Responsabilité... Citoyenne au temps des crises existentielles
10/01/2022 - 16 min. de lecture
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Il est crucial, comme on le fait ici avec constance, de s’interroger sur ce que l’on doit exiger des dirigeants, des responsables, des organisations, en matière de pilotage de crise, de préparation aux turbulences qui déferlent – et sur ce qu’on peut leur apporter comme concours.[i]
Il est crucial, aussi, d’ouvrir et de tisser de nouvelles relations entre le pouvoir et le citoyen, un citoyen trop longtemps considéré comme un incapable mineur, qui attendrait tout des responsables, et que tout porterait à « paniquer » en situation anormale.
De nouvelles visions, de nouveaux outils, de nouvelles pratiques tendent fort heureusement à supplanter les logiques d’antan. De nouvelles alliances ont vu le jour entre les étages exécutifs et les tissus sociaux, à la satisfaction de chacun. Que l’on songe par exemple à ce qu’une association comme VISOV en France ou les VOST à l’international ont apporté aussi bien pour informer le citoyen de façon précise, utile et rapide, à partir des informations données par les responsables, comme à partir des informations apportées par les citoyens eux-mêmes – ces dernières étant également transmises aux états-majors, ainsi mieux informés pour cartographier les théâtres d’opération et ajuster au besoin les interventions opérationnelles. [ii] Une maturité nouvelle est ainsi construite pas à pas, et fait des progrès constants, notamment en matière d’alerte des populations – avec des avancées remarquables dans le domaine de l’alerte des crues, comme de réponse post-accidentelle.
Mais cela, on le voit de façon criante avec l’épreuve sanitaire, ne saurait dispenser de s’interroger sur les difficultés rencontrées dans ces rapports entre l’étage du responsable et celui du citoyen. La crise du COVID – et toutes celles qui sont dans notre proche horizon (black-out cyber, paralysie des systèmes vitaux, retour de la guerre (hybride ou non), amoncellement de problèmes dont on ne voit pas les solutions…) – nous oblige à reprendre la question, avec rigueur et confiance, mais sans aveuglement – qui conduirait à de terribles déconvenues.
Il faut reconnaître, d’entrée de jeu, que la fonction du dirigeant est emportée dans des vortex de haute intensité.
Alignons quelques-unes de ces difficultés dans les rapports du dirigeant avec le citoyen en situation de crise, alors que, précisément, ces crises sortent de plus en plus des cadres pour lesquels ont été pensées, et développées, les meilleures pratiques – déjà difficile à mettre en action dans les situations connues.
- Comment garder la confiance du citoyen quand les informations qu’on est prêt à lui donner manquent singulièrement au tableau de bord ?
- Comment garder cette confiance quand les situations n’arrêtent pas d’échapper à nos « domaines de vol », et plus encore de muter, conduisant à des changements constants d’analyses, de résultats, d’objectifs, de protocoles – voire au constat d’une perte abyssale de repères… ?
- Comment opérer quand on se trouve aux prises avec des phénomènes qui ne se développent plus de façon linéaire, mais exponentielle, conduisant à devoir prendre des mesures alors que les impératifs d’action ne sont pas en phase avec les « évidences » directement perceptibles par le sens commun ?
- Comment garder cette confiance quand les meilleurs experts se battent avec résolution dans l’inconnu, mais rencontrent des océans d’ignorance difficile à dompter en temps réel ?
- Comment garder ce lien de confiance quand certains experts utilisent à fond l’insatiable appétit médiatique, et la folie des réseaux dits « sociaux », pour s’engager à fond dans la déclamation hors sol et la vocifération « anti-système », avec l’assurance que le caractère provocateur du propos, la mise en accusation de « tous les autres » dénoncés urbi et orbi comme des « vendus » aux « forces dominantes », seront instantanément payés de triomphe de l’ego, avec gloire télévisuelle garantie, et vénération jubilatoire dans les réseaux sauvages ?
- Comment garder sa légitimité quand une longue suite de déroutes emblématiques ont durablement grevé la crédibilité des autorités – le nuage de Tchernobyl étant assurément la faute “originelle” qu’on risque de devoir expier sur des générations ? Ces failles primordiales ayant été réactivées dans les débuts de la crise COVID par des postures pavloviennes aussi inadéquates que suicidaires dans le dossier des masques au début de la pandémie.
Mais il faut aller plus profond dans les dynamiques actuelles au sein des populations et de leur rapport à l’autorité :
- Il est tout à fait possible que beaucoup soient désormais emportés par une angoisse débordante face aux pertes de repères dans un monde de plus en plus bousculé. Comment tenir autant de fronts de fragilités existentielles, qui ne cessent de se découvrir, vague après vague ? Comment se fier à l’expertise quand on la sent elle-même dépassée, et confrontée à des questions qui la dépasse et la déstabilise ? Comment se fier à la gouvernance, quand on a la perception que les responsables sont tout autant désarçonnés ? Comment tenir des événements déchirants, non pas pour un temps court comme dans le cas de l’accidentel, mais dans le temps long, qui imprime une fatigue psychique de plus en plus marquée ?
- Il est également possible que ces fronts ne soient pas, finalement, le plus déstabilisant : mais la perte des socles, des ancrages, des tissus qui faisaient tant bien que mal un « vivre ensemble » dans lequel on pouvait trouver sa place ou tout au moins naviguer avec un minimum d’équilibre et de repères. Ce que l’on arrivait à tenir, certes avec peine, semble désormais hors de portée à beaucoup.
Dès lors, on se retrouve plongé non plus seulement dans l’accidentel douloureux mais bien dans le chaotique – « la plus profonde terreur des humains », comme le dit Maurice Bellet. Être jeté sur ces rivages du chaotique provoque des réactions de survie d’une violence inouïe, le cri déchirant venant supplanter la parole maîtrisée. C’est avec Thanatos qu’il faut soudain se mesurer, comme si le mot de Valery revenait avec une brutalité que l’on avait pu oublier : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »
Les défenses sont mobilisées à la hâte, avec frénésie :
- La bunkérisation dans une critique générique : « Vous ne passerez pas ».
- La fermeture face à tout savoir, avec le repli dans un culte sans limite voué aux figures les plus provocatrices en matière d’expertise.
- La dénonciation réflexe de toute autorité, y compris dans ses propres rangs comme on l’a vu avec le mouvement des « Gilets Jaunes », quand certains ont proposé de mettre de l’organisation, de la délégation, dans les convulsions incapables de déboucher sur quoi que ce soit de meilleur pour le mouvement – jusqu’à la menace de mort envoyée à ceux qui tentaient de faire œuvre de conduite organisée.
- Le blocage sur des slogans au pouvoir de coagulation proportionnel aux terreurs ressenties et au besoin irrépressible de s’opposer.
Sous ces dynamiques, émergent deux principes devenus sacrés :
- « Me, Myself and I », slogan si tendance, qui devient le nouvel ancrage personnel, le nouvel horizon collectif. Dans cet univers, difficile de parler de « responsabilité », de gain « collectif ». Le mot de Kennedy se trouve radicalement inversé : « Ne me demandez pas ce que je peux faire pour le pays, mais laissez-moi hurler ce que j’exige que le pays fasse pour MOI »
- Seul le faux est tolérable. La réalité, ne l’est plus. On recherche alors les “vérités alternatives”, valeur refuge qui au moins offre un semblant de protection et comme un temps de respiration dans un syndrome d’essoufflement impossible à combattre. Même si l’on sait que c’est faux, au moins l’énoncé est vivable. Au pays du faux, tout redevient “comme avant”.
Emporté par ces puissants courants de fond, le citoyen va se montrer particulièrement réfractaire. Il ira chercher toutes les failles, tous les interstices, toutes les évolutions, pour condamner tous les dires, toutes les recommandations. Et plus encore toutes les « contraintes », illégitimes dans son monde dès l’instant où elles touchent à son royaume personnel.
Le responsable va se retrouver à devoir opérer, communiquer, au milieu d’un puzzle foisonnant de tribus éclatées, fermement arc-boutées sur des positions de plus en plus dures, comme on le voit sur la question de vaccins.
On peut notamment mentionner, mais ce n’est qu’une liste très restreinte de ce qu’il faudrait identifier :
- La tribu des « Il n’y pas une minute à perdre » : “ Les risques collectifs sont énormes, les études réalisées et les données du terrain ne font pas état de problèmes avec les vaccins, tout retard serait à haut risque ; n’attendons pas d’avoir tous les tampons nécessaires : quand on sera sûr et certain à 100%, on sera à tout coup déjà dans la débâcle.”
- La tribu des « Allons-y, mais pas d’urgence absolue ». “Nous ne sommes pas à quelques semaines près. Attendons que toutes les instances aient dit leur mot avant d’y aller.”
- La tribu des « Prenons le temps du recul » : “Tout va trop vite, on n’a pas assez de données, attendons une année, deux années, mais il vaudrait mieux attendre dix ans, on ne sait jamais, s’il y avait des effets secondaires surprises.”
- La tribu des « Je n’y comprends rien, on nous trompe » : “Quand vous pourrez m’expliquer tout, quand vous aurez stabilisé l’affaire, je verrai.”
- La tribu des « Hors lieux » : Ils sont quelque part, mais on ne sait trop où, ni comment les atteindre.
- La tribu des « Je suis contre certaines mesures, mais je ne suis pas anti-tout » : “Je suis contre le passe-sanitaire, mais pas contre les vaccins ; je suis contre le vaccin, mais pas contre le masque ; je suis contre le masque, mais pas contre la distanciation sociale ; je suis contre le télétravail, mais pas contre la distanciation sociale…”
- La tribu des « Je suis contre donc je suis » : “Contre le vaccin, contre le passe-sanitaire, contre le masque, contre les mesures de distanciation sociale, contre le confinement, contre la fermeture des discothèques – contre tout ce qu’ils voudront m’imposer.”
- La tribu des « Vous êtes non crédibles » : “J’irai repérer toutes vos hésitations, vos erreurs, vos changements de pied, vos contradictions, pour dénoncer tout ce que vous préconisez.”
- La tribu des « Je m’arrange » : “Le médecin d’ici donne sans problème des arrêts de maladie. On ne nous demande jamais notre pièce d’identité quand on présente un QR code. On peut avoir des faux sans problème.”
- La tribu des « Vos conneries, ça commence à bien faire » : https://www.franceinter.fr/emissions/le-billet-de-sophia-aram
- La tribu des « Rendez la vaccination obligatoire ! » : “Je me suis positionné comme refusant la vaccination ; mais si vous rendez la vaccination obligatoire vous me donnerez un sauf-conduit personnel, je n’aurais pas à me déjuger, ni vis-à-vis des autres, ni vis-à-vis de moi-même.”
- L’autre tribu des « Rendez la vaccination obligatoire ! » : “J’étais contre l’obligation vaccinale, mais nous allons être contraint d’y arriver puisque le réservoir de non vaccinés reste une menace existentielle pour la collectivité.”
- La tribu des « MON corps » : “ Vous ne toucherez pas à Mon Corps, c’est sacré.”
- La tribu des « Touchez pas aux enfants ! » : “Il n’y a pas de problème pour les enfants. On verra la question quand tout le monde sera vacciné. Il faut absolument fermer les classes s’il y a des contaminations. Arrêter avec la classe en distanciel : c’est trop pénalisant pour les enfants et impossible pour les parents. Et je refuse le dépistage à l’école, mon enfant est sacré !”
- La tribu des « IKEA » : “Il aurait suffi de commander des lits en nombre suffisant.”
- La tribu des « Épuisés » : “Deux ans, c’est trop, je n’en peux plus. Alors, laissez-moi Noël, laissez-moi faire ce qui me manque trop cruellement et que vous allez encore m’interdire”.
- La tribu de « L’épuisement dépassé » : “Laissez-moi vomir. Je n’en peux plus ; arrêtez les mauvaises nouvelles !”
- La tribu des « En deuil, et en grande souffrance » : “Si mon proche avait eu les soins qu’il aurait dû avoir, son cancer ne l’aurait pas emporté [sous les mots : mais priorité devait être donnée à ceux qui avaient refusé le vaccin et encombré les services de réanimation (en hurlant à la discrimination et à la trahison du Serment d’Hippocrate si on ne leur laissait pas la priorité sur tous les autres, et donc sur mon mari)].”
- La tribu des « Bienveillants » : “Il faut respecter les gens, ne pas les montrer du doigt, ne pas les infantiliser, il faut faire de la pédagogie, le temps que ça prendra. Surtout pas de position de fermeté. Il faut comprendre ces nouveaux citoyens qui ont été éduqués dans des univers d’où la contrainte a été largement bannie. On ne peut pas demander à une génération d’enfants-rois de se plier à des diktats ; il faut faire œuvre de patience et de doigté, en respectant le rythme de chacun.”
- La tribu des « Arrêtez de faire la morale » : “Chacun est capable de réfléchir et de prendre ses décisions.”
- La tribu « Que Macron se débrouille » : “Ce n’est pas nous qui gouvernons [et heureusement]. Si vous touchez aux rendez-vous électoraux, comme vous y avez songé pour les municipales, on vous mettra en accusation pour comportement dictatorial ; si vous n’y touchez pas et que ça s’avère délétère, on vous accusera de défaut d’anticipation.”
- La tribu des « Agora sinon rien » : “Il faut arrêter avec les conseils en tout genre, et ouvrir de grands débats publics avant de prendre des décisions.”
- La tribu des « Révolutionnaires » : “Tout pouvoir est dictatorial. Et radicalement dictatorial en cas de crise. Les puissants sont friands des stratégies du chaos, donc résistez ! Il faut s’opposer à tout ce qu’on tente de nous imposer. Et aller manifester.”
- La tribu du « Délire » : “Quiconque veut passer outre mes opinions est un dictateur sanguinaire. Le vaccin, c’est un viol. La 3ème dose, une tournante. Les vaccins ont déjà fait des millions de morts. Les variants sont causés par les vaccins. Nazis, Gestapo, Étoile Jaune, Nuremberg.”
- La tribu « Violence et terrorisme » : “Le COVID, sublime occasion pour en découdre, faire des stocks de munitions, et se préparer à l’attaque armée.”
Face à un tel tableau, bien plus foisonnant qu’indiqué ici, et qui n’est pas du tout stabilisé, il reste à s’interroger : quel pilotage pour ceux qui ont la redoutable tâche de piloter le navire ?
Un jour un préfet[iii] me conta qu’il avait demandé à 8 000 habitants d’évacuer un quartier qui allait subir une crue violente et imminente :
« Peu acceptèrent d’évacuer. Il fallut les hélitreuiller pendant la nuit, ce qui comportait des risques très élevés. Et le lendemain, alors que je circulais en bateau dans les rues de ce quartier, des habitants m’insultaient depuis leurs fenêtres : “Vous êtes un salaud, vous auriez dû nous évacuer de force !”.
Et le préfet d’ajouter :
“Il faut vivre avec ces contradictions ».
Prenons le risque de l’erreur, et proposons ces quelques pistes :
- Avoir toujours une longue vue pour tenter de discerner du mieux possible des trajectoires qui ne soient pas dictées par l’instant, les dernières humeurs, les derniers avatars, les dernières exigences contradictoires…
- Prendre garde à éviter les déclencheurs de prises en masse fulminantes dans cette matière en surfusion. L’évitement sera souvent la voie la moins mauvaise (même une puissante escadre ne saurait donner l’ordre à un phare planté sur un îlot rocheux de bien vouloir se déporter suffisamment pour laisser passer la force qui va).
- Faire le maximum de pédagogie calme, sereine et rigoureuse, pour remettre en continu ce que l’on peut comme stabilisateur dans le système et les esprits tourmentés.
- Faire preuve du maximum de respect et de bienveillance, pour accueillir les blessures et traumatismes profonds que la situation ne cesse d’aggraver.
- Avancer cependant, en faisant preuve de responsabilité : cela donnera de la réassurance. Abdiquer de toute rigueur et de toute exigence de pilotage ne ferait que dramatiser le sentiment de perte de contrôle.
- Se préparer en permanence à la possibilité (inévitable) d’erreur, d’impasse, de retournement, obligeant à des corrections rapides, voire à des changements de pied décisifs. Mais cette agilité n’est possible que s’il l’on réfléchit en permanence en anticipation, et même en termes de ruptures surprises (par exemple : “On nous dit qu’il est impossible de mettre au point un vaccin en moins de deux-cinq ans : et si on y arrivait en un an, quelles ouvertures, quels pièges ?).
- Choisir les points de fermeté que l’on va tenir et assumer, en préparant au mieux les inévitables batailles qui devront être livrées. Il y a des “crises” que le responsable doit pouvoir déclencher lui-même pour ne pas aller au désastre, et c’est alors qu’il lui faut rassembler toutes ses préparations, son intelligence de situation, et sa capacité d’invention.
- Se préparer, plus encore que de coutume, à devoir subir des attaques d’une violence inouïe, à la mesure des terreurs ressenties par les tribus en souffrance, ou en opposition radicale.
La voie est étroite dans ce champ de mines où tout peut exploser à tout moment. Un mot de trop, et c’est l’embrasement. Un acte de pas assez, et c’est la Haute Cour. Comment opérer, moins entre des blocs qu’au milieu de zones pulvérulentes, soumises à des mutations-explosions brutales ?
Il faut à tout responsable une infinie patience, des trésors de créativité, un dévouement sans borne au service de la Cité – et une capacité de décision qui ne fléchisse pas quand il reçoit de partout des cris l’implorant tout à la fois de tout résoudre et de ne rien faire, et de résister et de capituler.
Il lui faut aussi, comme je n’ai cessé de le proposer, un appui de type “Force de Réflexion Rapide”, en mesure de lui apporter des options, des éclairages non en matière d’expertise scientifique (par ailleurs bien évidemment indispensable), mais en matière d’option et de modalités de pilotage.
Comment écouter, parler, accueillir, tenter de sortir du vertige au bord du gouffre ? La pédagogie, est à la fois nécessaire et aux limites. La violence est là, palpable et pressante. Socrate va-t-il devoir rendre les armes du Dialogue ?
Difficile terrain de plus en plus marqué par de lourdes tendances : un refus de la réalité, un refus du langage articulé sur le vrai, une exigence de faux pour pouvoir supporter l’inquiétude des jours. Au plus profond : un refus en définitive du projet démocratique.
Comme une société trop fatiguée pour pouvoir encore attendre quoi que ce soit de ses dirigeants, pour pouvoir tolérer qu’on veuille même la représenter, pour pouvoir encore regarder le réel, pour pouvoir prendre sa part. En d’autres termes, sous la dénonciation de dictature, l’attente sourde (ou pas) d’un Sauveur. Et le comme dit Jaspers : « Quand on attend un sauveur, c’est le Führer qui arrive ».
C’est sans doute cette blessure profonde, cette angoisse archaïque du petit d’homme qui découvre que ses parents ne sont pas des dieux qu’il faut aujourd’hui comprendre, et à laquelle il faut s’efforcer de répondre.
Certains le feront en captant ces angoisses pour en faire l’instrument de leur puissance. Ils seront “tendance” en allant au-devant de toutes ces exigences et en promettant toujours plus de noirceur et d’alliance avec Thanatos. Jusqu’à ce qu’un jour Thanatos finisse par régler son compte à tout le monde. Il n’est pas impossible d’ailleurs que l’accusation de plus en plus fréquente de « dictature » recouvre en réalité une sorte d’aspiration aussi sourde que profonde à voir un dictateur imposer ses lois d’airains – et par là soulager tous ceux qui n’auront plus à faire eux-mêmes le travail de responsabilité qui incombe à tout « citoyen ».
D’autres se saisiront du fardeau, écouteront l’angoisse, trouveront des voies et des moyens pour ouvrir des voies entre contradictions, impasses, trajectoires suicidaires, et sorties confortant finalement des conditions plus propices à la vie collective que la perspective de la violence, de camps, de mort.
Il faut souhaiter le meilleur aux dirigeants.
Et rappeler aux citoyens qu’eux aussi doivent se préparer à naviguer dans des océans difficiles, en se hissant à la hauteur du défi d’aujourd’hui : la capacité à tolérer l’incertitude et même l’inconnu.
Cette condition se présente comme une caractéristique profonde des temps qui viennent. La réponse ne saurait être la recherche frénétique d’un bouche-trou commode, d’un verrou illusoire. Le piège massif serait de choisir, par défaut ou par conviction, une capitulation suicidaire, personnelle et collective. La voie, au contraire, est à rechercher et ouvrir à travers des liens sociaux, des inventions communes porteuses de sens et de résilience.
C’est là le fond de ce petit texte : Responsabilité… citoyenne.
On laissera ici la réflexion, en nous souvenant du Discours de Périclès. Il apporte à la fois peu (car ce ne sont pas des solutions clés en main), et beaucoup – il nous rappelle ce qui fait, de façon primordiale, la force d’une cité, d’un État, d’une collectivité humaine.
« Se trouvant alors, à tous points de vue, désemparés, ils s’attaquaient à Périclès. Lui, les voyant prendre avec aigreur leur situation et faire exactement tout ce à quoi, de lui-même, il s’attendait, réunit une assemblée […] Il voulait les rassurer et écarter de leur esprit tout emportement, pour les orienter vers un esprit plus conciliant et plus confiant.
“Je m’attendais à ces symptômes de colère que vous marquez envers moi, car j’en perçois les causes ; et justement, si j’ai réuni l’assemblée, c’est afin de rafraîchir vos souvenirs et vous adresser des remontrances, pour ce que votre attitude peut avoir d’injustifié, soit quand vous me montrez de l’aigreur, soit quand vous vous laissez dominer par vos malheurs.
Je pense en effet, quant à moi, qu’un État sert mieux l’intérêt des particuliers en étant d’aplomb dans son ensemble, que prospère en chacun de ses citoyens individuellement, mais chancelant collectivement.
Car un homme peut voir sa situation prendre un cours favorable : si sa patrie va à la ruine, il n’en est pas moins entraîné dans sa perte. […]
Bouleversés par les misères qui frappent vos maisons, vous renoncez à la préservation de l’intérêt commun, et vous élevez des griefs à la fois contre moi […] et contre vous-mêmes […].
Les Athéniens ne cédèrent qu’aux coups qu’il se portèrent eux-mêmes” » [iv]
Patrick Lagadec
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[i] Patrick Lagadec : Le Temps de l’invention – Femmes et Hommes d’État aux prises avec les crises et ruptures en univers chaotique, Éditions Préventique, 2019. http://patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/10/Lagadec-LeTempsdelInvention.pdf
[ii] Patrick Lagadec, “Les réseaux sociaux dans les crises : le basculement”, Chronique, Préventique, n°153, Juillet 2017, p. 5. http://patricklagadec.net/wp-content/uploads/2021/11/prev153-p05-actu-lagadec-p.pdf
[iii] Voir mon site, “À l’écoute de Christian Frémont : Gouvernance et responsabilité dans des mondes explosés, https://www.patricklagadec.net/back-office/videos-grands-temoins/
[iv] Thucydide, Histoire du Péloponnèse, Livre II, Robert Laffont, 1990, pages 275-276 ; 281.
10/01/2022