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Jérôme Bondu est Directeur d’Inter-Ligere, Conseil en organisation de système de veille et d’intelligence économique, et Auteur de "Maîtrisez internet… avant qu’internet ne vous maîtrise", Ed. VA Presse.
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Pour une Déclaration d’indépendance informationnelle
Dans un livre passionnant sorti très récemment, "Apocalypse cognitive", le sociologue Gérald Bronner nous invite à faire notre "Déclaration d’indépendance mentale". Superbe formule qui m’a inspiré le titre de mon article. Et si la révolution numérique, à l’instar de la révolution sociale et politique de 1789, débouchait sur une déclaration d’indépendance informationnelle ? Ne serait-ce pas un bel héritage des pères fondateurs d’internet, qui à l’instar de la déclaration d’indépendance du cyberespace de John Perry Barlow, avaient en tête d’offrir au monde un outil de libération plus que d’enfermement ? Mais toutes ces belles formules se heurtent contre le mur de réalité. Notre indépendance et liberté numériques semblent factices. Commençons par expliquer pourquoi nous vivons dans une période révolutionnaire, puis évaluons les forces en présence, et imaginons le cours de l’Histoire numérique.
Nous vivons dans une période révolutionnaire
Nous vivons un moment de l’Histoire du monde tout à faire particulier. Le numérique permet à chacun de publier ce qu’il souhaite, sans filtre. C’est totalement inédit ! On peut s’en réjouir et trouver dans Wikipedia, certains blogs, ou des chaines Youtube, l’expression protéiforme d’une belle intelligence collective et collaborative. Mais on peut aussi le déplorer et être légitimement indigné par l’expression débridée du racisme et de l’antisémitisme, effrayé par l’augmentation des théories du complot, et écœuré par l’accessibilité du porno sur les téléphones de nos enfants.
Il n’empêche, cette révolution est en marche et mieux vaut ne pas lutter contre ce prodigieux courant. Embarqué sur notre clavier comme sur un frêle esquif dans les rapides tourbillonnants de la data, la force des flots numériques aurait tôt fait de nous engloutir et envoyer côtoyer la vase. Ramons donc plutôt dans le sens du courant et essayons de naviguer au mieux comme l’a fait Ulysse à la fin de la guerre de Troie entre les monstres Charybde et Scylla.
Quelles sont les forces en présence ?
Charybde, monstre effrayant de la mythologie grecque, pourrait être aujourd’hui superbement incarné par les GAFAM. Ces structures tentaculaires que sont Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft emprisonnent notre navigation numérique et aspirent nos données et notre personnalité. Ils grossissent essentiellement par la vente de nos données personnelles : Google par exemple réalise 170 milliards de dollars de CA dont environ 70 % en vente d’espace publicitaire dans le moteur de recherche. Ils utilisent les meilleures techniques de neuromarketing pour nous fixer sur leurs outils, et par exemple rendre la lecture du fil d’actualité de Facebook la chose la plus importante à faire tous les jours. Que de temps perdus. Que de temps de "cerveau disponible" gâchés. Mais pourquoi n’arrivons-nous pas à nous en détacher ? Pour deux raisons…
D’abord, parce que cet enfermement est très peu perceptible pour l’utilisateur qui est libre sur la toile. Mais comme l’explique très bien Dominique Cardon, le grand public ne s’aperçoit pas de la fermeture, car le système numérique mis en place n’a pas d’action sur eux, les internautes, mais sur le système. L’action n’est pas sur les "joueurs, mais sur les règles du jeu". Il n’y a pas d’assujettissement interne des individus, mais un assujettissement de l’environnement !
Après avoir dû affronter Charybde, vous savez qu’Ulysse s’est heurté à un monstre encore plus terrifiant : Scylla. Le second élément de réponse nous est apporté par Gérald Bronner dans "Apocalypse cognitive". Nous sommes des proies faciles du neuromarketing parce que nous sommes câblés pour être attirés par quatre choses. Nous sommes d’abord irrésistiblement attirés par ce qui parle de nous ! Et ces plateformes excellent à personnaliser leurs communications. Ensuite, par ce qui nous fait peur. Et notre cerveau, structuré par des milliers d’années de vie dans l’incertitude d’une savane hostile, nous a donné un réflexe d’hyper attention au danger. Puis par ce qui est conflictuel. Et là encore notre cerveau grégaire nous enseigne de repérer, dans les conflits interpersonnels qui est le dominant, pour se mettre sous sa protection. Enfin, par ce qui est sexuel. Pour la perpétuation de l’espèce. Vous l’avez compris, le second danger, Scylla, c’est nous, où plutôt nos circuits neurologiques ! Et le neurologue Sébastien Bohler, dans le "bug humain" a trouvé lui aussi une belle formule : le vrai maitre du monde, c’est notre "circuit neurologique de la récompense".
Imaginons le cours de l’Histoire numérique
Il serait merveilleux que fort de cette prise de conscience, nous puissions nous améliorer. D’abord reconnaître humblement ce que nous sommes et n’avons jamais cessé d’être : une construction imparfaite et fragile. Il serait merveilleux que collectivement l’on se prenne en main pour lutter contre les dérives du numérique, contre la surpuissance monopolistique des GAFAM (ou des BATXH chinois), leur confiscation de notre temps de cerveau disponible et leur infantilisation. C’est un rivage constitué d’une forme de souveraineté numérique, d’une maîtrise de l’intelligence artificielle, d’une utilisation raisonnée de la blockchain (et ses impacts de désintermédiation), de maîtrise des terres rares, et surtout de nos faiblesses neurologiques. Pas sûr que l’on y arrive tant nos ressources sont épuisées et nos corps anémiés. Mais ce serait un beau rivage. Des pistes existent, comme celles enseignées par l’intelligence économique, que j’ai très modestement vulgarisées dans mon dernier ouvrage "Maîtrisez internet … avant qu’internet ne vous maîtrise".
Malheureusement, il serait quand même plus probable que nous nous laissions emporter par les flots. Soyons honnêtes, il est évident que nous y trouverions collectivement des multiples avantages. Nous aimons tous ce savant dosage d’égocentrisme, de violence, de conflit et de sensualité proposés par le numérique. Par contre, il est fort probable que nous perdrions collectivement une indépendance d’esprit et in fine une maîtrise de notre propre vie. Les géants numériques ne cachent pas la dimension messianique de leur "mission". Google et les autres sont une nouvelle Église.
Nous pouvons en conclure trois enseignements majeurs.
D’abord, que le numérique a cette immense vertu de nous rappeler que nous sommes un simple "homo" même pas vraiment "sapiens", face à une ingénierie numérique surpuissante. En ce sens, cette révolution numérique sera celle de notre rappel à la raison et d’une meilleure connaissance de nous-mêmes. C’est magnifique.
Ensuite, que nous allons devoir jouer collectif. Dominique Cardon l’explique très bien : "il parait nécessaire de cesser de penser individuellement la vie privée, de cesser de la penser comme un arbitrage que chacun serait amené à faire. Nous devons plutôt y réfléchir comme à un droit collectif". Nous allons devoir apprendre la démocratie numérique. C’est merveilleux.
Enfin, que de notre choix dépendra le devenir de cette révolution numérique naissance et impactera nos enfants. Nous avons le rôle ingrat, mais passionnant de faire un choix. Un choix d’indépendance ou de soumission informationnelle. Quelle responsabilité face à cet enjeu ! C’est passionnant.
Si nous y réussissons, ce pourrait être de très bon augure pour l’autre enjeu de ce siècle : la révolution climatique. Où là aussi nous sommes pris en étau entre pulsion et raison. Il faut reconnaître la schizophrénie de la situation. Ce n’est pas facile. Mais avec un peu d’engagements, l’avenir sera ainsi magnifique, merveilleux et passionnant !
22/02/2021