L'Etat de droit à l'épreuve des émotions : l'indispensable synergie entre intelligence normative et intelligence émotionnelle

16/03/2021 - 8 min. de lecture

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Jean-Claude Javillier est Professeur de droit et ancien Directeur du Département des normes de l’Organisation Internationale du Travail.

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Il existe désormais un baromètre France émotions Viavoice-Fondation Jean Jaurès - Le Point. Ce dernier hebdomadaire du 3 mars 2021, qui rend compte du premier baromètre émotionnel, n'est pas de nature à remonter le moral de celles et ceux qui en auraient besoin. "Bonjour tristesse" ou la convergence des amertumes, peut-on lire. La gestion française de la crise sanitaire n'y est sans doute pas pour rien. 

Mais de façon plus profonde et durable, il va de soi qu'un manque de confiance en nos institutions et les soi-disants "élites" qui nous gouvernent n’y est pas pour rien et ce, sans doute depuis fort longtemps. La Vème République tient bon, mais une Constitution ne saurait garantir qu’intelligences normative et émotionnelle vont bien de pair. 

Pourtant, il est indispensable en un monde qui a connu de si profondes et rapides mutations géopolitiques que ces deux intelligences s’articulent dans l’intérêt général. L’État de droit est désormais à ce prix. Qui n’a observé, de tous côtés, que la règle de droit, seule, est bien impuissante à produire l’effet recherché, si tant est qu’elle soit claire et bien rédigée (ce qui nécessite un développement de la légistique, dont les juristes français, à la différence notamment de leurs homologues canadiens, ne sont pas trop friands). Qui n’a relevé combien la perception de ladite règle, et plus généralement norme, vaut la peine d’être analysée, pas seulement techniquement, mais "sociétalement", pour ne pas dire climatiquement, car il existe sans doute en matière d’émotions appliquées aux normes des climats, pour ne point dire des microclimats. 

On attachera donc désormais de l’importance au ressenti des usagers, des parties prenantes, pour élaborer comme pour appliquer une norme juridique. Comment s’en étonner, puisque nous pouvons, chaque matin, consulter la température ressentie (et non plus seulement scientifiquement donnée) et qui peut l’emporter ainsi sur cette dernière dans nos comportements, à nos risques et périls cela va sans dire.

De la lecture du baromètre émotionnel, plus haut cité, il résulte une sorte de dichotomie qui pourrait bien s'être installée entre sphère publique et sphère privée. C'est de celle-ci, et singulièrement de la famille, qu'il pourrait résulter sérénité (26 %), confiance (23 %) et joie (20 %). Le sociétal, dont on parle tant pour construire le durable, ne serait donc point ce qui pourrait permettre de relever les défis multiples et complexes auxquels notre pays est confronté, à la veille d'une nouvelle élection présidentielle.

Le constat peut être fait de la part croissante de l'intelligence émotionnelle dans l'analyse et l'action contemporaines. Qui ne constate, en tous domaines ou presque, l'irruption de l'émotionnel, amplifié par les modes de communications contemporains. À dire vrai, la "part" de l'émotionnel a toujours été importante dans la vie sociale, qu'elle soit culturelle, économique et encore politique et juridique. Ce qui semble nouveau c'est la référence qui y est faite pour justifier, radicaliser, systématiser une pensée considérée comme donnant toute garantie, toute sécurité, toutes réponses aux problèmes les plus complexes de nos sociétés contemporaines. Certaines et certains y verront sans doute une sorte de substitutions aux concepts, constructions et réponses idéologiques qui semblaient avoir donné, une fois pour toute, la clé de compréhension, la solution de toutes questions (peu important la culture, l’histoire, la religion, non sans dédain et intolérance), aux questions de plus en plus complexes dans des mondes ouverts. Certaines et certains pourront y percevoir l'instrument privilégié de construction de nouvelles solidarités fondées sur un sentiment d'appartenance à des communautés aux racines incertaines et changeantes. D'autres aimeront sans doute y trouver la remise en cause d'un monde scientifique et technique en chemin vers la disparition de l'humain non sans radicales critiques à l’égard d’un humanisme dépassé et impuissant. 

En bref, il existerait une sorte d'irrésistible montée, d'inéluctable triomphe de l'émotion, de nature à remettre en cause les logiques de la plupart de nos institutions et modes de pensées enracinées dans le passé. L'émotion pourrait alors devenir le fondement unique et suffisant de la pertinence de toute décision moderne et pertinente.

Les juristes, praticiennes et praticiens tout comme universitaires, se doivent de résister à un tel mouvement qui peut emporter l’État de droit, comme les libertés qui en sont les fondements et piliers dans la vie quotidienne. Bien évidemment, le droit ne peut ignorer, et se doit de prendre en compte, les émotions individuelles tout autant que collectives. Point de dignité de la personne humaine, sans considération pour toutes les légitimes émotions de celle-ci. Cependant, la finalité du droit, comme des normes sociétales, n’est point de répondre, d’être au service de toutes les émotions dans les sociétés humaines. Tout juriste connaît et prend toute la mesure de la contradiction, de la confrontation des points de vue et perceptions. 

En ce qui me concerne, universitaire sans doute bien trop ignorant des pratiques les plus diverses et complexes, j’ai eu une fâcheuse tendance à sous-estimer l’importance de l’organisation pratique et quotidienne du contradictoire et du dialogue en tous domaines bien que le droit du travail soit un poste d’observation avancé lorsqu’il s’agit de conflits d’intérêt, de diversité des sensibilités de toutes sortes. Et encore qu'une activité de fonctionnaire onusien m'ait tant appris sur les cultures, pratiques et perceptions à travers le monde. Nous apprenons tant des autres. 

Mais le sentiment est que de tous côtés, des volontés surgissent qui convergent pour faire du droit et des normes une simple traduction du vécu et du ressenti sans prise en compte de valeurs communes, non plus que d’un intérêt général qui dépasse les affrontements et passions de l’instant, de toute nature.

Ce n’est point aux émotions exprimées de tous côtés, et parfois le plus fortement sans dialogue ni contradictoire, qu’il convient de nous en remettre pour le droit. C’est à la prise en compte des arguments, des constructions, des sensibilités qu’il faut nous attacher, ce qui, bien évidemment, n’est pas s'opposer à la prise en compte des émotions légitimes de tous côtés, dans la vie pratique et quotidienne du droit. 

Cela va de soi pour celles et ceux qui placent la personne humaine au cœur de tout système juridique digne de ce nom. Point d'État de droit sans humanisme, sans respect de l'égale dignité de la Femme et de l'Homme, de toutes les Femmes et de tous les Hommes, peu important leur couleur, sensibilité philosophique et politique, spirituelle et religieuse, ou encore leur orientation sexuelle. 

Les émotions ne sauraient se substituer à cette exigence de rigueur pour la pensée et l'action juridiques. Croyant bien faire, se libérant de façon indispensable, les paroles, amplifiées par les techniques de communication dont on entrevoit de plus en plus l'absence de toute limite et contradiction, nous conduisent à la tyrannie et la barbarie. 

L'ambivalence des émotions vaut d'être toujours gardée à l'esprit pour qui veut contribuer à faire des normes et de la justice les instruments d'un équilibre toujours imparfait et instable dans les société humaines. Ainsi en est-il, par exemple, de l'empathie dont on ne peut à la fois nier l'importance et les bienfaits, mais aussi la complexité et les risques. La justice rendue par les femmes et les hommes participe nécessairement de l'imperfection, des contradictions, des passions de la condition humaine. Tout doit être donc fait pour que justiciables, comme praticiens et praticiennes du droit, soient armés et protégés contre tout risque de céder aux tentations émotionnelles comme passionnelles. C'est pourquoi le contradictoire, la considération de l'autre partie, plus généralement les règles de procédures, participent du plus essentiel des piliers techniques d'un état de droit.  

Il faut toujours s'inquiéter et protester contre l'empathie et l'idéologie qui peuvent conduire à prendre partie sans que la raison (il faut y croire), le doute (il faut le pratiquer), n'aient droit de cité dans l'action. Aucun "mur des cons" n'est justifiable. Et, à l’évidence, celles et ceux qui se sentent assez forts pour participer au contradictoire de façon sincère et rendre la justice avec humilité, ce qui n’est pas rien dans un monde tellement juridicisé et judiciarisé, se doivent de trembler à l’idée de pratiquer, à leur manière, la violence et la négation de la complexité de la condition humaine. 

À moins de se vouloir à la pointe du combat pour un État totalitaire, la "part" du droit dans nos sociétés contemporaines ne peut pas être celle de la satisfaction des émotions de toute sorte, émanant de toute part, sans préalable ni rigueur pour leur analyse et prise en compte. Un péril existe bien : celui de substituer aux idéologies les émotions. L'idéologie de la lutte des classes a sans doute été de nature à donner des réponses simples et partisanes, alliant parti pris et émotion. La réponse à la question juridique sera alors toujours en faveur du présumé (irréfragablement) faible (locataire, salarié) contre le présumé fort (propriétaire, employeur). Nul ne contestera qu'il puisse en être souvent ainsi. Mais nul ne saurait considérer sérieusement que l'État de droit ne saurait se satisfaire d'une telle application mécanique des règles de droit et de procédure. 

Au fil d'affaires récentes, il peut être constaté que l'émotion des citoyennes et citoyens peut remettre en cause un droit qui a quelque peu perdu de sa force contradictoire, de sa capacité de prise en compte des situations réelles des personnes. Le traitement juridique du "squat" permet d'illustrer un tel propos. L'émotion suscitée par un propriétaire âgé dont la maison était squattée, donc qui ne pouvait être vendue par l'intéressé pour rejoindre son épouse dans un établissement de soin, en raison de l'absence de revenu suffisant, a mobilisé une population qui a obtenu le départ des occupants illégaux. Il se peut donc que le propriétaire ne soit pas celle ou celui qui mérite, par principe, la réprobation sociale et l'absence d'empathie. De même en est-il des situations de détresse économique que connaissent nombreuses de (très) petites entreprises en cette période de pandémie mondiale. Le droit du travail a légitimement conduit à développer les protections en faveur de celles et ceux qui sont subordonnés à un employeur. Du risque pris par l'employeur, il n'est pas beaucoup dit ni considéré. De la présente pandémie, il pourrait résulter une autre perception et analyse juridique de la situation de certains employeurs et des risques pris et difficultés humaines et professionnelles vécues par ces derniers.

Nous pouvons donc certes nous féliciter que des baromètres nous permettent de suivre l’évolution des émotions dans nos sociétés. Mais nous devons rester vigilants pour ne pas soumettre le droit et les normes aux émotions qui pourraient être instrumentalisées contre l’État de droit et les libertés en France et dans le monde. Ne confondons point émotions et humanisme. Et ne cédons pas à la tentation de soumettre les normes non plus que la justice à l’irrationnel des esprits, comme des cœurs. 

Le droit nous contraint à une certaine prudence, toujours. Il participe, peu ou prou, de l’éternité qui peut faire si peur à beaucoup. Les normes périssent sous l’emprise des passions et d’une instrumentalisation du moment, peu soucieuse de leur effectivité. 

Beaucoup de bruits normatifs pour si peu de réponse concrète et durable aux incontournables et immédiats défis de nos sociétés. Il nous faut avoir la force de mettre en œuvre une intelligence normative qui ne prenne jamais le risque de transgresser certaines valeurs. Puissions-nous mettre en œuvre, en toute circonstance, le fort propos de notre éminente collègue, Madame la Professeure Mireille Delmas-Marty: "il y a un double interdit : celui aux États de déroger à certains droits et celui aux hommes de transgresser certaines valeurs, car les franchir conduirait à la négation de ce qui donne son sens à l’humanité".

Jean-Claude Javillier

16/03/2021

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