Ultracrépidarianisme et balistique

13/03/2021 - 4 min. de lecture

Ultracrépidarianisme et balistique - Cercle K2

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Vincent Laforge est Praticien Hospitalier à l'Hôpital de la Conception de Marseille.

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La crise actuelle aura eu au moins le mérite d’enrichir notre vocabulaire du mot "ultracrépidarianisme" qu’on pourrait définir comme la capacité de discourir de ce qu’on ne connaît pas. La passion y trouve ce que la science y perd. J’ai beaucoup apprécié l’humilité d’un Boris Cyrulnik qui, interrogé sur le virus, admettait son incompétence dans le domaine. Son interprétation psychosociologique des conséquences de la pandémie était grandement mise en valeur par cette modestie. Ce type de comportement est malheureusement rarissime et tout un chacun peut exprimer son opinion sur des sujets scientifiques parfois très pointus sans les avoir jamais étudié. Cette approche biaisée constitue le socle d’une pseudoscience reprise à l’envie et certifiée par le nombre même de ses diffuseurs. "Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison", disait Coluche. Étienne Klein, sur LCI, illustrait ce concept en rappelant qu’un récent sondage sur les vertus de l’hydroxychloroquine dans le traitement du Covid indiquait que 59 % des sondés estimait le traitement efficace, 20 % inefficace et que seulement 21 % avouait n’avoir pas d’opinion sur la question. Faut-il en conclure que 4 Français sur 5 sont atteints d’ultracrépidarianisme ?

Il est en tout cas un domaine dans lequel la science et la recherche sont particulièrement malmenées, c’est la balistique lésionnelle. Tout un chacun sait, intuitivement, qu’il est très malsain de se faire tirer dessus par une arme à feu. La majorité ignore à peu près tout du mécanisme par lequel ces dégâts sont causés. La balistique lésionnelle est donc la discipline scientifique qui s’intéresse à la rencontre tumultueuse entre un projectile et la cible très particulière que constitue l’organisme humain.

Depuis la Renaissance, les théories les plus étonnantes ont été émises : intervention du diable qui rend les balles toxiques, vent du boulet, brûlure des plaies par le feu de la balle, voire même influence des constellations et des astres ! Les chirurgiens, puis l’ensemble de la communauté scientifique se sont échinés à combattre ces hérésies avec des résultats souvent décevants : à peine une tête de l’hydre était-elle coupée qu’une autre repoussait et nos modernes revues spécialisées, voire certain traités médicaux, sont encore pleins de notions erronées et pourtant largement diffusées comme le pouvoir d’arrêt des projectiles ou la dangerosité effroyable des balles "à haute vitesse initiale".

Les attentats de 2015 et les nombreux règlements de compte qui émaillent Marseille et ses environs ont conduits certains journalistes à incriminer le fusil d’assaut AK-47 Kalachnikov en s’offusquant de la large diffusion d’une "arme de guerre" dans nos banlieues. Si la "Kalach" était effectivement réglementaire dans l’armée soviétique, elle est probablement moins dévastatrice à courte distance qu’un simple fusil de chasse et la notion "d’arme de guerre" montre ici ses limites. Autant les munitions d’armes réglementaires utilisées par les armées régulières sont sujettes à une réglementation très exigeante (balles blindées sensées ne pas se déformer à l’impact pour éviter des souffrances inutiles), autant les munitions de chasse sont conçues pour occasionner dès l’impact des dégâts considérables. Or, ce qui est valable pour un sanglier dans le maquis varois l’est aussi pour un bipède dans les "quartiers" ! Les anciens le savaient bien qui réglaient fréquemment leur compte au calibre 12 !

Quitte à décevoir les cinéphiles, même le "flingue le plus puissant de l’univers", le .44 Magnum exhibé par l'Inspecteur Harry, ne peut faire voler un méchant à travers une vitrine ou arrêter une voiture lancée à pleine vitesse. La puissance d’arrêt, théorisée comme étant la capacité d’une munition à neutraliser immédiatement l’adversaire, quelle que soit la zone anatomique touchée, est un mythe, plaisant au cinéma, potentiellement mortel dans la réalité. Nul ne peut garantir, avec des munitions d’armes légères (armes de poing et d’épaule, nous excluons les projectiles d’artillerie !), un arrêt immédiat de l’acte d’un agresseur. Cette notion de "pouvoir d’arrêt" truffe néanmoins les pages de la majorité des revues grand public et, plus grave, celles de polycopiés ou d’articles à prétentions scientifiques.

La politique peut également influer sur le discours des balisticiens. Lors des premiers combats de la Guerre du Vietnam, les chirurgiens militaires américains décrivirent des blessures très délabrantes dues aux nouvelles balles de petit calibre tirées par le fusil d’assaut M-16. On expliqua l’intensité de ces dégâts par la vitesse très élevée de ces projectiles, ce qui arrangeait bien tout le monde : les GI persuadés de manipuler une arme redoutable, les munitionnaires enchantés par cette publicité gratuite pour leur produit, le gouvernement américain absous de toute transgression des traités internationaux évoqués plus haut… Las ! Si ces balle M193 hachent littéralement la région anatomique qu’elles traversent, ce n’est pas parce qu’elles vont vite mais parce qu’elles sont fragiles et fragmentent très facilement à l’impact en parfaite violation des bonnes résolutions de la Conférence de la Haye de 1899. Rappeler que les munitions actuelles de l’OTAN (et de l’Armée française) sont aux frontières de la légalité est bien gênant. Et pourtant…

Dans le domaine scientifique, la bonne volonté ne suffit pas et déduire de la taille d’une cavité dans un bloc d’argile le potentiel vulnérant de telle ou telle munition relève au mieux de la naïveté. C’est pourtant ce à quoi s’était risqué, il y a quelques années, un moniteur de tir très respecté de la Police nationale. On ne peut lui reprocher d’avoir conduit des recherches ; on peut regretter qu’il l’ait fait seul, sans s’adjoindre les services, parfois utiles, d’un chirurgien. "La vraie science est une ignorance qui se sait", écrivait Montaigne. Encore faut-il avoir conscience de ses manques. Nous avons volontairement qualifié la balistique lésionnelle de discipline scientifique et non de science puisqu’elle nous semble à la croisée de plusieurs domaines de connaissance comme la physique, l’anatomie, la physiologie, l’armurerie… Son étude ne peut se concevoir que dans un environnement pluridisciplinaire.

Nous n’avons pas, en quelques lignes, l’ambition d’épuiser le sujet ; notre opuscule La Chair et le Plomb n’y est pas parvenu en 750 pages et il est peu probable que notre dernier ouvrage Balistique Lésionnelle le puisse ! Nous voudrions juste instiller le doute chez le policier, le militaire ou le médecin légiste quant aux effets des projectiles d’armes à feu et lutter, à notre modeste niveau, contre l’ultracrépidarianisme triomphant.

Vincent Laforge est l’auteur de "La Chair et le Plomb", aux éditions l'Harmattan.

13/03/2021

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