Dialogue social ? Vous avez dit dialogue ?

01/12/2020 - 4 min. de lecture

Dialogue social ? Vous avez dit dialogue ? - Cercle K2

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Frédéric Géa est Professeur de Droit privé à l’Université de Lorraine.

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Qu’est-ce que le dialogue social ? Il s’agit, avance-t-on parfois, d’un dialogue entre l’employeur et les salariés, entre le capital et le travail. Cette approche conduit à placer sous cette bannière "tous types de négociation, de consultation ou simplement d’échanges d’information", à l’instar de la définition retenue par l’OIT – dans une optique tripartite, il est vrai. De sorte que c’est sur le second terme ("social") que l’on met l’accent.

Ainsi comprise, cette dénomination paraît susceptible d’englober des phénomènes hétérogènes, jusqu’à adjoindre aux figures institutionnalisée et informelle du dialogue social ces expressions se développant dans l’espace numérique (intranet de l’entreprise, réseaux sociaux, etc.) où les informations côtoient des revendications et des mises en cause en tous genres. Si l’adjectif "social" conserve sa pertinence, la référence au "dialogue" se révèle, quant à elle, douteuse. Est-ce à dire qu’il conviendrait de situer hors champ du dialogue social les processus ne reposant pas sur une représentation des travailleurs ? Non. Seulement, il faut faire attention. La naissance des représentants des salariés est née d’une nécessité pratique, concrète: celle d’avoir des interlocuteurs. Représentation institutionnelle, quel qu’en soit le canal, et expression collective, le cas échéant spontanée, ont depuis coexisté dans notre droit, sans qu’il soit question de les identifier l’une à l’autre.

 

Tout n’est pas dialogue social

Une acception trop large du dialogue social a pour inconvénient majeur de ne pas permettre de différencier ce qui mériterait de l’être. Ce faisant, elle conduit à relativiser les différentes formes d’interaction et, au moins potentiellement, à fournir des assises (théoriques) pour fonder la substitution d’un mode par un autre, en décentrant dialogue social par rapport aux organisations syndicales – au prétexte que la place et le rôle des corps intermédiaires n’auraient correspondu qu’à une période de notre histoire, en passe d’être révolue. Certes, la crise de la représentation s’est fortement amplifiée ces dernières années, et sur tous les registres. Il n’apparaît pas moins nécessaire de distinguer dialogue social et expression sociale. Ce que fait la loi en consacrant des dispositions au droit d’expression directe et collective des salariés. De même, le droit invite-t-il à démêler logique de dialogue et mécanisme de participation, tout particulièrement au sujet des conventions ou accords collectifs de travail. Le recours au référendum – pour valider un accord minoritaire signé par des syndicats représentatifs, pour ratifier certains accords conclus avec des salariés, élus ou non, mandatés dans les entreprises dépourvues de délégué syndical, ou pour approuver aux deux tiers du personnel le projet d’accord de l’employeur dans les TPE – s’apparente-t-il à du dialogue social ? C’est, en réalité, d’un mode de participation directe des salariés qu’il s’agit. De dialogue, il ne peut, nous semble-t-il, y avoir ici qu’au stade de la négociation de l’accord ou même de l’élaboration du texte soumis aux salariés. Le référendum va pouvoir conférer à l’accord collectif la légitimité qui lui fait défaut, mais il ne repose pas sur un ressort dialogal. Allons plus loin : la négociation collective, quelles qu’en soient les modalités, et la concertation avec le Comité social et économique constituent-elles en toutes circonstances une cristallisation du dialogue social ? L’invocation – fréquente – d’un dialogue social "de qualité" traduit la nécessité d’une différenciation, ne serait-ce que par rapport à ce que l’on tient pour une forme "dégradée" de ce dialogue. Ces expressions se révèlent-elles cependant pertinentes ? La référence au dialogue, pour peu que l’on prenne ce mot au sérieux, ne présuppose-t-elle pas justement le respect de certaines exigences ?

 

Qui dit dialogue social dit dialogue

Sauf à y voir un mot-valise dénué de consistance, ce terme réfère à un concept dont la teneur s’éclaire par son étymologie, le préfixe dia- signifiant "à travers" (et non pas "deux"). Ainsi le dialogue implique-t-il l’interaction entre plusieurs interlocuteurs. Il traduit un paradigme relationnel faisant de l’altérité la question essentielle. De là procèdent les conditions générales prêtées au dialogue authentique. C’est que le dialogue requiert de reconnaître l’autre comme étant "en droit" son égal, quant à la possibilité d’exprimer des points de vue, et appelle une réciprocité, laquelle constitue, au demeurant, la condition de l’interaction. Les philosophies du dialogue ouvrent sur des déclinaisons plurielles de cette conception du rapport de l’un à l’autre, en privilégiant aujourd’hui le mode du "deux-dans-l’un" (en syntonie avec la conception du dialogue "interne" esquissée par les écrits de Mikhaïl Bakhtine), plutôt que celui de la fusion (issue de l’approche de Martin Buber). Francis Jacques a su montrer que si le dialogue tient à distance le rapport de force et s’avère incompatible avec la violence, il n’est pas antinomique avec une opposition d’intérêts, sous réserve de tendre au dépassement des positions initiales. Cette possible transcendance fonde la thèse de la constitution dialogique du sens, à savoir l’idée selon laquelle le sens ne se constitue que par le dialogue.

Serait-ce là une conception irénique des relations du travail ? Tout est ici affaire, on le sait bien, de contexte, lié aux acteurs et à leur culture. Il n’empêche. À défaut de s’inscrire dans une telle optique, le dialogue social peut s’apparenter à une mystification, ouvrant sur une manipulation du sens, sinon même un acte de violence. Donc sur sa propre négation. Si la vision qui sous-tend le discours des pouvoirs publics se veut heuristique, il faudra se demander quelles limites assigner au champ dialogal, mais aussi comment garantir et favoriser un authentique dialogue social. Y compris en droit. Par là passe son avènement.

Frédéric Géa

01/12/2020

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