Après l’Ukraine, à quoi s’attendre de la Russie ?

19/12/2024 - 6 min. de lecture

Après l’Ukraine, à quoi s’attendre de la Russie ? - Cercle K2

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L'Amiral Alain de Dainville est Ancien Chef d'État-major de la Marine et membre de l'Académie de marine.

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Après l’Ukraine, à quoi s’attendre de la Russie ?

 

La guerre en Ukraine entérine la rupture de la Russie avec l’Occident. Avant le général De Gaulle défendait l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, aujourd’hui, il est nécessaire  de "repenser notre lien avec la Russie très profondément". Avant un rapprochement n’était pas irréaliste, après le 24 février 2022 la perspective s’est évanouie. En 2004 un sous-marin nucléaire russe faisait escale à Brest, en 2024 il est impitoyablement traqué dans les profondeurs de l’Atlantique. Avant la Russie laissait entrevoir dans les discours officiels sa volonté de devenir un pivot de l’ordre mondial, depuis le 24 février 2022 elle passe aux actes bafouant le droit international. La vision initiale de guerre préventive pour renforcer sa défense cède la place à une vision plus offensive et plus large.

La lecture de textes de doctrine parus après le déclenchement de la guerre en Ukraine lève le voile sur ses intentions internationales avec une cohérence et une logique agressives. Trois textes apportent des éléments de réponse, la doctrine plus maritime que navale du 31 juillet 2022, le concept de politique étrangère du 31 mars 2023 auxquels il faut lier avec prudence la doctrine du 20 avril 2024, de Sergueï Karaganov présenté comme une figure influente de la politique étrangère russe, qui en fin d’année a plaidé pour réinstaurer la peur en Europe afin de renforcer la crédibilité de la dissuasion nucléaire. 

La quête russe de la puissance s’affirme sur quatre continents différents et dans l’accession à la technologie.

 

1. L’Europe espace de "dés-occidentalisation" plus précisément de "dé-américanisation" pour affaiblir les institutions internationales très influencées par Washington, et les remplacer selon le souhait de la Russie et de ses partenaires.

Une attaque frontale de l’Union européenne n’est pas évoquée, mais avant de continuer la politique par d’autres moyens il faut en épuiser les ressorts. Après de longs combats en Ukraine, l’armée russe y laisserait les forces qui lui feraient cruellement défaut à terme sur sa frontière orientale, dans la bascule stratégique historique de la Russie entre l’Est et l’Ouest. A défaut il faut s’attendre à une rivalité exacerbée dans la lutte d’influence. Avec l’appui de ce qu’elle appelle la Majorité mondiale, préférant cette formule à celle de sud global, la Russie affiche l’objectif de dés-occidentaliser les institutions internationales, réformer l’ONU afin de donner plus de représentation aux pays non-occidentaux, détacher l’Europe des valeurs transatlantiques et graduellement déconstruire l’Union européenne dans sa relation aux États-Unis, tout en évitant la réaction des partis nationalistes antirusses vers une politique étrangère européenne encore plus défensive à l’encontre de Moscou. Les tendances constatées lors des élections législatives récentes en Roumanie et en Bulgarie en seraient un avant goût. La confrontation pourrait s’orienter, après l’arrêt des combats, vers un rapport de forces non sans rappeler l’affrontement des deux blocs lors de la guerre froide, qui avait fait constater par Raymond Aron, un état de paix improbable et de guerre impossible. Pour l’obtenir l’Union européenne devra montrer sa force. Mais la Russie ne se limite pas à l’Europe pour fonder de grands espoirs dans d’autres continents.

 

2. L’Arctique espace de confrontation

La Russie possédant la plus longue ligne de côte dans ce continent se considère "dominus" ("gospodar") et subsidiairement  "gendarme" de "sa" partie de l'Arctique. Tout comme la Chine en mer de Chine, elle évoque ses droits historiques antérieurs à la convention de Montego Bay, qu’elle n’hésitera donc pas à bafouer, car trop inspirée par les thèses occidentales. 

Elle veut financer son ambition par le sous-sol et les fonds marins de l’Arctique, présentés comme le nouvel eldorado économique, d’où elle doit tirer par tous les moyens les richesses nécessaires. Mais la Fédération de Russie manque de moyens, d 'infrastructures et d'hommes pour l'exploiter convenablement. Elle recherchera donc des partenariats, notamment avec la Chine qui lorgne sur la route du maritime du Nord pour raccourcir les distances vers l’Europe et éviter les détroits maléfiques.

Le voisinage Est Ouest et les perspectives des nouvelles routes maritimes vont générer des tensions. La Russie s’attend à se confronter aux pays appartenant à l’Occident collectif comme le Japon et la Corée du Sud, et les membres du Conseil de l’Arctique. L’Union européenne ne peut se désintéresser de ce qui se passera à son Nord avec des défis environnementaux aux conséquences majeures.   

 

3. L’Afrique espace d’expansion

En Afrique la Russie cherche à s’affirmer comme puissance dans un pacte avec la Majorité mondiale. L’implication soviétique en Afrique, date de la guerre froide et de la décolonisation, soutien à Nasser, la Syrie, l’Angola et à l’Afrique du Sud, que plus tard la Russie fera entrer dans les BRIC. Les Soviétiques soutenaient la lutte contre l’apartheid en formant les combattants dans un village de la Crimée, qui abrite à Sébastopol la base navale d’expansion vers l’Afrique. La Russie voit  dans le continent une terre d’expansion, qui doit soutenir son effort dans la guerre par ses ressources, sa démographie, et son soutien. Ainsi le Gabon est l’un des principaux pays à accueillir sous son pavillon la « Dark fleet », la flotte fantôme des pétroliers russes qui contournent dangereusement les sanctions. 

Le changement de régime en Syrie contrarie ses plans. Tout comme le président Obama avait été accusé de traîtrise quand il avait lâché l’égyptien Hosni Moubarak, le même jugement pourrait être porté par les Africains au passif syrien du président Poutine. La percée éclair du HTS Hay’at Tahrir el Cham, dont l’offensive de charme vis-à-vis de l’Occident masque les réelles intentions d’un pouvoir courtisé par l’Ukraine, créé l’incertitude sur le sort des bases russes aérienne et navale de Khmeimim et de Tartous et des stations d’écoute, obtenues par un bail gratuit jusqu’en 2066. Cela complique la présence de l’Eskadra en Méditerranée orientale et mer Rouge, et affaiblit le soutien aux mercenaires de l’Africa Corps en Afrique. 

L’affiliation politique de la Russie avec la Majorité mondiale ne signifie pas son assimilation au Sud global, ni son identification complète avec lui. Le défi est géopolitique pour s’affirmer en puissance mondiale influente et sécuritaire pour protéger ses avancées économiques. La doctrine précise que dans les cas où les intérêts coïncident, l’interaction et les alliances de circonstance sont nécessaires. Lorsqu’elles divergent, les contradictions doivent être gérées. La Russie prétend pouvoir répondre aux attentes de pays de la Majorité mondiale, pour leur servir de garant de la nourriture, de l’énergie, de l’information, de la sécurité, par les forces militaires et par d’autres types de garanties. L’Occident doit continuer à exister pour offrir une alternative à la pénétration russe en Afrique où l’Ukraine a montré la voie au Sahel.

 

4. Les mers espaces de connexion

Ailleurs, la Russie n’entend pas être absente des régions où se joue l’avenir du monde, Asie, Indo-pacifique, golfe persique, Inde. Pour entrer sur les marchés mondiaux elle se veut l’acteur incontournable de la route maritime du Nord, mais elle veut aussi contourner le blocage par l’Occident de la logistique en développant des connexions vers le Sud, par le corridor international Nord-Sud reliant la Russie à l’Iran, à l’Inde, au Pakistan, aux pays du Proche et du Moyen-Orient et à l’Afrique. Cette liaison par des canaux, des mers et des voies ferrées possède un nœud difficilement accessible en mer Caspienne. Elle est coordonnée avec l’initiative chinoise des nouvelles routes de la soie, mais n’offre pas les mêmes possibilités que la route maritime, même si elle permet d’acheminer le matériel sensible en échappant aux embargos. 

 

5. La technologie espace de progression et d’industrialisation

Pour sortir du piège de l’économie de la rente que lui procure son sous-sol mais qui ne favorise pas la créativité, l’innovation et l’industrialisation, le Kremlin espère depuis longtemps pouvoir devenir une puissance technologique de pointe capable de concurrencer les États-Unis et la Chine. Mais le chemin est encore long car cette stratégie a échoué et le pays est au contraire sur une dynamique de vieillissement technologique due au découplage avec l’Occident, et risque de devenir à terme sous la pression des sanctions un client voire un vassal des techniques chinoises sans capacité de diversifier ses partenariats en raison de l’embargo.

En résumé, l’ambition de la Russie est clairement affichée dans la cohérence des textes cités, devenir l’une des grandes puissances en s’appuyant sur la Majorité mondiale. Mais le chemin est encore très long. Elle se pénalise chaque jour un peu plus en continuant la guerre, ainsi que le moment venu, si elle exige des conditions de cessation des hostilités démesurées.

La rivalité avec l’Occident se manifestera dans les 5 directions précitées, en Europe bien sûr, mais aussi dans l’Arctique sans souci de l’environnement, dans la prédation de l’Afrique, dans le contournement des grandes voies maritimes et dans le pillage de la technologie. L’Occident doit donc se préparer à contenir la Russie sans se contenter de la défense d’un seul pilier, laissant le champ libre aux offensives de contournement dans les quatre autres.

Amiral Alain de Dainville

19/12/2024

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