Après la chute du régime de Kadhafi en 2011...

02/09/2020 - 6 min. de lecture

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L'Amiral (2S) Alain de Dainville a été Chef d'État-major de la Marine.

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La chute du régime de Kadhafi en 2011 a laissé la Libye instable, en proie à une guerre civile opposant deux belligérants, dans un mélange de rebelles et des jihadistes. L’instabilité devrait perdurer même si un accord était trouvé entre les deux parties.

D’un côté le gouvernement d’accord national (GNA) reconnu par les Nations Unies, aidé par la Turquie et le Qatar veut se maintenir, de l’autre les forces du général Khalifa Haftar veulent prendre le pouvoir, soutenues par la Russie, les pays occidentaux, les Emirats, l’Arabie Saoudite et l’Egypte, ainsi que la Tunisie, qui refusent de voir arriver des Frères musulmans et des jihadistes sur la frontière commune et menace d’intervenir militairement. Le gouvernement saoudien a réitéré que la sécurité de l’Egypte faisait partie intégrante de celle des pays arabes et que le royaume se tenait à ses côtés pour défendre ses frontières, lutter contre l’extrémisme, les mouvements terroristes et leurs soutiens dans la région.

L’engagement des Turcs en Libye est significatif. Ils ont envoyé des troupes qui ont embrigadé des milliers de jihadistes, anciens combattants en Syrie.

La première raison invoquée, niée par le Président Erdogan  est la volonté de renouer avec le brillant passé ottoman, quand l’empire dominait le Moyen-Orient, en revanche un siècle après l’humiliant traité de Sèvres, qui retira à l’Empire les provinces arabes et le  Maghreb. La Libye fut ottomane de 1551 à 1912 et donna son premier succès militaire à Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne. L’expansionnisme régional turc est impressionnant, en Irak et en Syrie pour empêcher la création d’un Etat kurde, en Afrique pour des raisons commerciales. Le Soudan a concédé pour 99 ans l’ancien port ottoman de Suakin sur la mer rouge, une autre base militaire est installée à Mogadiscio, en Somalie ancien pays allié des ottomans. Or l’actuel dirigeant turc semble inspirer son action politique de celle de Soliman le Magnifique et d’Ata Turc et soutient que les frontières de la Turquie réelle dépassent ses limites actuelles, sans se préoccuper des accords internationaux et se tournant de moins en moins vers l’Europe.

La question est très sensible pour les pays arabes en raison de l’implication tant en Turquie qu’en Libye des Frères musulmans dont le quartier général est au Qatar. Ils veulent abattre les monarchies du Golfe et l’Occident. Elle est aussi délicate parce que le corps expéditionnaire turc en Libye a enrôlé des milliers de jihadistes, comme le fit Al Qaeda avec le parti Bass en Irak. Les monarchies du golfe vivent sous la menace des perses, de la volonté de califat des Frères musulmans et des mouvements terroristes, d'Al-Qaeda et d’ISIS.

L’engagement turc doit être analysé par sa volonté de s’approprier pour ses besoins propres une partie du gisement gazier découvert en Méditerranée orientale. En novembre 2019, la Turquie a signé un accord avec Tripoli de délimitation conjointe des zones économiques exclusives ZEE, au détriment de la Grèce et de Chypre, qui bloque le projet de gazoduc East Med issu par Israël, Chypre et la Grèce pour livrer du gaz en Europe en contournant la Turquie. Autour de Chypre, les incidents entre bâtiments de forage et frégates sont fréquents. En échange de son engagement militaire en Libye, la Turquie a obtenu des concessions dans les bases militaires navales de Misrata et aériennes d’Al Watiya avec l’intention de contrôler la ZEE

La Turquie a besoin de ce gaz parce que ce pays qui importe 84% de ses besoins en  énergie, veut devenir un acteur majeur du secteur gazier. Cette stratégie passe par la Libye, car tous les autres acteurs régionaux lui sont hostiles. Et la Turquie a besoin d’une économie puissante pour soutenir ses rêves de grandeur, alors qu’aujourd’hui sa croissance s’essouffle, la livre truque a perdu 30% face au dollar en 2018, le taux de chômage et l’inflation sont élevés. Elle va chercher sa croissance en Afrique mais cela ne suffit pas.

La Turquie est soutenue en Afrique par les Etats-Unis, qui dans leur stratégie d’endiguement veulent y contrer l’expansion chinoise. Dans ce but le soft power turc multiplie ses représentations diplomatiques et ses missions culturelles pour soutenir sa conquête de marchés et sa quête de matières premières. Les Américains ferment les yeux sur la menace des Frères musulmans, qui rappelons-le, les ont soutenus pendant la Guerre froide contre l’Union soviétique.

Ainsi l’Europe et les Etats-Unis ne partagent pas les mêmes intérêts dans la région, ce qui explique ’ambiguïté de l’attitude de l’OTAN, sous un contrôle américain qui ne veut pas froisser l’allié turc, dont les forces armées sont moins tournées vers l’OTAN et qui, depuis le coup d’état de 2016, ont remplacé le professionnalisme par l’idéologie. Ainsi les Américains ferment les yeux sur l’attitude de la marine turque, dont les frégates escortent avec une couverture OTAN des cargos apportant des armes en Libye, en violation  de la résolution 2526 des Nations Unies votée le 5 juin 2020, qui étend pour un an le pouvoir d’inspection sur tout navire suspecté de violer l’embargo de 2011. Et plus grave, le 10 juin une frégate turque illumine avec son radar de tir une frégate française participant à la mission Sea Guardian de l’OTAN. La France se plaint à l’OTAN qui s’empresse d’enterrer l’enquête.

La Libye pourrait être une opportunité d’action pour l’Union Européenne qui a appelé à un accord de cessez le feu selon les termes acceptés à Berlin en janvier 2020, et menace en août Ankara de nouvelles sanctions en l’absence de progrès dans le dialogue avec Athènes. De plus les pays de l’UE ne veulent pas laisser le contrôle des filières d’immigration à la Turquie, ou à des organisations hostiles montées proches de l’organisation de l’Etat islamique. Mais les Européens ne partagent pas la même vision, les Italiens ayant par le passé soutenu Fayez Al-Sarraj, qui contrôle Sabratah d’où partent les migrants vers Lampedusa et surtout n’ayant montré aucune solidarité lors de l’incident naval franco-turc..

Cependant une réponse européenne commune serait une bonne opportunité dans la construction de l’Europe de la Défense, parce que la politique américaine de l’autruche ne sert pas ses intérêts et montre ses limites, comme l’attestent le long processus d’acquisition des missiles russes S-400, malgré la crainte des sanctions américaines, et les difficultés mises par Ankara pour l’utilisation de la base OTAN d’Incirlik utilisée pour les opérations américaines et la dissuasion, attitude confirmant la supériorité des porte-avions sur les bases en territoire étranger. Le soutien américain à la Turquie est vu d’un mauvais œil par Israël qui estime que ce pays menace sa sécurité. Cela pourrait être une ligne rouge pour l’inaction américaine.

La stratégie américaine est rarement générale, la guerre économique n’a pas les mêmes objectifs que les pressions diplomatiques ou militaires, sauf dans l’endiguement de la Chine. Pour ses alliés il ne peut en être de même. Ils doivent être cohérents. La Turquie agissant à l’encontre de leurs intérêts ils doivent cesser de faire des affaires avec elle, surtout pour les marchés publics. Ce nouveau rapport de force mettrait en meilleure position de discussion avec les dirigeants turcs.

L’aide turque a permis aux forces de Tripoli de reprendre l’ascendant sur les troupes du maréchal Khalifa Haftar. Un accord a été annoncé le 21 août, souhaitons-lui de tenir. La tentation est grande de  pousser vers l’Est pour accentuer le contrôle turc sur la ZEE, mais de difficultés en Cyrénaïque en raison de la présence de la tribu Ferjany, les milices et les mercenaires russes, mais aussi qu’un accord sera trouvé en vue d’établir une zone tampon entre la zone sous influence turque, et l’Egypte. Il est aussi sûr que les combattants jihadistes  ne rentreront pas en Turquie, ne s’établiront pas en Libye, parce que ce sont des nomades, qui vont continuer à migrer pour achever leur tâche.

Il y a trop de crises au Moyen-Orient, en Irak, Syrie, Liban, Yémen et dans la bande de Gaza. Certains protagonistes peuvent jeter de l’huile sur le feu de la guerre civile libyenne pour former un écran de fumée et régler leurs problèmes dans l’ombre. Les présidents Trump et Erdogan y ont probablement tracé la ligne rouge. Mais il est aussi possible qu’un officier libyen prononce un nouveau  “serment de Koufra” avec l’aide des pays arabes pour libérer la Libye.

Amiral (2S) Alain de Dainville

02/09/2020

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