" varie selon la nature de l’espèce, sa saisonnalité et sa zone de capture. Pour parler de la pêche au chalut pélagique, il s’agit d’une technique de pêche sélective et faiblement émettrice de CO2. Nos chaluts pélagiques sont traînés par un unique navire, entre la surface et le fond, sans aucun contact avec ce dernier. La plupart des espèces pélagiques sont grégaires et évoluent en groupes concentrés, ce qui limite les prises accessoires. En effet, l’Ifremer estime que le chalut pélagique présente une « bonne sélectivité interspécifique, due au comportement des espèces ciblées qui vivent souvent en bancs homogènes ». De fait, les prises accessoires de France Pélagique sont bien inférieures à 0,5 % du total des captures. Des innovations pour rendre la pêche encore plus respectueuse de l’environnement existent. Je pense aux effaroucheurs ("pingers") et aux fenêtres d’échappement dans les chaluts, qui permettent aux cétacés de s’enfuir par une « porte dérobée » en cas de prise accidentelle. Des sonars et des sondeurs de dernière génération rendent l’action de pêche la plus précise possible. Par ailleurs, nous avons travaillé sur la carène de notre dernier navire et sur l’antifouling afin de réduire au maximum la traînée – et donc la consommation de carburant. Sachant que les poissons capturés à l’état sauvage en général, et les poissons pélagiques en particulier, ont déjà une empreinte carbone plus faible que toute autre protéine animale. En effet, la pêche de poissons pélagiques – comme le hareng ou le maquereau – contribue 22 fois moins au changement climatique que le bœuf.
M. S. : Vous revenez dans votre note sur le déficit d’infrastructures adaptées à la pêche en France, tant dans les ports que pour la flotte en elle-même. Quels changements et investissements seraient nécessaires pour permettre de redéployer la pêche française et l’accompagner dans sa modernisation et recherche de durabilité ?
G. D. : Le déficit d’infrastructures est effectivement l’un des obstacles au déploiement du plein potentiel de le pêche française. L’absence d’un fonctionnement centralisé des 35 criées – qui gèrent les débarquements dans une soixantaine de ports en France – est un sujet. Trois ports concentrent presque le quart des premières ventes : Lorient (62 millions d’euros), Le Guilvinec (61 millions d’euros) et Boulogne-sur-Mer (57 millions d’euros). Force est de constater que la taille des ports français est bien inférieure à celle de nos voisins – et concurrents – européens. Par exemple, le port de Vigo enregistre 49 000 tonnes pour une valeur de 178 millions d’euros quand Boulogne-sur-Mer n’en enregistre « que » 22 000. Des efforts sont nécessaires pour le développement de nos infrastructures portuaires. D’autant plus que celles existantes ne sont pas adaptées à certaines pratiques de pêche.
M. S. : Dès le début de votre note stratégique, vous revenez sur le déclassement du secteur de la pêche dans la société française. Comment expliquez-vous le sentiment de défiance des Français et des ONG vis-à-vis de la profession des pêcheurs ? Quelles conséquences sur la profession ?
G. D. : La pression que la filière pêche subit de la part de certaines ONG environnementales n’est pas nouvelle – et c’est d’ailleurs le cas dans de nombreuses autres industries. L’interdiction des filets maillants dérivants au début des années 2000 a marqué un tournant : les ONG ont su s’imposer comme des acteurs à part entière des négociations relatives à la pêche, aux côtés des scientifiques, des politiques et des pêcheurs eux-mêmes. C’est vrai au niveau national comme européen. Toujours est-il que le secteur de la pêche est devenu une cible privilégiée pour certaines ONG qui s’en sont fait une spécialité. C’est ce que déplore le président du CNPMEM, selon les termes suivants : « je constate que nous sommes entrés dans une nouvelle société, celle du gouvernement des ONG et des associations de défense de l’environnement radicalisées ». De Sea Shepherd à Bloom en passant par Greenpeace, les opérations "coup de poing" se multiplient et font sensation d’un point de vue médiatique. Ces associations bénéficient d’une large audience, grâce à une parfaite maîtrise des codes de la communication. En la matière, ce sont elles les « gros » et nous les « petits ». Cela contribue à abîmer substantiellement l’image de nos armements et de la pêche en général. Avec des conséquences bien sûr sur notre capacité à attirer et recruter nos futurs marins. C’est toute l’attractivité d’une filière qui en pâtit. La radicalisation des discours est un fait. La prise de distance de Sea Shepherd France vis-à-vis de son réseau mondial en témoigne. En effet, Sea Shepherd France est entrée en dissidence, regrettant que la branche américaine "[ait] voulu changer le curseur et faire des partenariats avec les gouvernements une priorité". À choisir entre pragmatisme et radicalisation, c’est cette seconde voie qui est empruntée en France. Il en découle une criminalisation de tout un secteur, qui est pourtant extrêmement encadré et régulé. Nous avons, dans l’un de nos navires, poussé notre volonté de transparence jusqu’à installer – de façon pleinement volontaire – des caméras embarquées pour contrôler l’obligation dite de débarquement. Le combat des ONG n’est pas toujours mené de façon appropriée. Une politique de la main tendue, dans un sens comme dans l’autre, serait la bienvenue. Je ne crois pas pour autant que le grand public éprouve une défiance avérée à l’encontre des pêcheurs. En 2012, 89 % des Français avaient une image positive de notre métier. Il serait utile d’avoir une actualisation de cette statistique.
M. S. : Pour conclure, quelles propositions faites-vous pour rendre la pêche à la fois compétitive et respectueuse de la ressource, la replaçant ainsi au cœur d’une "ambition maritime renouvelée" ?
G. D. : J’ai proposé, dans le cadre de cette note stratégique, quatre blocs, entre autres, de propositions : Le premier, c’est d’œuvrer à l’unité de la filière. J’aime beaucoup la formule de la députée Annaïg Le Meur, qui dans un rapport disait : "la spécificité française de la flottille française est d’allier pêche artisanale et pêche hauturière, petits métiers et grande pêche, fileyeur-caseyeur de douze mètres et chalutier surgélateur de 80 mètres". Or, dans les faits, on ressent tous les jours les divisions, les oppositions des uns aux autres – grande pêche, petite pêche notamment. Je lance un appel pour que l’on construise, tous ensemble, la stratégie de filière qui nous fait encore défaut et pour que la pêche redevienne un vecteur de la souveraineté maritime nationale. Elle doit légitimement être intégrée à la stratégie de flotte gouvernementale. Le deuxième bloc de solutions, c’est de repenser et simplifier drastiquement l’organisation administrative et représentative de la filière, en fédérant des acteurs qui se caractérisent aujourd’hui par leur éclatement. Elle gagnerait à se structurer à l’image de ce qui existe pour la filière agricole. Les métiers d’agriculteur et de pêcheur ont de nombreux points communs, à commencer par une préoccupation partagée de la ressource dont ils dépendent. Le troisième bloc de solutions, c’est de moderniser la flotte française. Pour cela, des freins réglementaires sont à lever. Je pense à une disposition qui empêche le remplacement d’un bateau par un autre de plus grande taille ou plus puissant. C’est un non-sens, car on peut tout à fait construire des bateaux de plus grande taille qui permettent d’offrir aux équipages des cabines, des douches et des toilettes séparées, pour accueillir des femmes notamment, sans que cela n’augmente la capacité de capture d’un navire. C’est aussi un frein pour permettre d’adopter de nouvelles sources de propulsion qui nécessitent plus de place à bord, comme le gaz naturel liquéfié ou l’hydrogène. Ce que je propose, c’est d’abandonner cette règle que l’on appelle la règle de la « jauge brute » – ou qu’elle soit au moins remplacée par une jauge nette qui ne concernerait que les espaces relatifs à l’effort de pêche. Le quatrième bloc de solutions, enfin, c’est d’assurer des conditions réglementaires et fiscales qui ne soient pas défavorables à la pêche. Par exemple, les régimes fiscaux entre les navires de commerce et les navires de pêche ne sont pas alignés. Ce qui fait qu’un marin au commerce va bénéficier d’une fiscalité plus avantageuse qu’un marin-pêcheur. Une harmonisation est indispensable si l’on veut attirer les talents de demain. Un mot enfin sur les quotas. Les quotas sont absolument nécessaires et ont montré toute leur efficacité. Mais il faut absolument qu’ils deviennent pluriannuels, pour assurer un minimum de visibilité à nos armements. L’Union européenne a décidé cette pluri-annualité pour certains stocks de poissons qui ne relèvent que de ses eaux. Il faut parvenir à cette pluri-annualité également pour les eaux partagées avec des États tiers.
05/05/2024