L’Ukraine et les opérations dans la profondeur opérative. Redécouvrons notre souveraineté.

12/05/2023 - 20 min. de lecture

L’Ukraine et les opérations dans la profondeur opérative. Redécouvrons notre souveraineté. - Cercle K2

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Le Général Jean-Pierre Meyer est Président du Cercle K2 et co-pilote du Groupe K2 "Forces armées et société civile". Philippe Muller Feuga est Consultant, Expert en sécurité & intelligence stratégique, protection des données et gestion de crise et co-pilote du Groupe K2 "Forces armées et société civile".

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Cette Tribune s'inscrit dans le cadre du travail réalisé par le groupe K2 "Forces armées et société civile".

 

1. Les premiers enseignements du conflit Ukrainien 

Ils montrent que notre pays a subi deux "surprises stratégiques" : 

  • Ce conflit n’avait pas été anticipé et apparemment aucune mesure de prévention n’avait été prise à la suite des accords de Minsk de 2015 et des déclarations agressives de Vladimir Poutine dès 2007, à la conférence de Munich sur la sécurité.
  • L’esprit de résistance des forces et de la population Ukrainiennes nous a tous étonnés.

Les services de renseignement français ont-ils été pris en défaut ? La France a-t-elle été marginalisée par des "alliés" ? Avons-nous mal apprécié la situation politique et militaire ?

L’action militaire russe ne pourrait-elle pas avoir été provoquée par les Américains qui veulent affaiblir la Russie en la "saignant" comme cela a été annoncé outre-Atlantique ?

En retour, cette action militaire n’est-elle pas qu’un volet annoncé d’une guerre sous couverture ethnique, culturelle, voire religieuse, lancée contre les Américains dominants et par extension contre l’Occident selon un "modèle unipolaire non seulement inadmissible mais aussi impossible", tel que le dénoncait Vladimir Poutine dans son discours à la conférence sur la sécurité à Munich le 10 février 2007.  

Cette guerre globale étant à dominante économique, non sans substrat juridique, la Russie pouvait elle perdre le contrôle de l’Ukraine, grenier à blé de l’Europe et détenteur de matières premières stratégiques particulièrement dans le Donbass ?  Cette région est en outre le verrou de la mer d’Azov et par extension de la Mer Noire. 

Les matières premières, comme le blé et le gaz dont les cours mondiaux flambent, constituent une arme économique géopolitique majeure dont les pays européens ont déjà fait l’expérience lors des crises pétrolières de 1973 et 1979, soulignant leurs dépendances. Cette arme l’est aussi contre la souveraineté de certains États d’Afrique en fragilisant la chaine alimentaire combinée avec l’action des forces de Wagner, tout en diffusant un discours anti-français et anti-occidental. La Russie remet en cause l’ordre mondial selon le modèle unipolaire apparu en 1991. 

 

2. L’Ukraine comme exemple de conflit de haute intensité à nos portes

2.1. Une alerte lancée par le chef d’État-major des Armées

Sur le plan militaire français, dès octobre 2021, le Chef d’État-major des Armées (CEMA) avait évoqué les conflits de haute intensité pour lesquels nos forces armées n’étaient pas préparées. Seuls les équipements tactiques étaient l’objet d’une certaine attention. Ils ne remplaçaient que nombre pour nombre les matériels anciens devenus obsolètes. Le soutien logistique, dont la BITD, n’était pas repensé pour une guerre longue, notamment pour les munitions. Le poids des investissements coûteux entraînait une réflexion sous contrainte budgétaire forte. Celle-ci pesait aussi sur le concept d’engagement, toujours aussi générique en termes d’emploi "agiles et adaptables" pour les forces terrestres, sans grande nouveauté stratégique alors que la révolution numérique du big data portée par l’IA et les drones, l’espace et le cognitif allaient profondément bouleverser la guerre traditionnelle en donnant un avantage à l’information et au renseignement. Ce constat est un premier enseignement majeur de la guerre d’Ukraine. Le nucléaire conservait pour la France, sa mission de dernier recours, et les vieux réflexes acquis lors de la Guerre froide refaisaient leur apparition. Ce nucléaire national s’inscrit cependant selon une perspective de sécurité et de défense, sur le débat nucléaire dans le contexte régional européen et de contribution française à l’autonomie stratégique de l’Union européenne.

 

2.2. La primauté de la défense sol/air, du cyber, du binôme renseignement-feux : passer de la profondeur tactique à la profondeur opérative

Les forces à dominante terrestre agissant surtout en zone urbaine étaient appuyées par des forces aériennes, des hélicoptères et des drones. Ces appuis ont montré leurs vulnérabilités face aux défenses sol/air courte, moyenne et longue portées, puissantes et efficaces.

Comme lors du conflit dans le Haut-Karabakh, la guerre en Ukraine souligne l’effet de désorganisation tactique et opérative provoqué par  la guerre électronique. 

Les drones tactiques de petite dimension, de quelques dizaines de grammes à quelques kilogrammes, sont employés massivement. Difficiles à détecter et à neutraliser, simples à opérer et peu couteux, ils révèlent leur plus-value opérationnelle. Leur armement, même élaboré de "façon artisanale", crée le trouble, voire des pertes dans les rangs des forces adverses.  

Systèmes hybrides entre les drones et les missiles, les munitions rôdeuses font désormais partie de l’arsenal utilisé par les belligérants. Que ces systèmes soient industrialisés, ou de conception artisanale, ils apportent une nouvelle capacité de frappe plus ou moins précise dans la profondeur, selon la sophistication du système. Ils produisent des effets psychologiques indiscutables, en particulier auprès des populations civiles ou tactiques dans la contre mobilité.

Le missile hypervéloce et l’obus montrent toute leur efficacité : ce sont les seules munitions en raison de leur vitesse de projection, qui ne peuvent pas actuellement être interceptées. Si elles peuvent être détectées, elles ne peuvent pas être stoppées, détruites ou déviées sur leur trajectoire. 

En outre, à grande distance, la cadence de tir des obus permet au canon de quitter sa position en sécurité avant que le premier projectile n’atteigne son objectif. La contrebatterie traditionnelle, par l’action des radars de trajectographie, n'a plus toute sa pertinence.

Les combats peuvent avoir lieu sur tous les fronts, dont les fronts côtier et maritime.

Si la conquête et la défense peuvent être réalisées par priorité grâce à des moyens aériens ou navals, le besoin de forces terrestres nombreuses pour occuper le terrain et le tenir sont de nouveau mis en évidence. C’est une constante incontournable depuis des siècles. Ces forces cependant, par souci d’efficacité et de protection (pour qui meurt-on ?) doivent être équipées et robustes pour mener des combats urbains souvent violents, et bénéficier d’une couverture sol/air contre la menace air/sol et sol/sol dans laquelle les obus, les missiles ainsi que les drones tiennent une place prépondérante. En combat urbain, le drone tout autant que le sniper apparaissent comme une arme efficace.

L’emploi de l’aviation en action directe ou dans la profondeur montre rapidement ses limites en raison des défenses sol/air redoutables. C’est aussi le cas du drone armé ou non, agissant dans la profondeur. S’il a été valorisé dans les engagements asymétriques, il a moins de pertinence dans un conflit de haute intensité, sauf dans des espaces lacunaires ou de manière opérative.  L’avion qui lance son missile air-sol en "stand off" est toujours à considérer. C’est la capacité de pénétration du missile qui donne l’intérêt opérationnel à ce système d’arme.

Cette guerre montre en outre, que nous ne sommes plus dans des schémas d’engagements courts comme ceux qui étaient envisagés lors de la Guerre froide. L’esprit de défense et de résistance devient primordial. Il faut maintenant "tenir et durer".

 

2.3. Ce conflit met en exergue l’action dans les profondeurs tactique et opérative 

Le renseignement valorise l’action en profondeur

La profondeur tactique est aéroterrestre et s’étend sur quelques kilomètres à partir des contacts. Elle est traitée selon les doctrines habituelles. Les objectifs sont essentiellement militaires. Ils relèvent bien souvent du soutien direct des forces engagées, du commandement, des communications et de la logistique. L’apparition des drones permet de bénéficier d’une capacité de collecte du renseignement multi capteurs avec une réactivité et un temps de revisite complémentaires des performances des satellites. Les systèmes de drones tactiques permettent aux forces terrestres, grâce à leur connexion aux réseaux de commandement et de contrôle, voire à leur armement embarqué, de traiter les objectifs en temps réel et les objectifs d’opportunité lorsque le drone est armé, selon le concept de la boucle courte décisionnelle, bien connu des artilleurs. 

 

La profondeur opérative

Pour définir cette profondeur, voire ces profondeurs il était d’usage de se référer à la géographie dans toutes ses dimensions terrestre, aérienne et maritime, dont l’espace sous-marin. Cette géographie correspondait bien souvent à deux éléments : la portée des armes combinée aux moyens de renseignement et d’acquisition des objectifs.

L’évolution des techniques et de la haute technologie qui participent à l’action permettent d’augmenter le second élément, grâce à  l’espace pour les satellites de communication et de renseignement, aux drones opératifs, de moyenne voire haute altitude et de longue endurance, au numérique, au big data et à l’IA, au cyber et aux réseaux sociaux pour la "guerre dans la population". 

Ainsi, le renseignement qui était auparavant construit sur des hypothèses peut maintenant s’appuyer sur des observations en temps réel, notamment pour ce qui concerne les activités menées dans la profondeur. 

Le renseignement temps réel permet ainsi des actions et des réactions, elles aussi menées en temps réel. Elles sont le produit d’une coordination voire d’une interaction entre, d’une part, l’information et le big data, le cyber, le numérique, l’IA et, d’autre part, les effecteurs qui tirent de plus en plus loin avec une précision accrue. Pour valoriser l’effet à obtenir, cette coordination doit être placée dans le cadre d’une stratégie dédiée et d’une manœuvre spécifique composante de la manœuvre d’ensemble : nous sortons du concept de boucle courte pour entrer dans celui des opérations de ciblage. Ceci nécessite alors, et c’est nouveau, de mener ces opérations dans une organisation systémique interarmées dans laquelle les opérations spéciales susceptibles de mener en outre, des opérations cognitives, sont intégrées. 

Ces opérations de ciblage, entraînent une transformation des "états-majors" comme levier robuste de notre souveraineté en symbiose sécurisée avec notre environnement informationnel en flux temps réel interactif. Cette transformation à l’ère de la révolution numérique et des sciences génératives implique la formation d’ officiers d’active et de réserve à l’action interarmées, à l’emploi des   feux sol-sol, sol-air, air-sol,  au renseignement, aux actions d’influence cognitives dans une convergence de la sociobiologie, des sciences de la complexité et des ingénieries des systèmes. 

Le binôme opérationnel renseignement-feux associé au numérique, au cyber, au big data et à l’IA, apparaît comme majeur et fondamental dans le concept d’emploi des forces. Les feux sont à la fois sol/sol, air/sol, mer/sol, le drone armé se situant entre le sol-sol et l’air-sol, voire le mer-sol. Par anticipation, le renseignement doit bénéficier de la documentation "ciblage" élaborée dès le temps de paix par l’observation des zones de conflit potentielles.

Le binôme renseignement-cognitif mérite aussi une attention particulière : le 31 décembre, pour la Saint-Sylvestre, les soldats russes appelés au téléphone portable par leurs familles inquiétées à tort par des informations alarmistes fausses (fake news), diffusées sur les réseaux sociaux ou simplement pour des vœux de nouvel an, ont révélé leur position par des interceptions de haute technologie. Ils ont subi des frappes d’artillerie occasionnant ponctuellement plus de 400 morts à Makiïvka dans le Donetsk, selon les informations révélées par les médias.

 

3. De nouvelles vulnérabilités et opportunités d’actions

3.1. Des fragilités logistiques ou collatérales à consolider

Grâce aux capacités nouvelles du renseignement et des effecteurs dont cognitifs, l’examen de cette profondeur fait apparaître des nouvelles vulnérabilités et des opportunités d’action pour les forces.

Les soutiens logistiques, notamment en munitions dont la consommation augmente ainsi que la définition et la réalisation d’équipements plus adaptés aux actions en cours, impliquent, d’une part, une redéfinition des stocks, un soutien en temps réel de l’industrie d’armement dont les installations sont à sécuriser, une redéfinition des flux logistiques sécurisés avec une meilleure mise en œuvre des différents dispositifs sur le secret défense et, d’autre part, une préservation des ressources énergétiques et en matières premières sensibles. 

L’aide logistique des pays "amis" prend une dimension stratégique voire politique pouvant entraîner ces pays dans la "co-belligérance" même si ce terme n’a aucun sens juridique surtout si aucune guerre n’a été déclarée. Poutine évoque une "opération spéciale" et jamais la guerre. Cependant, c’est ainsi que le conflit qui n’est pas mondial se "mondialise" surtout au niveau des pays BRICS qui contestent l’ordre établi. En outre, les sanctions économiques et technologiques décidées par l’Occident, notamment sur les approvisionnements en matières premières, en énergie, en composants électroniques ou autres, sont appelées à réduire les capacités des forces engagées, à accélérer la hausse des prix et à entamer le moral des  populations soumises à des restrictions de longue durée et subissant l’inflation qui réduit leur pouvoir d’achat.

Le moral des combattants, souvent peu aguerris comme celui des forces de réserve, peut être entamé par cette guerre meurtrière qui dure. La présence de forces appartenant à des sociétés militaires privées SMP comme Wagner, éloignées des obligations juridiques définies par le document de Montreux en 2008, peuvent créer des tensions à l’intérieur même des forces combattantes, ainsi qu’au niveau du commandement. Le comportement de ces guerriers ainsi que leurs chefs qui n’ont pas le statut de militaires, dont les modes d’action sont violents et souvent inhumains, les conduit invariablement à être accusés par le Tribunal pénal international (TPI) d’être des criminels de guerre.

 

3.2. Une autonomie de nos territoires et espace à organiser 

Parallèlement, le soutien matériel et moral de la population à la fois par les familles pour leurs membres engagés au combat et les citoyens pour soutenir la politique menée par le pays, dont l’économie de guerre ou la guerre tout court, peut être entamé alors que cette guerre "n’en finit pas".

Le concept de défense opérationnelle du territoire (DOT) en liaison avec les autres formes de la défense militaire et avec la défense civile comme cela est évoqué par le code de la Défense, montre de nouveau tout son intérêt : pour la France, son territoire dont les outre-mer, ses institutions et forces vives, ses intérêts fondamentaux, son industrie d’armement et ses capacités souveraines pour assurer la durabilité de la vie de sa population et de ses forces armées, son esprit de défense et de résistance à l’image de celui des Ukrainiens, sont menacés à la fois de l’extérieur et de l’intérieur.

Les missiles notamment hypervéloces sol-sol, air-sol et mer-sol embarqués sur des navires de surface ou des sous-marins sont maintenant à portée de notre territoire dont nos outre-mer et de nos intérêts vitaux.

L’espace dans lequel nos satellites évoluent, notamment ceux qui nous donnent en partie notre renseignement souverain et assurent nos communications est soumis à des menaces physiques et matérielles. Cela a été le cas en 2017, lorsque le satellite franco-italien Athena-Fidus a été approché par le satellite russe Louch-Olymp de captage de communications. Contre ces menaces, seuls des accords internationaux politiques nous protègent. Il n’y a pas de "gendarme de l’espace". Chaque nation doit assurer la protection de ses satellites, telle l’Ordonnance 2022-232 du 23 février 2022 relative à la protection des intérêts de la défense nationale dans la conduite des opérations spatiales et l’exploitation des données d’origine spatiale.

 

3.3. L’émergence simultanée du cognitif et du numérique fragilise l’arrière

L’évolution de notre société liée à des agressions cognitives déstabilisatrices de tout ordre, des actions terroristes, à la main mise sur une partie de notre population par le  crime organisé international, à des cyberattaques, à une immigration non maitrisée et non contrôlée, ainsi qu’une souveraineté toute relative dans les domaines de la santé ou des pandémies susceptibles d’être provoquées, de l’énergie et de l’acquisition des matières premières sensibles, permettent de s’interroger sur notre degré d’autonomie stratégique et notre capacité de résistance en cas de besoin.

Les actions "cognitives", qualifiées de guerres cognitives ou guerres de l’information ou d’influence ( jadis opérations psychologiques) qui sont  menées à la fois sur les combattants et la population, trouvent aussi tout leur intérêt : angoisse chez les combattants qui se sentent surveillés en permanence par des drones ou autres systèmes d’observation  au risque d’être bombardés, actions de désinformation sur les combattants et les populations, sollicitations à la désertion, menace de l’emploi de l’arme nucléaire tactique, menace par des missiles hypervéloces ou  maritimes ainsi que par des munitions rodeuses sur le théâtre national qui n’est plus un "arrière de sécurité", argumentaire sur le bien-fondé de l’action, relayé par les réseaux sociaux. 

Ces actions soulignent les progrès des neuro-sciences et des sciences génératives et la vulnérabilité croissante de nos cerveaux et justifient de "gagner la guerre avant la guerre". La "politique de la peur" a bien souvent été celle de nombreux gouvernements à travers le monde. Cette politique est actuellement valorisée par l’intelligence émotionnelle. Elle est largement relayée par les médias et les réseaux sociaux. Elle prend ainsi le pas sur l’intelligence rationnelle et exerce une influence souvent négative sur le comportement des individus. En l’absence de toute législation spécifique en France, cet espace numérique n’est ni censuré ni surveillé. Le législateur pourrait s’inspirer de ce qui a été entrepris par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et la responsabilité du directeur de publication. 

 

4. Une guerre hybride et des organisations transverses interarmées et interministérielles élargies

4.1. La nouvelle dimension de nos réalités exige une rupture dans l’approche

La guerre se globalise. Elle est hybride. Elle est militaire, économique, virtuelle, cognitive. C’est aussi la "guerre dans la population". C’est une guerre "hors limites". 

Le renseignement prend désormais une place majeure dans tous les domaines. Il bénéficie de la révolution numérique, du big data et de l’IA, et doit permettre l’anticipation stratégique et opérationnelle souveraines. Il permet d’élaborer des stratégies fondées sur les effets en temps réel. Il permet aussi d’acquérir les cibles en temps réel.

À l’ère des sciences génératives, des risques et opportunités non linéaires dont les personnes, les talents, les idées immatérielles et émotions portant à l’adhésion ou à la révolte, nous pouvons reconstruire une nouvelle manœuvre collective de perception précoce et de re-conception en anticipant en permanence les options des scénarios futurs. 

La cybersécurité et les opérations spatiales imposent de développer une stratégie souveraine de traitement et de valorisation de nos données d’autant que celles-ci irriguent à la fois l’appareil de défense et les domaines vitaux de notre Nation, matériels et cognitifs, qui concourent eux aussi à la défense et à l’esprit de résistance anticipatif et opérationnel.

Les hautes technologies liées elles aussi au numérique permettent de développer des systèmes capteurs plus performants dont les satellites, ainsi que les drones de renseignements ou armés susceptibles d’agir dans la profondeur en déjouant les défenses diverses.

Les cibles sont militaires ou duales, c’est-à-dire civiles, d’intérêt militaire comme l’industrie d’armement et sa sous-traitance, nationales voire étrangères, matérielles, spatiales, virtuelles, cognitives et même sociétales.

Pour traiter par les feux certaines de ces cibles, il est nécessaire de disposer de moyens matériels et humains pour produire les effets escomptés. L’artillerie des forces terrestres doit créer l’"artillerie de la profondeur". Elle regrouperait dans un commandement ou une brigade des effecteurs canons CAESAR NG et lanceurs capables de propulser leurs obus (plus loin et plus précis à 100 km) et missiles (à 200 km) dans la profondeur opérative, en coordination avec les missiles et autres armements des forces aériennes et navales. 

Cette action combinée nécessite la création de "centres de coordination interarmées des feux" au niveau du théâtre opératif. Ces feux comporteront aussi ceux des "drones armés de la profondeur". Dans le cadre de la manœuvre globale de ciblage coordonnée au niveau du théâtre, ces centres bénéficieront du renseignement satellitaire, des « drones de renseignement de la profondeur", des actions aériennes, voire des opérations spéciales de renseignement.

Les effets à produire seront alors divers, de destruction, de neutralisation et d’influence pour modifier les comportements humains. Pour la France, ils resteront soumis au respect de nos valeurs humanitaires concernant la population civile.

Pour assurer leur sécurité, l’ensemble des forces devront bénéficier d’une couverture sol/air d’accompagnement et de moyenne et longue portée.

 

4.2. Le retour à la culture stratégique fondée sur la cohérence et l’innovation

La guerre pouvant durer, les stocks de munitions sont à réévaluer ainsi que les approvisionnements stratégiques et opérationnels. L’industrie d’armement BITD est à placer par anticipation dans une posture "d’économie de guerre" qui peut comporter plusieurs paliers. 

La Défense Opérationnelle du Territoire (DOT) est à reconstituer dans une approche duale civile et militaire, intégrant toutes nos vulnérabilités à la fois militaires, celles des forces et de ses soutiens, économiques, cyber, spatiaux et numériques, sociétales, le tout placé dans des écosystèmes territoriaux de confiance. Le renseignement aura sa part de responsabilité notamment au niveau des territoires. La "réserve" (opérationnelle, civique, civile, etc.) et la garde nationale réaménagées et densifiées tiendront une place majeure, ainsi que les forces de gendarmerie, de sécurité civile et certaines structures associatives territoriales en lien avec la société civile. Cette réserve doit être valorisée en lui attribuant des responsabilités opérationnelles qu’elle pourra tenir dès le temps de paix ou de crise, et bénéficier d’une formation adaptée, en temps réel. Les fonctions duales seront privilégiées, celles qui relèvent de la logistique, du cyber, du numérique, du renseignement. Les organismes civils relevant de la DOT seront privilégiés, sans que les réservistes soient les supplétifs des personnels d’active, militaires et civils. 

L’alerte et l’action anti-missile doivent être organisées de façon globale et souveraine en Europe. Elles concernent, en premier lieu, les pays européens dans leur ensemble dont la France autour de leurs infrastructures essentielles interconnectées par le "tout" numérique qui sous-tend le "tout" électrique pourtant de grande vulnérabilité. Les adversaires potentiels proches qui nous menacent sont à nos portes, quel que soit le pays européen. Compte tenu de leurs capacités de nuire et des espaces terrestres, aériens, spatiaux et navals à partir desquels ils  peuvent les mettre  en œuvre, aucun pays européen n’est préservé.

Ceux qui géographiquement sont à l’Est de l’Europe sont les plus menacés par une invasion terrestre directe. C’est ce qui provoque chez eux une inquiétude plus grande et la recherche d’une meilleure protection pour l’instant dans des structures otaniennes qui pour eux, ont fait leur preuve notamment lors de la Guerre froide.

Les pays de l’Ouest européen, plus préservés face à une invasion terrestre, doivent cependant considérer que cette Europe de l’Est est aussi leur "glacis". Pour le préserver, il est indispensable de préparer une bataille de l’avant en soutien de ces pays, dans laquelle nos forces militaires seraient engagées et une préparation de l’arrière autour de nos opérateurs et réseaux d’importance vitale.

 

5. Toutes ces opérations sont-elles de la responsabilité de nos forces armées ? 

Assurément non, car la guerre hors limite s’est mondialisée, notamment pour les effets économiques, politiques, sociétaux. Elle peut devenir une guerre mondiale systémique par ses aspects juridiques en termes de respect du droit international des principes de l’ONU et de la DUDH ainsi que de la liberté d’expression au regard des réseaux sociaux, du contrôle social et de la recherche de la souveraineté numérique par certains régimes autoritaires ou à parti unique.

Les armées peuvent cependant détenir une part de responsabilité dans la mise en œuvre de tous ces effets. 

Ces opérations, qui traditionnellement étaient dévolues aux militaires sont devenues civiles et militaires au point de constater l’émergence du continuum sécurité-défense, notamment dans les aspects nouveaux de la guerre relevant de la profondeur dont numérique. Ceci nécessite une mobilisation autour de l’intérêt général et de l’esprit de défense et de résistance, plus largement autour des Intérêts fondamentaux de la nation à un moment où l’initiative individuelle ou l’attente citoyenne occupent une place croissante. 

Par souci d’efficacité, elles doivent être coordonnées dans un dispositif transverse dépassant l’interministériel en intégrant la société civile, pour assurer la cohérence de cette manœuvre d’ensemble globale. Ce dispositif pour la France est à définir pour assurer l’information et la mobilisation de toutes les parties prenantes. Il serait placé auprès du Président de la République en soutien des conseils de défense-sécurité. Il aurait la charge de la planification et de la conduite des opérations transverses interministérielles à l’image du Centre de Planification et de Conduite des Opérations (CPCO) pour les armées. Il pourrait absorber les "cellules de crise" qui jouent actuellement un rôle ponctuel souvent éphémère. Le SGDSN conserverait sa responsabilité pour l’anticipation stratégique de défense et de sécurité. 

Depuis de nombreuses années, la France considère que sa puissance dans le monde et son autonomie stratégique sont liées à sa capacité d’"entrer en premier". À cet effet, elle doit disposer de façon autonome des moyens de renseignement indépendants et souverains liés à un cyber national, à l’espace, au numérique dont le big data et l’IA, pour recueillir ses propres informations d’objectifs et accomplir sa propre appréciation de situation sans être soumis à d’autres pays, fussent-ils nos "alliés". Elle doit s’assurer de la mobilisation citoyenne et disposer des moyens d’actions tactiques mais surtout opératifs dans la profondeur tant matériels et humains à la fois mobiles et innovants. Ce sont eux qui lui permettront de jouer un rôle dissuasif vis-à-vis de l’adversaire et de tenir sa place dans des opérations multinationales en orientant la manœuvre d’ensemble par des actions qu’elle sera seule à pouvoir accomplir.

Ce rôle dissuasif dans l’organisation de la profondeur est en fait le maillon qui manquait dans le concept français de dissuasion entre l’action tactique et le feu nucléaire stratégique alors que le feu nucléaire préstratégique a disparu de notre doctrine dans les années 1990, et que le feu nucléaire tactique n’entre pas dans notre doctrine.

Le renseignement indépendant, les effecteurs performants et autonomes ainsi que l’organisation coordonnée des opérations dans la profondeur lui donneront cette capacité de puissance recherchée.

Cette souveraineté retrouvée ne lui interdit pas d’agir en coalition ou dans le cadre d’une alliance notamment pour mettre en synergie les besoins financiers.

Cependant, par sa capacité d’appréciation et d’action indépendante et souveraine dans tous les domaines, la France puissance nucléaire, pourra ainsi peser sur les décisions stratégiques européennes, internationales et géopolitiques. Elle conservera ainsi son rang de grande puissance et la capacité de soutenir une Europe en recherche de puissance souveraine globale.

Général Jean-Pierre Meyer & Philippe Muller Feuga 

12/05/2023

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