De l’importance de l’analyste dans le monde du renseignement 1/3
08/09/2024 - 5 min. de lecture
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Le Général (2s) Jean-Pierre Meyer a accompli une partie de sa carrière dans le renseignement et les opérations. Il a notamment été Directeur des opérations à la Direction du renseignement militaire, puis Directeur au Comité Interministériel du Renseignement au Secrétariat Général de la Défense Nationale. Il a accompli, par ailleurs, plusieurs séjours en opérations extérieures, notamment à Sarajevo comme commandant en second des forces multinationales.
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De l’importance de l’analyste dans le monde du renseignement 1/3
D’un premier abord, le rôle de l’analyste dans le monde du renseignement n’invite pas au romanesque. Il n’a pas le romantisme que confère le sceau du terrain. L’action n’est pas de son ressort ; lui, c’est le travail de traitement.
Recueillir, traiter, examiner l’information, la comprendre, l’interpréter. Ses qualités ne sont pas son charme et son agilité physique, dont il peut ne pas être dépourvu, mais son sens de la minutie et son esprit de rigueur. Mon mentor, l’Amiral de Kersauson, avait l’habitude de plaisanter à ce sujet, et je ne résiste pas à citer sa formule fameuse sur les gens du renseignement : "le renseignement est un travail de bénédictin, dirigé par des dominicains et supervisé par des jésuites". Autant dire que le rêve et l’imagination n’ont pas droit de cité dans nos murs.
Combien fondamental pourtant est son rôle ! Qui dira jamais l’importance de sa contribution à ce qui relève de notre bien le plus précieux : la sécurité de notre pays et de sa population ? Si j’en avais le talent, c’est un chant que j’aimerais élever à leur œuvre de l’ombre.
Car l’analyste est d’abord et avant tout une sentinelle de l’ombre. Il veille aux menaces qui assiègent nos frontières et n’aspirent qu’à rompre nos résistances. Il couvre aussi, de son regard vigilant, notre propre sol, où, hélas, des germes de division se développent sur le terreau de nos faiblesses. Il doit même anticiper l’imprévisible, l’accidentel, le cas de force majeur, tout ce qui ne procède pas d’une intention humaine, mais des risques de la vie.
Celui qui est chargé de récolter l’information brute, c’est l’informateur– autrement nommé l’espion. L’analyste intervient lorsque l’information, qui a été collectée, est validée. Et c’est un vrai travail de bénédictin qui commence alors : ce que l’on appelle l’information, c’est une masse de données, souvent équivoques et contradictoires. Le rôle de l’analyste sera de transmuter ce magma de données en renseignement stratégique ou opérationnel. Il sera précisément chargé, sur les sujets où il sera sollicité, de produire un travail de recueil et d’exploitation des informations transmises par les informateurs, afin de rédiger et de diffuser des rapports de renseignement, en respectant les orientations qui lui sont données. Par exemple, comment est équipée telle ou telle faction, quelle finalité poursuit tel groupe de pression, etc. Par son action, en procédant à une synthèse des éléments collectés par les capteurs, l’analyste opère le passage de la connaissance de l’information à sa compréhension.
Envisagée dans son essence la plus pure, sa fonction est de délivrer une information utile à qui est chargé d’en décider, les Services ou les Autorités de l’État, afin qu’ils puissent mesurer les risques d’une opération, la gravité d’une menace ou les chances de réussite d’une opération. Il agit ainsi comme une aide à la décision. Mais il est aussi force de propositions. Dans son analyse d’une situation, il doit pouvoir identifier les opportunités qui pourraient se présenter en réglant telle difficulté ou en surmontant telle menace. Il reviendra alors au décideur de trancher, en prenant en compte des paramètres que l’homme du renseignement n’envisage pas : le fonctionnement de sa structure et le système interne en place.
La fonction de l'analyste, qui est au cœur du renseignement, se retrouve au centre de tout processus de décision. N’importe quel décideur, qu’il soit à la tête de l’État, d’une administration, d’un groupe puissant, d’une modeste entreprise, quand il a à prendre une orientation, à engager des ressources, à mobiliser une équipe, s’il veut ne pas agir à l’aveugle, se doit de disposer d’une information fiable et pertinente.
Toute décision de quelques conséquences ne peut se jouer à l’instinct : il n’est pas un grand dirigeant qui ne recherche pas les informations pertinentes qui lui sont nécessaires pour se positionner, quand bien même le temps d’analyse qu’il va y consacrer sera, selon son expérience, ses capacités intellectuelles, sa culture personnelle, son sens de l’autorité, d’un court instant. L’information, la bonne, l’utile, la certaine, a subitement dégagé son esprit de l’incertitude qui obstruait le champ de sa réflexion et lui a ouvert la possibilité de trancher.
Si chacun, dans son quotidien, produit naturellement un travail d’analyse, par exemple, l’achat d’une maison qui peut donner lieu à d’interminables vérifications avant de s’engager, dans son approche stratégique, là où ça cogne, être analyste ne s’improvise pas. À l’ère du numérique et de l’intelligence artificielle, qui abondent le flux de données d’un torrent incessant d’éléments aux sources invérifiables, ceux capables d’identifier quelles sont les informations qui sont sérieuses et de comprendre la situation en présence pour la transposer à ceux chargés d’en répondre relèvent d’une élite.
Dans le monde du renseignement, devenir analyste nécessite d’être pourvu d’une grande connaissance dans un domaine d’expertise donné, la fonction s’exerçant par spécialités, tout en étant doté d’une culture générale assez vaste.
L’expérience est aussi un atout précieux, ainsi que le sens de la méthode.
Le travail de l’analyse, de même que le simple recueil de données, ne peut en effet se réaliser sans respecter une méthode pré-définie, ce qui arrive pourtant encore trop souvent, selon mon constat, dans le monde civil. Je peux ici rapporter que, dans mes échanges avec les grands leaders que j’ai pu côtoyer au cours de ma carrière, j’ai toujours remarqué qu’ils ne rencontraient jamais un interlocuteur sans avoir recueilli au préalable sur celui-ci un minimum d'informations pertinentes. Naturellement, une telle organisation suppose des moyens conséquents, dont sont plus facilement dotées les structures d’une certaine dimension. Il y a aussi, je dois dire, un sujet d’approche culturelle. À cet égard, les Anglo-Saxons ont moins de difficultés que nous pour mettre en place un système rigoureux de recueil et de traitement des informations qui serviront leurs dirigeants. Qui a rencontré telle personne, à quelle date, quels ont été les échanges, quelles sont les actions attendues, etc. Les structures françaises peinent à adopter de telles pratiques, peut-être en raison de la perception négative que peut renvoyer à quelques acteurs le terme même de renseignement, amalgamé à une forme de surveillance intrusive, ou d’une réglementation qui y est peu propice et contraignante.
Il n’empêche, le monde civil s’ouvre progressivement aux méthodes du renseignement, comme le monde du renseignement a progressivement intégré des civils.
Auparavant réservé aux militaires, l’accès à la fonction s’est progressivement ouvert, avec l’apparition de nouvelles menaces, aux aspects plus sécuritaires et politiques, que proprement militaires. Dans notre jargon, on dit que la DGSE, qui était essentiellement composée de militaires, s’est "civilianisée". Ce processus d’ouverture s’est accéléré en 1992 avec la création de la DRM, dédiée au renseignement militaire, que j’ai rejointe dans une seconde partie de ma carrière militaire.
Si le terrain m’avait apporté mon lot de tumultes, ce chapitre de ma vie n’a pas non plus manqué d’agitations.
08/09/2024