La levée de la personnalité morale des sociétés: comparaisons OHADA/Etats-Unis

08/06/2015 - 9 min. de lecture

La levée de la personnalité morale des sociétés: comparaisons OHADA/Etats-Unis  - Cercle K2

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Aux Etats-Unis, comme en droit de l’OHADA, une fois la personnalité morale acquise, la société est une entité juridique à part entière. Par conséquent, les tiers ne peuvent, sauf exception, agir que contre la société ; ils ne peuvent pas agir contre les associés personnellement. Toutefois dans ces deux systèmes juridiques, l’effet de la personnalité morale n’est pas absolu et dans certains cas, cette dernière pourra être levée. Aux Etats-Unis, comme dans les pays de l’OHADA, la fraude et la confusion des patrimoines feront disparaitre les effets de la personnalité morale. Aux Etats-Unis, pour que les juges puissent lever la personnalité des sociétés, le demandeur devra également démontrer que le fait de ne pas lever la personnalité morale entrainerait pour lui des conséquences injustes.

 

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Conformément à l’article 98 de l’acte uniforme du 17 avril 1997 relatif au droit des sociétés commerciales et des GIE : « toute société jouit de la personnalité juridique à compter de son immatriculation au registre du commerce et du crédit mobilier, à moins que le présent Acte uniforme en dispose autrement ». De la même manière, dans les Etats des Etats-Unis, les sociétés jouissent de la personnalité morale après avoir été enregistrées.

En droit OHADA, comme aux Etats-Unis, une fois la personnalité morale acquise, la société est une entité juridique à part entière (Wells v. Firestone & Rubber Co. 421 Michigan 641, 364 NW2d 670 (1984)). Cela explique notamment qu’un associé ne peut pas agir personnellement pour obtenir réparation d’un préjudice subi par la société (Burdon v. Erskine 264 Pa.Super.584 (1979)). Toutefois dans ces deux systèmes juridiques, l’effet de la personnalité morale n’est pas absolu et dans certains cas, cette dernière pourra être levée.

En droit de l’OHADA, l’article 189 de l’acte uniforme portant organisation des procédures collectives d’apurement du passif prévoit expressément dans certains cas l’extension des procédures collectives à « tout dirigeant qui a, sans être en cessation des paiements lui-même …… ». De plus, le droit de l’OHADA étant inspiré du droit français, l’adage fraus omnia corrumpit s’appliquera ; une société qui aurait été créée pour frauder les droits des tiers serait annulée. 

Aux Etats-Unis, les juges font disparaitre, dans certains cas particuliers, la personnalité morale des sociétés. Il s’agit d’une mesure exceptionnelle ; les juges considèrent en effet que la personnalité des sociétés ne doit être levée qu’avec réticence et circonspection (Cascade Energy and Metals Corp. v. Banks, 896 F.2d 1557 (1990)).

La fraude et la confusion des patrimoines feront disparaitre aux Etats-Unis et dans l’OHADA les effets de la personnalité morale (I). En revanche, afin que les juges puissent lever la personnalité des sociétés aux Etats-Unis, il faudra également démontrer que le fait de ne pas lever la personnalité morale entrainerait des conséquences injustes (II).

 

I Les comportements permettant la levée de la personnalité morale

 

Aux Etats-Unis, comme dans le droit OHADA, la fraude (A) ou la confusion (B) de patrimoine ou d’intérêts seront une condition nécessaire à la levée de la personnalité morale des sociétés.

A/ La fraude 

L’acte uniforme relatif au droit des sociétés commerciales et du GIE ne contient aucune disposition selon laquelle si les associés abusent de la personnalité morale ou s’ils utilisent la personnalité morale de la société pour frauder les droits des tiers, celle-ci disparaitra. Cependant, le droit de l’OHADA étant inspiré en partie de droit français, le régime de la fraude s’appliquera. Par conséquent, dans ces deux cas, la société sera en principe[1] annulée[2].

De la même manière, aux Etats-Unis la personnalité morale d’une société pourra être levée en cas de fraude ou d’utilisation abusive (Herman v. Mobile Homes Corp. 26NW2d 757 (1947)). La fraude consistera par exemple dans le fait de créer une société en vue d’échapper à l’application d’une loi (Bodenhamer Bldg. Corp. v. Architectural Research Corp., 873 F.2d 109, (1989)). Il y aura utilisation abusive d’une société lorsque les intérêts des associés priment ceux de la société (Maki v. Copper Range Co, 328 N.W.2d 430 (1982)).

 

B/ La confusion

L’article 189 de l’acte uniforme portant organisation des procédures collectives et apurement du passif prévoit, dans certains particuliers, l’extension de la procédure collective ouverte à l’égard d’une société à ses dirigeants. En effet, ce dernier dispose : « En cas de redressement judiciaire ou de liquidation des biens d’une personne morale, peut être déclaré personnellement en redressement judiciaire ou en liquidation des biens, tout dirigeant qui a, sans être en cessation des paiements lui-même :

  • exercé une activité commerciale personnelle, soit par personne interposée, soit sous le couvert de la personne morale masquant ses agissements ; 
  • disposé du crédit ou des biens de la personne morale comme des siens propres ; 
  • poursuivi abusivement, dans son intérêt personnel, une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu’à la cessation des paiements de la personne morale (…) ».

Lorsqu’il y a extension de la procédure collective, le bouclier de la personnalité morale de la société disparait et les dirigeants doivent s’acquitter des dettes de la société. 

Aux Etats-Unis, la personnalité morale d’une société pourra être levée s’il y a confusion entre les intérêts de la société en cause avec les intérêts de ses dirigeants ou avec les intérêts d’un autre groupement (Automotriz De California v. Resnikc 47 Cal.2d.792 (1957)). Afin de déterminer s’il y a confusion entre une société et un autre groupement, les juges vont se fonder sur différents indices. En effet, les juges estiment que pour lever la personnalité morale d’une société, ils ne doivent pas se limiter à un seul facteur mais au contraire qu’ils doivent prendre en considération toutes les circonstances de l’espèce (Talbot v. Fresno-Pacific Corp. 181 Cal.App.2d 425 (1960)). Parmi les facteurs utilisés par les juges, on note  :

  • l’absence de registre pour la société en cause et le non respect des formalités relatives aux sociétés ;
  • un mélange entre les fonds et les biens des deux sociétés ;
  • une sous capitalisation de la société en cause ;
  • le fait pour la société de traiter les biens de la société comme les siens ;
  • des dirigeants identiques dans les deux entités ;
  • l’utilisation des mêmes bureaux et des mêmes employés dans les deux entités
  • le fait que l’une des entités n’a pas réellement d’existence propre (Roman Catholic Archbishop v. Superior Court, 15 Cal.App.3d 405 (1971) ; (Van Dorn Co. v. Future Chemical and Oil Corp., 753 F.2d 565 (1985)) ; Tomassilli v. Transamerica Ins Co. 25 Cal.App.4th 1269 (9994)).

Contrairement au droit OHADA, dans lequel le seul fait qu’il y ait fraude ou confusion de patrimoine entrainera la disparition de la personnalité morale, aux Etats-Unis, il faut en plus que la non levée de la personnalité morale entraine des conséquences injustes. Bien que cette notion, « de conséquences injustes » ne soit pas présente dans le droit OHADA, elle n’en est toutefois pas totalement absente (voir supra).

 

II Les conséquences injustes

 

Aux Etats-Unis, la confusion ou la fraude ne sont pas des conditions suffisantes pour lever la personnalité des sociétés (A). De plus, dans certains cas, bien que toutes les conditions soient réunies pour lever la personnalité morale, cette dernière ne sera néanmoins pas levée (B) 

A/ Le principe

Pour que la fraude ou la confusion des intérêts et des patrimoines ai pour conséquence la levée de la personnalité juridique, il faudra également démontrer que ces dernières ont entrainé un résultat injuste ou inéquitable (National Labor Relations Bd v. Greater Kan City Roofing 2F.3d 1047 (1993)). Plus précisément, les juges américains estiment que la théorie de la levée de la personnalité morale d’une société s’applique lorsqu’une partie innocente subit un préjudice en raison de l’utilisation qui a été faite de la forme sociétale. La question que doivent se poser les juges n’est pas de savoir si la société doit être méconnue ou si son unique but était de frauder les droits des tiers mais de savoir si la justice ou l’équité serait mieux réalisée en levant la personnalité morale (Shapff v. Scull, 222 Cal.App.3d 1457 (1990)). Les juges ont considéré que le fait pour les anciens associés de ne pas respecter leurs obligations était une conséquence injuste, justifiant de lever la personnalité de la société (Gromer, Wittenstrom & Meyer P.C. v. Storm, 489 N.E.2d 370 (1986)). Le fait pour une partie de s’enrichir injustement a également été considéré comme une justification de la levée de la personnalité morale (Kreisman & Co. v. First Arlingron Nat’l Bank, 415 N.E.2d 1070 (1980)). Il en est de même, du fait de rendre responsable une société insolvable en dégageant de sa responsabilité une société solvable (Van Dorn Co. v. Future Chemical and Oil Corp. 753 F.2d 565 (1985)).

En droit de l’OHADA, la fraude suppose en principe de léser les droits des tiers. Par conséquent, il est possible de considérer qu’implicitement, la fraude entraine des conséquences injustes. De même, l’extension d’une procédure collective aux dirigeants suppose que le passif de la société est supérieur à l’actif. Par conséquent, la non-extension de la procédure entrainerait des conséquences injustes pour certains créanciers. L’abus de la personnalité morale implique également un usage contraire à sa destination et suppose donc implicitement des conséquences injustes.

Bien que les conditions pour lever la personnalité d’une société soient réunies les juges américains, dans certains cas, ne lèveront néanmoins pas la personnalité morale.

 

B/ La théorie de l’Estoppel

La théorie de l’Estoppel permet de ne pas lever la personnalité morale d’une société alors même que les conditions requises pour le faire existent. Il en sera ainsi lorsque le tiers lésé savait ou pouvait facilement savoir que la société avec laquelle il traitait n’était pas une « vraie » société. En effet, la levée de la personnalité morale d’une société aux Etats-Unis est individuelle. Chaque créancier doit démontrer que toutes les conditions sont réunies à son égard. La société en retour pourra démontrer que la théorie de l’Estoppel doit s’appliquer.

 La levée de la personnalité morale de la société ne sera pas accordée par exemple lorsque le créancier a entretenu pendant plusieurs années des relations d’affaires avec une société qu’il savait sous-capitalisée (Bostwick-Braun Co. v. Szews, 645 F. Supp. 221 (1986)). De même, la levée de la personnalité sera refusée lorsque le créancier pouvait vérifier la capitalisation de la société avec laquelle il est en relation et qu’il ne le fait pas (Consumer’s Co-op of Walworth County v. Olsen 419 N.W. 2d211 (1988)).

En droit civil, la sous-capitalisation des sociétés est également sanctionnée par les juges. Toutefois, elle ne permettra pas d’éviter la nullité d’une société mais elle pourra engager la responsabilité des associés. Par exemple, les juges de la Cour d’appel de Rouen ont estimé que « les fondateurs doivent s'assurer que le montant des capitaux investis est suffisant pour l'activité envisagée. En effet, la création d'une société dotée de fonds propres dérisoires par rapport aux besoins de l'exploitation constitue une faute dont les fondateurs doivent réparation à la société et aux créanciers de celle-ci » (CA Rouen 20-10-1983 : D. 1985 p. 161 note J.-J. Daigre). De même, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi d’un dirigeant qui avait été condamné à combler l’insuffisance d’actif de la société qu’il dirigeait au motif « qu'en créant une société sans apporter de fonds propres suffisants pour assurer son fonctionnement dans des conditions normales et en poursuivant l'activité sans prendre aucune mesure pour remédier à cette insuffisance de fonds propres, M. Y... a commis des fautes de gestion » (Com. 23 nov. 1999, pourvoi n°97-12834).

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[1] En matière de droit des sociétés la nullité n’a pas d’effet rétroactif ; les engagements pris par la société sont donc valides et doivent être exécutés. En France, conformément à une directive du 9 mars 1968 une SARL ou une société par actions ne peut plus être annulée pour fraude (voir également CJCE 13 novembre 1990 Marleasing ; cependant voir Com. 28 janvier 1992 Bull. civ. n°36). En application de la directive du 9 mars 1968, en cas de fraude, la sanction pourrait être l’inopposabilité de la société vis-à-vis des tiers lésés.

[2] Com. 16 février 1992 Bull. civ. IV, n°243 ou Com. 22 juin 1999 Bull. civ. IV n°136.

 

08/06/2015

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