De l’urgence à réhabiliter la "souveraineté" !
13/03/2022 - 8 min. de lecture
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Docteur en économie, Lorraine Tournyol du Clos a d'abord passé 6 ans au Ministère de l'Intérieur essentiellement sur le terrain et dans l'analyse de données criminelles. Puis, elle a travaillé 2 ans à la Présidence de la République dans la cellule de coordination des services de renseignement (CNR-LT) avant d'être recrutée au Ministère des Armées comme responsable de la Stratégie à la Direction du renseignement militaire. Elle est aujourd'hui conseillère du président de l'Institut Choiseul.
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De l’urgence à réhabiliter la "souveraineté" !
Le sujet a la réputation d’être aride et pourtant vaguement essentiel à la bonne marche d’un pays. La preuve : tout le monde en parle aujourd’hui, sans toujours savoir ce qu’il signifie. Mais entendre tout récemment un décideur d’une grande entreprise refuser de réfléchir au thème de la souveraineté pour ne pas sembler nationaliste et chauvin m’a semblé complètement surréaliste… Comment peut-on être à ce point hors sujet ? Il suffit pourtant de regarder autour de soi ! La guerre en Ukraine qui commence et la pandémie qui s’achève (espérons-le), le tournant que pourrait prendre la construction européenne, la montée des populismes, la campagne présidentielle… tout ce contexte bouillonnant nous interpelle – gouvernants, citoyens, entreprises – sur notre propre compréhension de la souveraineté. Alors, un peu de silence s’il vous plaît et un instant de concentration pour un rapide tour d’horizon !
D’abord, se méfier des parentés étymologiques : réhabiliter la souveraineté n’est pas le souverainisme, la souveraineté nationale n’est pas le nationalisme, la souveraineté populaire le populisme ni la souveraineté européenne l’européanisme… À notre décharge, les amalgames et les récupérations politiques sont monnaie courante. On serait même tenté de paraphraser : "souveraineté, que de crimes on commet en ton nom !". La souveraineté est une mal-aimée, rejetée loin derrière ses sœurs cadettes, la liberté, l’égalité et la fraternité. Mal-aimée car mal comprise, mal-aimée donc négligée. Hélas, c’est quand elle commence à nous quitter que l’on en mesure tout le prix !
Car, commençons par là, la souveraineté est constitutive de l’existence même d’un État : "État souverain" est un pléonasme, et c’est en ce sens que la souveraineté précède la liberté, l’égalité ou la fraternité. Sans souveraineté, pas d’État. Et réciproquement. D’ailleurs, quand la souveraineté n’existe plus qu’en version fortement dégradée, on est alors obligé de préciser "État failli", "État fantoche", "État fragile", "État autoproclamé", etc.
Pour autant, direz-vous, on parle aussi de souveraineté européenne alors que l’Europe n’est pas un État : c’est vrai. L’expression "souveraineté européenne" est un abus de langage commode qui signifie plutôt quelque chose comme : le cadre européen de coordination des souverainetés des États membres. Nous y reviendrons plus loin.
Revenons d’abord aux fondamentaux. Au sein d’un État, la souveraineté appartient au peuple (ou à la Nation : les deux conceptions existent, mais faisons simple). Et, comme le peuple ne se gouverne pas lui-même, l’exercice de cette souveraineté est confiée à l’État (au sens, cette fois-ci, de l’appareil étatique). La Constitution de la Vème République est claire : "la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum" (art.3). La souveraineté est donc la capacité d’un peuple à se gouverner lui-même, c’est-à-dire sa capacité à décider et à agir librement en vue de son bien commun. De façon négative, la souveraineté est aussi l’absence de dépendance extérieure ou d’empêchement interne qui pèserait sur cette capacité d’action et de décision.
La grande question philosophique qui se pose aussitôt est : est-il possible d’être réellement libre de ses choix et de ses actes dans un monde d’interdépendances croissantes et de pressions permanentes, dominé par une poignée de superpuissances ? Oui et non. Non, il n’est pas possible d’être absolument souverain en ce bas-monde. Oui, il est possible de défendre et d’exercer ce que l’on pourrait appeler une "souveraineté sous contraintes". Par exemple, dans le domaine économique, la souveraineté n’étant pas l’autarcie, le commerce crée de fait des dépendances vis-à-vis des fournisseurs : la "souveraineté sous contrainte" consiste alors à maîtriser ces dépendances. Ce qui permet de dédramatiser : du point de vue de la souveraineté, peu importe que la population consomme un produit importé d’ici plutôt que de là ou qu’un produit national… tant que cette importation ne crée pas une dépendance stratégique à l’égard du fournisseur (exemple évident du gaz russe pour les Allemands).
En outre, de nombreuses dépendances sont inévitables, notamment quand les besoins dépassent manifestement les capacités propres du pays. Ainsi, dans le domaine numérique, la France peine depuis plusieurs années à mettre au point un Cloud souverain. S’appuyer sur l’Europe paraît alors comme une évidence ! Bien sûr, cette coopération va engendrer de fait une dépendance à nos partenaires européens, mais on peut trouver cette dernière plus raisonnable que la dépendance aux Cloud américains, aujourd’hui ultra-dominants avec, de plus, l’inconvénient d’être concernés par les lois d’extraterritorialité (Cloud Act, Patriot Act, etc.).
Pour rester souverain, il faut donc maîtriser ses dépendances. Mais pas seulement : des crises internes peuvent aussi gripper le fonctionnement du pays ! L’exercice de la souveraineté est en effet confié à l’État par le peuple dans un cadre constitutionnel ("La République est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple", art.2 de la Constitution), créant ainsi des droits et des devoirs à chacun, ce qu’on appelle le "Contrat social". Quand ce Contrat social ne fait plus consensus, quand les règles ne sont plus suivies, quand les élites dirigeantes sont accusées de trahison, etc., c’est la crise interne, qui peut être agitée, voire violente (émeutes, révoltes, révolutions).
Le Contrat social fondateur de notre pays doit ainsi être régulièrement rediscuté et revivifié pour perdurer. Autrement dit, notre souveraineté et les conditions dans lesquelles elle s’exerce doivent être régulièrement repensées et réajustées au nouveau contexte : nos dix-huit régimes politiques, nos cinq Républiques et nos quatorze Constitutions en témoignent ! Ainsi, le krach pétrolier de 1973 nous a obligé à repenser notre dépendance aux hydrocarbures, la crise de 2008-2010 notre dépendance au système financier, Maastricht et Lisbonne notre appréciation de la souveraineté nationale dans un cadre européen, etc. En interne, la crise des Gilets jaunes a révélé un besoin plus grand de cohésion sociale et participation populaire à l’exercice de la souveraineté : référendum, référendum d’initiative citoyenne, populaire ou partagée, commissions citoyennes…
Bref, déserter la réflexion sur la souveraineté, c’est renoncer à défendre notre existence comme peuple libre, comme État membre de l’Union européenne et comme Nation internationalement reconnue ; c’est oublier notre Constitution, les traités européens et la Charte de l’ONU ; c’est aussi abandonner l’héritage gaullien et le rayonnement si particulier de la France sous la Vème République.
Il est donc, on le comprend peut-être mieux maintenant, urgent de réhabiliter le concept de souveraineté et de se le réapproprier pour le faire vivre collectivement. Bien sûr, cela exige un peu d’attention, d’écoute et de réflexion. Et les fruits n’en sont pas immédiatement perceptibles. Mais c’est le prix d’une vraie vie citoyenne en démocratie (les dictatures ont cet avantage qu’elles nous épargnent les débats compliqués).
C’est d’autant plus vrai en temps de crise où l’État se doit de continuer malgré tout à faire vivre le pays, socialement, politiquement et économiquement, en le protégeant de tout ce qui pourrait le déstabiliser gravement et durablement. Car la première mission de l’État est de permettre l’exercice de la souveraineté nationale !
Reste alors la question de la souveraineté européenne : ce terme s’impose de plus en plus, bien qu’il soit inapproprié, comme on l’a dit plus haut. Il n’y a pas de souveraineté européenne parce qu’il n’y a pas de peuple européen, ni d’État européen, ni de Nation européenne. C’est donc un abus de langage de parler de "souveraineté européenne" mais c’est un abus de langage commode… Ce qu’on appelle donc déjà "souveraineté européenne" (ou "autonomie stratégique") est ainsi le cadre européen dans lequel les souverainetés nationales des États membres coopèrent pour une efficacité plus grande.
Cette coopération n’est pas un abandon de souveraineté nationale (la question a longtemps fait débat entre "souverainistes" et "fédéralistes") car elle est réfutable (le Royaume-Uni vient d’y mettre fin) et sectorielle (les traités européens définissent la répartition des compétences nationales, communautaires ou partagées, secteur d’activité par secteur d’activité). D’autre part, cette coopération était devenue nécessaire dans un monde qui se globalise et se libéralise : les échanges s’intensifient, les barrières s’estompent, les anciens blocs Est-Ouest se fracturent, etc. Dans ce monde plus vaste et plus exposé, le plus fort s’impose. Et c’est l’union qui fait la force. C’est l’union qui fait la paix aussi.
Par exemple, l’union monétaire a déjà plusieurs fois montré son efficacité. Bien sûr, elle rigidifie la politique monétaire et prive de l’outil de dévaluation, mais elle promeut les échanges et favorise l’investissement. Elle apporte aussi une plus grande stabilité à la zone euro, si bien que, alors que battre monnaie était jusque-là l’un des attributs traditionnels de la souveraineté étatique, rares sont aujourd’hui les voix qui voudraient renoncer à la monnaie unique.
Pour conclure sur une image, comparons la défense de la souveraineté nationale à la protection de la santé individuelle. Défendre notre souveraineté, comme protéger notre santé, repose ainsi sur quelques règles simples.
Une bonne santé s’appuie d’abord sur une bonne alimentation, saine, variée, équilibrée, sans abus ni excès. Une saine souveraineté nationale s’appuie donc sur des échanges variés avec les autres États, des importations-exportations équilibrées, sans abus ni excès qui créeraient des dépendances.
Une bonne santé s’appuie aussi sur une bonne hygiène de vie : de l’exercice physique, du repos, des contrôles médicaux réguliers. Une saine souveraineté nationale s’entretient aussi dans les exercices démocratiques que sont les débats, les élections, les référendums, les consultations, les bilans réguliers, les contrôles de l’action politique, les rapports de l’État de la population, de ses besoins et de ses attentes.
Et, pour finir, en matière de souveraineté comme en matière de santé individuelle, les écarts ne se traduisent pas immédiatement, la note de nos manquements ne se paie pas sur place. Ainsi, abandonner progressivement l’exercice de notre souveraineté n’aura pas immédiatement des conséquences dramatiques. Mais ces renoncements à notre souveraineté nationale se paieront plus tard, à terme, et comptant.
Auteure de "Repenser la souveraineté", 2022.
Note stratégique de l’Institut Choiseul.
13/03/2022