Déploiements de constellations de satellites et attente de règles internationales
11/04/2023 - 11 min. de lecture
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Daniel Guinier est Expert de justice honoraire et ancien Expert près la Cour Pénale Internationale de La Haye.
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Si le nombre de satellites mis en orbite terrestre depuis le début de l'ère spatiale en 1957 dépasse les 15000, dont moins de 10000 sont toujours dans l’Espace et 7400 toujours en activité, le catalogue des débris générés en comporte plus de 30000[1], auxquels il faut ajouter 900000 éclats d'un à dix centimètres et 128 millions de moins d’un centimètre, ce qui constitue un grave danger pour le trafic spatial. Des satellites sont maintenant lancés en nombre pour constituer des constellations. Ceux encore actifs ont aussi à esquiver les fragments d’objets lancés il y a des décennies, tant les orbites basses sont fortement encombrées. Aussi, la conjonction de l'accroissement du nombre de lancements, du trafic et de la permanence de débris spatiaux entraîne un risque important. La situation devient insoutenable et montre la nécessité flagrante de disposer d’outils juridiques appropriés, en soulignant l’avance de la technologie sur la réglementation.
Actuellement, les projets de constellations spatiales en orbite basse se multiplient, avec plus de 140 projets au niveau mondial. Les états membres de la Commission européenne proposent de déployer rapidement une constellation européenne de satellites de connectivité sécurisée tout en militant pour des règles de jeu du trafic dans l’Espace. Ils s’accordent sur le fait que la souveraineté est un des facteurs pour ce projet dont l’enjeu est sans précédent pour conserver la place de l’Europe dans la compétition mondiale. Aux États-Unis, la Commission fédérale des communications (FCC), s’oriente vers un système d'engagement volontaire, estimant que le marché se chargera de faire le tri ... A titre d’exemples, SpaceX a déjà prévu le lancement de 12000 satellites à une altitude de 500 km, et Amazon celui de 3236 satellites à 600 km, soit autant en une année qu’au cours des 66 ans de l'ère spatiale !
Les applications sont nombreuses et certaines impliquent le déploiement massif de satellites. L’une vise à connecter les smartphones existants aux nouvelles constellations de satellites. Son imminence et la prétention d’une offre concernant des milliards d'appareils dans le monde devraient préoccuper les régulateurs pour éviter le désordre et les risques d’un Far West spatial sans shérif !
État des règles liées à l’Espace extra-atmosphérique
Alors que la mainmise et la marchandisation des orbites et des fréquences deviennent évidents, les législations nationales et les projets en cours relèvent d'autorisations d'exploitation nationales et non de règles admises et respectées par l’ensemble des Nations. De ce point de vue, il y a lieu de s’assurer, d’une part, que la législation proposée par la FCC ne pénalise pas l'industrie spatiale européenne et, d’autre part, que le problème universel des débris spatiaux soit traité de façon globale, alors que les travaux du Comité pour les usages pacifiques de l'Espace extra-atmosphérique des Nations Unies sont en attente.
Le Traité de l'Espace du 27 janvier 1967 des Nations-Unies sur les principes régissant les activités des États relatives à l’Espace extra-atmosphérique, fournit une base juridique générale pour les utilisations pacifiques de cet espace. Il constitue un cadre pour le développement du droit de l’Espace, lequel régit l'ensemble des règles relatives aux activités spatiales, y compris celles de droit privé. Le droit international demeure ainsi la source fondamentale, en l’absence de jurisprudence internationale en matière spatiale. En outre, le Traité prévoit la liberté d'accès des États à l’Espace extra-atmosphérique sans appropriation. Il institue la responsabilité des États pour les activités commises dans cet espace par des entités gouvernementales ou non gouvernementales (Art. 6), y compris ce qui concerne des dommages causés par le lancement d'un objet dans l'Espace (Art. 7).
Il est relevé une communication de l’Union européenne du 15 février 2022 relative à la gestion du trafic spatial. Face au défi mondial et de l’urgence, il s’agit en particulier de contribuer à déterminer un cadre normatif et législatif approprié tout en préservant l’autonomie stratégique de l’UE et sa compétitivité en matière spatiale sur le plan des services comme des technologies. Il est question pour cela de nouer des partenariats internationaux et de dialoguer sur un plan multilatéral. Il est attendu une capacité à identifier et à suivre les objets spatiaux, et à éviter les collisions, en insistant sur la garantie d'une utilisation sûre, sécurisée et viable de l’Espace. Le 10 juin 2022, les ministres de l'UE chargés des questions d’Espace ont également adopté des conclusions sur la gestion du trafic spatial, soulignant l'importance du renforcement des capacités de l'UE en matière de surveillance de l'Espace et de suivi des objets en orbite, encourageant ainsi la coordination de la législation de l'UE.
S’il n'existe pas encore de droit interne à la France, la soumission des activités spatiales à un régime d'autorisation administrative correspond malgré tout aux obligations fixées par le Traité de l’Espace signé et ratifié par la France en 1970. Le projet de loi actuel relatif aux opérations spatiales vise à fixer le régime juridique des opérations spatiales, comme le lancement ou le contrôle à distance de satellites et non celui des utilisations des objets spatiaux.
Projets de constellations de satellites
Concernant l’Europe, un appel d’offres a été lancé le 24 mars 2023 par la Commission européenne pour la nouvelle constellation européenne de satellites[2]. Le coût de ce projet stratégique baptisé IRIS (Infrastructure de Résilience et d’Interconnexion Sécurisée par Satellites) est estimé à 6 milliards d’euros, avec une contribution de l’UE de 2,4 milliards d’euros. A ce propos, le commissaire au marché intérieur, Thierry Breton, a déclaré : "Ce premier appel d’offres pour la constellation européenne de satellites est une étape importante dans la réalisation de notre politique spatiale souveraine. Elle est importante pour nos gouvernements et pour tous les Européens".
L’UE veut ainsi disposer de communications sécurisées et ne pas être dépassée par les projets développés par les États-Unis et la Chine. Il s’agit de fournir aux États membres de l’UE un accès garanti à des services de connectivité sûrs et souverains, répondant à leurs besoins, tels que la protection des infrastructures critiques, la surveillance et la gestion des crises. IRIS est destiné tant à des usages militaires et souverains qu’au grand public. Il est prévu de disposer d'une infrastructure permettant une connectivité à haut débit et sans discontinuité dans l’UE, et au-delà des frontières européennes. IRIS devrait être en mesure de résister aux cyberattaques et permettre la résilience globale en cas d’atteintes majeures des infrastructures terrestres. Il est prévu que les premiers satellites soient mis sur orbite fin 2024 et qu’IRIS soit pleinement opérationnel en 2027. Pour cela, il faut non seulement que toutes les compétences et la solidité de l’industrie spatiale européenne soient prêtes à répondre aux appels d’offres, avec une place réservée aux startups, mais aussi que la réalisation soit conforme aux attentes et besoins des citoyens, et à la politique internationale de l’Europe.
La durabilité d’IRIS est recherchée au vu de l'impact environnemental, en s’appuyant sur quelques centaines de satellites placés sur plusieurs orbites et fréquences prévues, contrairement à d’autres projets qui multiplient inconsidérément le nombre de satellites par milliers sur les mêmes orbites, ce qui est notamment la cas de la constellation Starlink de SpaceX.
Aux États-Unis, avec SpaceX et 143 engins en une seule mission, des satellites sont déjà mis en orbite par dizaines, voire par centaine comme ce fût le cas le 24 janvier 2021. A terme il est question de 40000 satellites déployés pour Starlink par SpaceX. La société est cependant assujettie à l'approbation de la FCC, notamment pour l’autorisation d’exploiter les satellites de sa constellation Starlink de deuxième génération. Elle est aussi contrainte à l’obligation de mise en œuvre de mesures pour atténuer les effets sur l'environnement avant de projeter Starship, son nouveau lanceur spatial super-lourd.
Divers projets, essentiellement commerciaux, sont prévus ou en cours de développement, mais pas encore aboutis. Plusieurs d'entre ont pour objet de donner un accès par satellite aux smartphones sans modifications. Ceci pourrait concerner plusieurs milliards d'appareils dans le monde, et ne nécessiterait plus l'usage de téléphones satellites encombrants et coûteux. A cet effet, les annonces de connectivité satellite-cellulaire d'Apple, de Starlink et de T-Mobile de 2022 ont lancé l'idée d'une connectivité n'importe où, et de tout type, à partir d’un simple smartphone. Pour l’instant les exigences d’un appel vocal ou vidéo ne sont pas remplies, et seuls les messages SMS sont concernés. Il reste que l'envoi de SMS réguliers par satellite nécessite plus de patience à cause de la latence. Peu d’offres sont arrivées à maturité, et chaque concurrent adopte une approche différente.
Il est en effet délicat de faire communiquer les téléphones avec des satellites plutôt qu'avec des antennes relais, du fait des retards de signal très importants. Néanmoins, la réduction du coût de fabrication des satellites et de leur taille permet d’en placer en plus grand nombre sur des orbites plus basses, où chacun couvre moins de terrain, tandis que des combinés moins puissants et à faible intensité de signal peuvent les atteindre, à condition toutefois que chaque antenne dispose d’une surface suffisante. Il subsiste aussi des problèmes d’interférences à résoudre, notamment dans les zones rurales ou suburbaines. Pour l’heure, la course aux appels cellulaires depuis l'Espace concerne d’abord la messagerie d’urgence, avec notamment Apple, et ensuite le test du service 5G par satellite à part entière. Il est probable que le recours un réseau dédié de satellites avec des antennes plus grandes soit nécessaire pour produire un signal cellulaire 4G, 5G compatible avec tout combiné. Selon les propos d’Elon Musk : "Il ne s’agit pas d’un substitut aux stations cellulaires au sol, car celles-ci en particulier dans les zones urbaines et suburbaines seront certainement supérieures… Ceci est vraiment destiné à fournir une couverture de base aux zones qui sont actuellement complètement mortes".
La Chine, considérant Starlink comme une menace, a chargé le China Satellite Network Group, nouvellement créé, de mettre en orbite une constellation de 13000 satellites à des orbites de 500 et 1145 km pour former un réseau de télécommunications mondial et développer un réseau national sécurisé à haut débit dénommé Guowang, avec la possibilité d’y associer son système distribution de clés quantiques sur une distance supérieure à 4600 km. A terme, le projet devrait couvrir le continent asiatique et la nouvelle route de la soie, avec des conséquences évidentes en termes de moyens de pression géopolitique.
L’Inde, après le succès du lancement de 36 satellites depuis son Centre spatial de Sriharikota qui complète le déploiement des 618 satellites en orbite basse de la constellation de Oneweb, s’assure d’une connectivité Internet sécurisée à haut débit, y compris dans les zones reculées, et Oneweb dispose maintenant d’un nombre suffisant de satellites pour une couverture mondiale. Depuis sa reprise par un consortium comprenant le groupe indien Bharti, l'opérateur français de satellites Eutelsat et l’État britannique, Oneweb a les moyens pour donner naissance à un géant dans la course à l'Internet depuis l'Espace.
La Russie, compte tenu de la situation, n’apparaît pas en mesure de développer sa constellation de 264 satellites, dont le déploiement devrait débuter en 2024 dans le cadre du projet Sfera de l'agence spatiale russe, sans partenariat public-privé ou avec la Chine.
Il faut assurément penser que les États de divers continents éviteront de se voir trop distancer dans la conquête spatiale pour des motifs stratégiques, en bénéficiant de l’arrivée de nanosatellites de moins de 10 kg, plus petits et plus simples à concevoir. C'est déjà le cas de l'Afrique, principalement l’Égypte, l’Algérie, l'Afrique du Sud et le Nigeria, avec actuellement une soixantaine de satellites en orbite, ceci malgré l'absence d'infrastructure et de moyens de lancement qui sont trouvés ailleurs ou résultent de collaborations.
Conclusion
La technologie va plus vite que la réglementation, aussi l’Espace est de plus en plus encombré et pollué par les débris spatiaux qui représentent une menace réelle. En même temps, il est constaté l’exubérance et le gigantisme de certains projets autour de dizaines de milliers de satellites envoyés par dizaines, voire par une centaine, à chaque lancement. Certains présentent des risques financiers, compte tenu des investissements en milliards de dollars et des incertitudes aux plans technique et réglementaire, et vis-à-vis du marché en concurrence avec d'autres constellations, ou technologies telles que les réseaux terrestres. On a l'impression que les États-Unis sont lancés dans une course pour occuper l'Espace, notamment avec des mégaprojets commerciaux visant des marchés potentiels, dans l’espoir de débouchés pour des services à partir de satellites bon marché en orbite basse. Pour sa part, l'Europe élabore une approche réaliste de la gestion du trafic spatial afin que les activités spatiales soient sûres et viables, avec des enjeux de souveraineté, dans le cadre de son projet stratégique IRIS. L’Inde s’assure également d’une connectivité Internet sécurisée à haut débit, tandis que la Chine s’affirme en développant un projet ambitieux, avec des visées géopolitiques. Enfin la Russie est actuellement stoppée dans la mise en œuvre de son projet de constellation.
Du fait d’un vide juridique au plan international, les objets spatiaux sont encore soumis au seul contrôle des États. C’est ainsi que les agences gouvernementales, en particulier la FCC aux États-Unis, ont pu délivrer des licences pour la mise en orbite terrestre basse de milliers de satellites, sans trop d’égard pour l’environnement. En outre, des constellations de satellites comme celles de Starlink perturbent les travaux des scientifiques, et de plus en plus d'images réalisées par le satellite Hubble sont parasitées. Une législation internationale, associée à un consensus contraignant, est donc souhaitable sous l'égide de Nations-Unies.
En outre, il faut prendre en compte que les menaces deviennent hybrides, alors que les cibles ne sont plus seulement militaires mais aussi des infrastructures civiles d’intérêt national. Ceci englobe les attaques dans l'Espace, et les cyberattaques dont il est difficile d'attribuer l'origine. De ce fait, les domaines de l'Espace et cyber préoccupent l'ensemble des États. En France, ils ont leur place dans la future Loi de programmation militaire (LPM 2024-2030).
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Bibliographie sélective
CE (2022) : Communication conjointe du Parlement européen et du Conseil sur une approche de l'UE en matière de gestion du trafic spatial, et une contribution de l'UE pour faire face à un défi mondial, 15 février 2022, 19 pages.
ESA (2022) : ESA’s annual space environment report, 120 pages.
Guinier D. (2019) : Le paradoxe quantique - De l'opportunité à la menace quantique. Expertises, n° 450, oct., pp. 319-324.
Guinier D. (2021) : Réseau mobile 5G : contexte et prospective - Technologies alternatives et usages. Partie 1 : Contexte général et évolution des réseaux de communication et de leurs usages, particularités de la technologie 5G, incidences de son déploiement, et alternatives. Expertises, n°466, mars, pp. 121-124.
ONU (2017) : Droit international de l’Espace : Instruments des Nations Unies, Traité des Nations Unies, principes et résolutions adoptés par l’Assemblée générale, Bureau des affaires spatiales des Nations Unies, 114 pages.
Kruk S., et al. (2023) : The impact of satellite trails on Hubble Space Telescope observations. Nature astronomy, Vol. 7, mars, pp. 262–268.
Laursen L. (2022) : No more "no service" Cellphones will increasingly text via satellite, IEEE Spectrum, Vol. 60, n° 1, Janvier, pp. 52-55.
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[1] Selon les chiffres actualisés du 22 décembre 2022 de l'Agence spatiale européenne (ESA).
[2] Ce projet fait suite à Galileo pour le géo-positionnement par satellite et à Copernicus, pour l’observation de la terre.
11/04/2023