Pilotage opérationnel de crise dans les organisations aux prises avec le coronavirus
05/04/2020 - 9 min. de lecture
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Patrick Lagadec est Directeur de recherche honoraire à l’École polytechnique.
Matthieu Langlois est médecin anesthésiste réanimateur, CHU Pitié Sorbonne Université Paris 6, Membre de la Société Française de Médecine de catastrophe.
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Dans tous les hôpitaux et établissements de santé, et dans d’innombrables organisations – des plus centrales aux plus décentralisées –, des cellules de crise sont à pied d’œuvre pour faire face au mégachoc du Coronavirus.
Une question immédiate et très opérationnelle est de savoir comment piloter, organiser, faire vivre, ces cellules de crise – et nous pensons en premier lieu bien entendu aux Directeurs Médicaux de Crise dans les hôpitaux – et à tous ceux qui y apportent leur concours.
Pareil contexte a déjà fait l’objet de travaux des équipes et praticiens les plus en pointe. [1], [2] Et, notamment, des formations existent déjà depuis trois ans sur ces questions avancées, organisées par le Professeur Mathieu Raux et le Docteur Matthieu Langlois, sous l’autorité du Doyen Bruno Riou, présentement Directeur Médical de Crise de l’AP-HP. Avec pour objectif précisément de préparer à la gestion de l’imprévu, et même de l’inconnu, pour former des médecins à réfléchir vite et de manière agile hors du cadre.
Pour la question du pilotage des cellules de crise, on pourra se reporter à des écrits plus fouillés [3] (mais le temps est certainement trop compté pour qu’il soit possible de le faire à cette heure), ou à des planches que l’on peut rapidement parcourir.[4]
Mais nous voudrions proposer ici quelques repères très ciblés pour faciliter le travail immédiat de ceux qui ont la lourde charge d’aider au pilotage de la situation actuelle – et tout d’abord au niveau des cellules de crise autour des Directeurs Médicaux de Crise.
VISUALISER LE TERRAIN
L’exigence initiale est de tout de suite sortir d’une représentation « crise accidentelle », pour se donner une autre cartographie générale, plus adaptée aux grandes ruptures systémiques.
Sur cette carte de grande instabilité se bousculent des notions qui relèvent de l’extrême, du chaotique… : Déferlantes, hémorragies internes, angoisse générale, gouffres éthiques, longue durée et fatigue intense, rigidification des comportements, défenses de territoires, baronnies enkystées, reconfigurations bouleversantes des organisations, pauvre préparation aux crises classiques, aucune préparation aux ruptures systémiques, isolement des structures par rapport aux étages supérieurs (“nous sommes seuls”), peu de canaux d’échanges avec homologues, perte constante de la carte de repérage, attentes démesurées vis-à-vis du pilote + dénonciation de toutes ses décisions, égos surdimensionnés toujours prêts à compenser l’anxiété par des blocages et des morgues destructrices, etc.
NE PAS SE LAISSER DOMINER PAR LA CRISE
On aura clairement à l’esprit que la crise, a fortiori une crise à ce point extrême, ce n’est l’urgence : on est d’emblée au-delà des réponses codifiées pour le connu ; l’essentiel sera dans le non connu, et le questionnement va devenir la ligne d’action de base : avec des questions hors programme, des sujets mal posés, des règles illisibles, de l’information inexistante…
On se rappellera que la crise, a fortiori la crise majeure, c’est 10% d’explosif + 90% d’effets incapacitants et pervers. Avec des effets de souffle qui font perdre intelligence, discernement, efficacité. Et une ligne de plus grande pente qui guette à tout moment : chacun se bunkérise, les cloisons se dressent, les égos s’enflent, les défenses se rigidifient…
Le crucial est de savoir prendre du recul, apporter de l’intelligence temps réel, prévenir et dépasser les conflits délétères.
C’est la compétence dans le pilotage, la clarté dans les règles de travail, la capacité à donner du rythme, et la bonne volonté de chacun, qui permet de ne pas être happé par tous les pièges et sables mouvants de la crise.
Ce qui bien sûr sera d’autant plus facilité par une préparation préalable à la surprise. À défaut, on pourra au moins se mettre, personnellement et collectivement, en situation de préparation temps réel aux grandes surprises – ceci par un recalage flash de toute l’équipe, pour la mettre en phase avec la confrontation au chaotique et à l’inconnu. Ce qui peut s’exprimer simplement : se préparer avant, s’adapter pendant, s’améliorer après.
On va donc se mobiliser rapidement, s’impliquer entièrement. On va se battre pour être libre : car on sait que la crise va chercher à mettre les acteurs sous sa coupe. L’enjeu est de reprendre le manche et de redonner à chacun sa liberté de jugement, sa créativité, pour inventer et conjuguer les meilleures analyses et initiatives. Il y faudra du courage, intellectuel, décisionnel, tactique, pour inventer, faire advenir, tisser, des réponses inédites – mais ce qui ne veut pas dire « faire n’importe quoi ».
L’objectif reste clair : la qualité des soins n’est pas négociable, mais l’agilité stratégique dans l’utilisation des ressources, le partage public-privé, l’équilibre des flux entrants/sortants pour éviter d’atteindre le point de rupture – voilà l’épure dans laquelle il faut déployer intelligence, rigueur, efficacité, cohésion, et invention.
Il va falloir penser « Leadership » : la clé vitale, c’est le pilotage. C’est l’instance clés de voute à ne pas laisser à la crise. Son moteur est la créativité, le rythme, la vitesse d’entraînement. Mais en sachant bien qu’il faudra mettre le maximum de personnes en responsabilité, d’où l’exigence d’information large. Car les cellules de crise, petites cellules très dynamiques, ne sont là que pour faciliter la tâche de ceux qui sont à la manœuvre directement sur le terrain le plus immédiat. Avec l’ingrédient essentiel qu’est la confiance – sur toute la chaîne d’intervention. Pour aider, on peut fixer quelques principes simples.
SE RACCROCHER À DES PRINCIPES CLÉS
On aura d’emblée à l’esprit les principes fondamentaux tirés de l’expérience d’unités rodées aux situations extrêmes :
- Garder de la hauteur et de l'analyse.
- Essayer d'anticiper sans perdre de temps à la planification (trop tard).
- Agir avec efficacité en pensant objectif de flux.
- Inspirer confiance.
- Être capable d'innover et vite sans être prisonnier du doute.
DIRECTEUR DE CRISE
Cadrage initial
1. Observateur stratégique : Le Directeur trouvera une personne solide et de grande confiance qui l’aidera à prendre du recul en permanence, à encaisser les surprises, les reculs, les enfoncements de ligne, les refus des structures supérieures, les désobéissances les plus insupportables, les chocs les plus douloureux, etc. (égos démesurés à écarter d’office).
2. Force de Réflexion Rapide : pour le pilotage de crise à l’échelon d’un grand système, il serait très utile de compléter l’initiative « observateur stratégique » par une véritable « Force de Réflexion Rapide » – 3-5 personnes travaillant en permanence sur l’examen des défis horscadres.[5] Si cette FRR peut être montée, on gardera toutefois l’observateur stratégique placé immédiatement auprès du Directeur.
3. La bataille de l’efficacité temps réel : Naturellement, tout ce que l’on sait du fonctionnement des cellules de crise sera appliqué : autour de la table des personnes en prise directe avec les multiples composantes du système.
4. Réunir la cellule de crise, avec un mot de cadrage direct et impliquant : « Ne nous racontons pas d’histoire, nous entrons dans l’inconnu. Mon rôle sera de piloter au mieux, avec vous, une situation intolérable dans un univers insupportable. Mais nous le ferons ensemble, et c’est la conjonction des énergies et de l’intelligence de tous qui nous permettra de traverser l’épreuve ».
5. Cadrage de mission : « Nous sommes tous ici dans le but de faire passer le typhon au navire. Nous ne sommes pas les représentants et les défenseurs de chaque niche particulière. Jouer perso c’est déjà avoir perdu. Et l’échec n’est pas une option ».
6. La bataille du temps : « Le temps va être notre ennemi. Nous allons donc devoir parler de façon très synthétique, pour aller directement à l’essentiel qu’il s’agisse de constats comme de propositions. »
7. La bataille des trous noirs : « Nous allons buter sur de nombreuses questions impossibles. Nous nous interdirons ici les brainstormings allongés qui nous épuiseraient et nous paralyseraient. Pour toute question trop difficile pour être tranchée rapidement ici, nous demanderons à un ou des sous-groupes de clarifier les dilemmes en temps très contraint. »
8. La bataille du rythme : « Nous ne devons pas permettre à la crise de mener la danse. Nous clarifierons à tout moment le sujet immédiat de réflexion et de décision, nous nous donnerons des temps très comprimés et imposerons un rythme soutenu à nos travaux ». [6]
9. La bataille de la prise de recul : « Les crises de ce type l’emportent sur nous par leur capacité à nous mettre la tête dans le guidon. Nous allons pouvoir nous appuyer sur l’observateur stratégique qui pourra intervenir à ma demande pour faire des points sur toutes les dimensions à commencer par : les pièges qui nous guettent, les signaux aberrants qui pourraient nous avoir échappé, les lectures de fond qui mériteraient nouvelle donne, les idées tout à fait nouvelles que nous pourrions considérer. L’observateur stratégique [la Force de Réflexion Rapide] nous alimentera à ma demande d’interrogations, de constats, de suggestions à partir de son travail de réflexion en recul ».
10. La bataille de la ligne de crête : « Enfin, je rappellerai la règle du jeu dans l’univers qui est le nôtre à cet instant : nous allons devoir travailler avec un logiciel en mutation permanente. Nous allons constamment devoir anticiper, rester en questionnement, tout en ne perdant pas notre efficacité. Nous allons apprendre en courant, pour opérer constamment en phase avec un contexte hautement turbulent ».
MEMBRE DE LA CELLULE DE CRISE
1. Je me mobilise mentalement : Oui, la situation est complexe, surprenante, grave. Mais, justement, je suis là pour traiter ce type de défi.
2. Je me mets en posture de leadership : Je ne suis pas là en suiveur, en attentiste, en indolent. Je vais me battre pied à pied contre la crise. Avec tous ceux qui seront là avec moi. Et avec l’orchestre, pas tout seul : ce n’est pas un concours. Et pour le chef d’orchestre : le Directeur de Crise.
3. Tenir dans la durée : chaque membre de la cellule est en appui au Directeur de crise. On évite de lui compliquer la tâche par des interventions hors sujet. On veille à ne pas introduire de confusion supplémentaire. On rapporte tout signal de changement de niveau de problème, de mutation. Chacun est à tout moment en mesure de donner une synthèse en 20 secondes des enjeux clés à son niveau. On prépare le passage de témoin pour les relèves nécessaire pour tenir dans la durée.
4. Attitude : on fera attention à injecter en permanence de l’écoute, du respect, de la modestie. En refusant absolument les batailles d’égo, les défenses de territoires, les jeux personnels, etc.
Action.
Patrick Lagadec et Matthieu Langlois
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[1] M. Borel, C. Damm, B. Debien, H. Akodad, E. Dolla, A. Bouhaddou, F. Lamberdière, M. Raux : “S’exercer à l’afflux massif de victimes hospitalières... Comment faire ?” , Ann. Fr. Med. Urgence, DOI 10.3166/afmu-2019-0128
[2] Matthieu Langlois : “Prise de décision dans l’incertitude – Expérience des médecins tactiques du RAID”, Lirec n° 58, Janvier 2019, (pages 14-18). http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/lirec_58.pdf
[3] Patrick Lagadec : Cellules de crise – Les conditions d'une conduite efficace, Éditions d’Organisation,1995. http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/cellules_crise.pdf 5
[4] In www.patricklagadec.net, onglet : Power-Points – Gestion de crise : – Grammaire de gestion de crise : http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/repere_op0.pdf – Tableaux Salle de crise : http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/repere_op2.pdf – Guide Dirigeant – Pilotage : http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/brochure1.pdf – Cellule de crise Dirigeant : http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/Cellule-de-criseDirigeant.pdf – Force de Réflexion Rapide : une méthode d'aide au pilotage : http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/Force-de-Reflexion-Rapide-une-methode-pilotage.pdf – Force de Réflexion Rapide : Repères opérationnels : http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/FRR-REPERES-OPERATIONNELS.pdf
[5] Patrick Lagadec : “La Force de réflexion rapide – Aide au pilotage des crises”, PréventiqueSécurité, n° 112, juillet-août 2010, p. 31-35. http://www.patricklagadec.net/fr/pdf/PS112_p31_Lagadec-p.pdf Patrick Lagadec : intervention dans le cadre d’une mission de préparation de documents pédagogiques sous forme de témoignages vidéo, confiée à CRISOTECH par le SGDSN, sur le thème de la fonction d’anticipation au sein de la Cellule Interministérielle de Crise, 16 janvier 2019, http://www.patricklagadec.net/fr/films.htm
[6] Le stratège militaire William Boyd a proposé sa méthode OODA – observation, orientation, décision, action –, qui séquence le travail en proposant cette boucle d’intervention systématique. Ce qui importe, c’est le rythme général que l’on s’impose. Boyd avait en effet remarqué, pendant la guerre de Corée, que les Américains, qui disposaient pourtant d’avions bien supérieurs à ceux des Chinois, perdaient leurs engagements. Il comprit que la raison de ces échecs tenait au fait que les Chinois étaient bien plus rapides dans leurs retours d’expérience : leur rythme d’apprentissage était supérieur. Il faut donc d’emblée, dans la confrontation à l’inédit foisonnant, appliquer un rythme d’intelligence et d’action très soutenu, loin des trop habituels « suivis » de crise. Ici, de même, on ne pourra imprimer pareil tempo si le milieu concerné n’est pas dans une recherche constante des questions de fond, et entraîné à anticiper et mettre en œuvre des mutations qui fassent sens et cohésion. À défaut, la vitesse ne sera que précipitation et l’action ne conduira qu’à des déroutes encore plus rapides. (extraits de PL Le Continent des imprévus – Journal de bord des temps chaotiques, Belles Lettres, 2015, pages 239-240, http://www.patricklagadec.net/fr/livres/Lagadec-Le-Continent.pdf
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