La théorie du point culminant

09/11/2021 - 7 min. de lecture

La théorie du point culminant - Cercle K2

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Le Général (2s) Bruno Mignot est ancien Directeur adjoint du Centre d’études stratégiques aérospatiales.

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Le stratégiste prussien Carl von Clausewitz (1780-1831) indiquait dans son livre Vom Kriege (De la guerre) que "toute attaque s’affaiblit du fait même de son avance". Cette pensée s’inscrit dans le concept de "point culminant" dont la définition peut se résumer ainsi : on atteint son point culminant quand le résultat de ses actions présente plus d’inconvénients que d’avantages.

La stratégie militaire – au-delà du seul vocabulaire qui lui est couramment emprunté, elle est souvent source d’inspiration dans les autres sphères d’activité – tient compte de cette théorie, que ce soit en matière d’offensive ou de défensive, et c’est sans forcément en connaître les tenants conceptuels mais en connaissant les aboutissants pratiques que d’instinct, le chef militaire s’y contraint.

Le point culminant d’une offensive est atteint quand l’attaquant risque de subir une contre-attaque efficace. Dès lors, il ne peut poursuivre qu’au prix de grands risques[1]. L’art de l’attaque est donc de sécuriser les objectifs obtenus et d’assurer ses arrières : par exemple, avancer trop rapidement en étirant ses lignes de ravitaillement rend très vulnérable, comme lors de la campagne de Russie en 1812 ou de l’avancée de Patton en Lorraine en 1944. Dépasser ce point risque de conduire une victoire ressentie comme proche à un effondrement complet, comme lors de la bataille de Stalingrad en 1943, ou de laisser passer une occasion de faire la paix avant que débutent des ennuis d’une autre ampleur. Ainsi, les Américains, qui pourtant étudient et se réfèrent très souvent à Clausewitz, ont raté le coche à Kaboul après en avoir chassé les Talibans en 2001 et, au lieu de se désengager rapidement, sont demeurés sur place et ont connu vingt ans de quasi enlisement, les faisant passer petit à petit du statut de libérateur au statut d’occupant, avec le retrait précipité que l’on a vu à l’été 2021. De même, leur intervention illégale au regard du droit international (guerre préventive) en 2003 en Irak a donné lieu à un autre insuccès notoire jusqu’en 2011, faisant 4 500 morts dans leurs rangs non au combat et 130 000 parmi les civils, alors que la paix était possible très vite après la victoire militaire. Néanmoins, ils ont respecté le concept de bascule stratégique avec l’indispensable campagne aérienne précédant l’offensive terrestre lors des 1ère et 2ème guerres du Golfe : on n’attaque pas avant d’avoir obtenu un rapport de force de 3 contre 1 sur le terrain donc il revient à la puissance aérienne de réduire les capacités adverses jusqu’au "RAPFOR" souhaité.

En matière de défensive, le point culminant est atteint lorsqu’il n’existe plus de possibilité de lancer une contre-offensive ou de défendre avec succès ses positions. C’est cette rupture que cherche l’attaquant et il est toujours devant un choix stratégique majeur : dois-je poursuivre pour anéantir définitivement l’ennemi en allant le débusquer dans ses ultimes retranchements et obtenir ainsi la victoire complète, ou dois-je capitaliser sur une demi-victoire, en espérer d’autres et éviter de m’enfoncer plus en avant sur un terrain que je ne maîtrise plus et peut devenir mon tombeau ? L’art de la défense est, en effet, de pousser l’attaquant à dépasser son point culminant pour le frapper lorsqu’il est le plus vulnérable. C’est ainsi qu’une retraite décidée au bon moment peut attirer l’adversaire dans un piège où il se perdra. En février 1916, à Verdun, le Général prussien von Falkenhayn voulait "saigner à blanc l’armée française" : les quelques reculs français lui ont fait croire au succès de l’entreprise et il a surtout réussi à s’épuiser avant de perdre tout le terrain gagné en novembre suivant. Il s’agit donc de savoir jusqu’où aller dans l’action, c’est-à-dire ne pas s’arrêter trop tôt et ne pas aller trop loin.  

Dans les deux cas, le résultat de la friction des forces et du choc des volontés conduit soit à une rupture au profit d’un des deux protagonistes, comme lors de la percée des chars allemands dans les Ardennes en 1940, soit à un enlisement issu d’une quasi-égalité dans le rapport des forces comme au Vietnam en 1970, soit enfin à un épuisement général comme à Verdun en 1916. On comprend ainsi que le vainqueur est celui qui identifie le plus tôt, dans la conduite de son action, son propre point culminant comme celui de son adversaire. Cette capacité de discernement, autrement dit cette vision stratégique qui est l’apanage du chef, se nourrit de signaux faibles dont voici quelques exemples pour ce qui concerne l’art de la guerre : indicateurs sans changement montrant que plus rien n’évolue significativement dans les activités militaires ; population faisant preuve d’agressivité indiquant une acceptance de la force en baisse ; régénération des forces plus lente que chez l’adversaire ; baisse de moral en interne révélant que les hommes en ont assez ; installation de la routine cassant toute dynamique de changement ; désintéressement des médias signalant une baisse d’intérêt donc à terme une perte de soutien de l’opinion ; mise en cause de la légitimité de l’opération dont l’utilité n’est plus démontrée… Être à l’écoute des signaux faibles est par conséquent extrêmement important pour parvenir à la victoire militaire et créer les condition de la paix civile. Or, ces considérations sont tout à fait transférables à d’autres sphères que la seule sphère militaire.

En matière de géopolitique, le Brexit peut être analysé comme un point culminant dans l’esprit des Britanniques contre l’Union européenne conduisant à la séparation votée par référendum en juin 2016. L’UE est ainsi apparue plus néfaste qu’utile aux yeux des Anglais. Aussi, en septembre 2021, la crise diplomatique engendrée par la dénonciation du contrat franco-australien des sous-marins d’attaque relève d’une bascule stratégique de Canberra qui accueillera désormais des bâtiments à propulsion nucléaire alors que cet État en était un farouche opposant historique, comme lors de l’ultime campagne française d’essais nucléaires en Polynésie en 1995. Elle peut être vue comme l’expression d’un point culminant atteint dans la montée des tensions avec Pékin, voire un signal faible de l’imminence de l’invasion de Taïwan.

Plus prosaïquement, en matière politique et sociale, l’outrance verbale et a contrario l’usage intensif du politiquement correct sont des tactiques électorales qui ont leurs limites car il arrive que l’électeur en soit agacé et change d’avis, ce en quoi le candidat a dépassé son point culminant. Aussi, tout homme d’État est appelé à soigner sa sortie, à abandonner le pouvoir quand il est à son zénith pour ne laisser dans l’histoire qu’un sentiment favorable, au lieu de partir sous les coups de la rue comme le Président tunisien déchu Ben Ali en 2011, après vingt-quatre ans de pouvoir sans partage. On se rappellera aussi la surprise de la démission de la présidence du Gouvernement provisoire par le Général de Gaulle en 1946, à la source de son statut d’homme providentiel que la République alla chercher en 1958, puis son départ précipité en avril 1969 après l’échec du référendum sur la régionalisation. De même, dans le traitement de la pandémie du Covid-19, le mécontentement créé par les divers confinements et la restriction des libertés publiques a certainement été suivi de très près par les autorités politiques pour éviter de parvenir à un point tel que le lien de confiance entre la population et le Gouvernement pouvait être rompu. On notera aussi que lors d’un conflit social, chaque partie recherche l’effondrement de l’autre, par effet d’épuisement ou de risque de fuite en avant : pour exemple, la longue grève des mineurs d'Anzin de 1884 se solda par une reprise du travail car la Compagnie des mines ne lâcha rien ; inversement, le Gouvernement de Dominique de Villepin dut retirer la loi sur le contrat première embauche (CPE) en 2006 en raison de l’ampleur du mouvement étudiant, syndical et politique qui s’en suivit.

En matière économique, un point culminant se traduit par le stade au-delà duquel toute action devient contre-productive : c’est encore au dirigeant de disposer d’une vision permettant de voir venir cette limite et de repérer les signaux faibles correspondants. Par exemple, si le nouveau produit ou service qu’il propose tarde à rencontrer son marché, il ne sert à rien de poursuivre l’aventure, de perdre du temps et de l’argent et de dégrader sa réputation. Quand Sony a produit son chien robot domestique Aibo en 1999, il a exploré un marché qui n’était pas encore mûr et arrêté sa production ; toutes proportions gardées, Bruno Maisonnier qui était à la tête d’Aldebaran Robotics a constaté six ans plus tard que le marché avait évolué et que les mentalités avaient basculé ; il a alors plus facilement démontré l’utilité de tels robots et rencontré le succès avec l’humanoïde Nao. Dans le management d’un groupe, si tel chef de business unit ne répond plus convenablement aux sollicitations du siège ou refuse toute innovation, c’est qu’il est arrivé à un niveau d’incompétence tel qu’il doit être remplacé : le principe de Peter ne serait-il pas un avatar du point culminant ?

On peut trouver, dans la vie personnelle comme dans la vie professionnelle, un point culminant quasiment partout et ainsi se prémunir de quantité d’erreurs d’appréciation et de mauvaises décisions. Ces dernières sont le plus souvent dues à une mauvaise appréciation de situation, à un manque d’intuition et surtout à une interprétation erronée des signaux faibles et donc des perceptions de la cible visée. Or, une bonne identification des signes avant-coureurs et une bonne lecture de ces perceptions sont à la source de toute opération réussie. Robert Greene écrit en 2006 que "chacune de vos actions atteint à un moment donné son instant de perfection, de réalisation complète. Votre but est de terminer à ce moment-là, au sommet. (…) Pour finir exactement au bon moment, il faut avoir des buts précis, savoir ce que vous voulez. Vous devez aussi connaître parfaitement vos ressources : concrètement, jusqu’où pouvez-vous aller ? Ces informations vous permettront d’avoir l’intuition de ce point culminant de la victoire"[2]. Au lecteur d’apprécier les vertus de cette théorie à l’aune de ses propres activités, de déterminer les indicateurs ad hoc, d’identifier les signaux faibles pouvant l’alerter et, a contrario, de repérer le point culminant de ses concurrents pour mieux l’exploiter à son avantage et rencontrer le succès en créant la rupture escomptée.

Bruno Mignot

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[1] Field Manuel Operations 100-5 de l’US Army, 14 juin 1993.

[2] The 33 strategies of war, Ed. Joost Elffers, 2006.

09/11/2021

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