Discrimination positive et libertés fondamentales
14/12/2021 - 11 min. de lecture
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Thomas Passerone et Agathe Vandenbroucke sont respectivement Counsel et Juriste au sein du Cabinet Alkyne Avocats.
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"The contractor will take affirmative action to ensure that applicants are employed, and that employees are treated during employment, without regard to their race, creed, color, or national origin" (Executive Order 10925 - Establishing the President's Committee on Equal Employment Opportunity).
1961, acte de naissance des politiques de discriminations positives aux États-Unis. Le Président John F. Kennedy signe le décret 10925 qui comprend une disposition selon laquelle les entrepreneurs doivent "prendre des mesures positives afin de s'assurer que les candidats sont employés, et que les salariés sont traités pendant leur emploi, sans tenir compte de leur race, croyance, couleur ou origine nationale".
Critiques. Les politiques de discriminations positives, ou politiques d’action positive ou encore programmes d’équité, reposent sur des différences juridiques de traitement dont l’autorité normative affirme expressément qu’elles ont pour but de favoriser une catégorie déterminée de personnes au détriment d’une autre afin de compenser une inégalité de fait entre elles. Puisqu’elles constituent des différences de traitement, les discriminations positives suscitent régulièrement des critiques notamment sur deux grands principes : le principe méritocratique et le "principe politique de cécité des pouvoirs publics vis-à-vis de certaines différences individuelles innées ou héritées et socialement instituées (le sexe, la "race", la caste)" (1). En France, avant l'intégration de la parité dans la Constitution de 1958, nombreux étaient ceux qui rappelaient qu'elles violaient l'article 1 et donc un droit fondamental de l’homme et du citoyen, la République "assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion" (2). La notion même de discrimination positive n’aide pas à les réhabiliter puisqu’elle qualifie la mesure de discrimination. Or, une discrimination ne peut en principe être positive ; elle est toujours négative. Il s’agit en réalité d’une traduction assez peu heureuse de l’affirmative action du droit américain, le terme anglo-saxon exprimant une idée plus positive. Mais nous n'entendons pas ici réaliser une étude critique des discriminations positives dans ses dimensions sociologiques, politiques, philosophiques ou morales. Nous tomberions de facto sous le coup des reproches de ceux qui estiment, à juste titre, que ces textes pêchent trop souvent par leur précipation théorique et par le manque de travail empirique suffisamment précis et rigoureux. Notre ambition est plus modeste car nous nous limiterons à expliquer en quoi les discriminations positives peuvent être conciliées avec le principe d’égalité de traitement et sont parfois nécessaires à sa réalisation. Pour y parvenir, quelques rappels.
Distinguer égalité et équité. L'égalité consiste à donner à chacun les mêmes droits tandis que l’équité renvoie à l’idée d’appliquer un juste traitement à chacun. La question de la différence entre égalité et équité renvoie donc à l’idée de justice. Il s’agit de se demander si, parfois, l’équité (donner à chacun ce dont il a besoin) n’est pas plus juste que l’égalité (donner à chacun exactement la même chose). L’équité peut ainsi impliquer une inégalité en droits puisqu’il s’agit de rétablir l’équilibre entre deux situations.
De l’égalité formelle à l’égalité des chances et à l’égalité réelle. Un auteur classique sur le sujet, John Rawls, estime que les différences de traitement sont acceptables si elles n’attentent pas aux libertés et contribuent à améliorer la situation des moins favorisés. La question est donc philosophique, politique mais également économique (pour le libéralisme, l’égalitarisme perturbe la loi du marché et le développement économique doit amener au développement social (Hayek) ; pour d’autres, la réduction des inégalités participe à la croissance notamment en renforçant la consommation (Keynes)). Amartya Sen, Prix Nobel d’économie, a également montré que la place et les chances d’un individu dans la société ne dépendent pas uniquement de son pouvoir d’achat monétaire mais également d’un certain nombre de capacités (dont l’éducation) sans lesquelles il ne rattrapera jamais son retard.
I. Des discriminations positives compatibles avec le principe d’égalité de traitement
Les discriminations positives bénéficient désormais d’une légitimité grâce à leur consécration au plus haut niveau (A). Elles sont, par ailleurs, de plus en plus considérées comme proportionnées au regard de l’objectif à atteindre (B).
A. Consécration des discriminations positives
1. Consécration des discriminations positives en droit de l’Union européenne (UE). Est-ce étonnant que les discriminations positives aient d’abord été consacrées dans les textes de l’UE ? Ainsi, l’article 157§4 du TFUE dispose que "pour assurer concrètement une pleine égalité entre hommes et femmes dans la vie professionnelle, le principe de l’égalité de traitement n’empêche pas un État membre de maintenir ou d’adopter des mesures prévoyant des avantages spécifiques destinés à faciliter l’exercice d’une activité professionnelle par le sexe sous-représenté ou à prévenir ou compenser des désavantages dans la carrière professionnelle". Plus largement, les directives du Conseil 2000/78/CE du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, et 2000/43/CE du 29 juin 2000, relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique, reconnaissent aux États la possibilité "pour assurer la pleine égalité dans la pratique [...] de maintenir ou d’adopter des mesures spécifiques destinées à prévenir ou à compenser des désavantages liés à la religion, les convictions, le handicap, l’âge, l’orientation sexuelle, la race ou l’origine ethnique". En droit de l’UE, la jurisprudence est constante depuis l’arrêt Marschall (C-409/95) : une mesure qui, tout en étant discriminatoire en apparence, vise effectivement à éliminer ou à réduire les inégalités de fait pouvant exister dans la réalité de la vie sociale est compatible avec le droit communautaire.
2. Consécration des discriminations positives dans la Constitution. La possibilité de recourir à des discriminations positives a été consacrée dans la Constitution, notamment à travers le concept de la parité. La loi constitutionnelle relative à l’égalité entre les hommes et les femmes adoptée par le Congrès le 8 juillet 1999 a introduit, au sein de la Constitution de 1958, une disposition selon laquelle "la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats et fonctions". Cette révision constitutionnelle a rendu possible l’adoption de la loi n° 2000-493 du 6 juin 2000 tendant à favoriser l’égal accès des femmes aux mandats électoraux et fonctions électives qui modifie en ce sens le code électoral. L’égalité hommes-femmes n’est pas la seule concernée. La loi constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République prévoit, notamment, l’aménagement du statut de l’outre-mer et rend possible l’introduction de discriminations "géographiques".
On pourrait également évoquer le fait que, dans le cadre du PIRDCP, le Comité des droits de l’Homme considère que les dispositions du Pacte n’exigent pas seulement des mesures de protection mais également une action constructive visant à assurer la jouissance positive des droits.
Les textes constitutionnels et internationaux ont été modifiés pour consacrer les discriminations positives comme des moyens d’assurer l’égalité de traitement.
B. Proportionnalité des discriminations positives
1. Des mesures nécessairement temporaires. Les mesures de discrimination positive se conçoivent comme des mesures de rééquilibrage pour compenser un désavantage ou une sous-représentation. Elles sont donc, en principe, nécessairement temporaires et transitoires. Ce caractère temporaire permet de renforcer leur légitimité. Quand bien même elles mettent en place une inégalité temporaire en droit, celle-ci est limitée dans le temps et a vocation à disparaître une fois que l’égalité réelle aura été atteinte. Une fois que les discriminations positives ont atteint leur but, le principe d’égalité retrouvera sa prééminence dans l’ordre juridique. Il n’y aura donc plus de situation préférentielle. Ce caractère temporaire et nécessairement transitoire se retrouve à l’article 157§4 du TFUE s’agissant des discriminations positives destinées à établir l’égalité entre les hommes et les femmes. On retrouve également cette exigence dans le contrôle du Conseil constitutionnel s’agissant des procédures d’admission dérogatoires de l’IEP de Paris en faveur des jeunes à l'époque issus de ce que l'on qualifiait de zones d’éducation prioritaire (ZEP) (décision 2001-450 DC du 11 juillet 2001 relative à la loi du 17 juillet 2001).
2. Des mesures d’intensité différente. Les mesures de discrimination positive ne signifient pas nécessairement accorder une préférence absolue aux personnes appartenant à un groupe victime de discrimination, ni que cette préférence doive avoir lieu au détriment des autres groupes. S’agissant des discriminations positives à l’embauche par exemple, il a plusieurs fois été rappelé par la CJUE qu’il n’était pas question de favoriser le recrutement du sexe sous-représenté lorsque des critères objectifs et vérifiables justifient de recruter un candidat de l’autre sexe. C’est uniquement en présence de candidatures de même niveau que la discrimination positive a vocation à jouer.
II. Des discriminations positives indispensables au principe d’égalité de traitement
Les discriminations positives peuvent être nécessaires pour assurer le respect des droits et libertés fondamentaux et tout particulièrement du principe d’égalité de traitement. Elles trouvent leur légitimité dans le constat de l’insuffisance de l’égalité de droit (A) et permettent de rechercher une égalité en fait (B).
A. Insuffisance de l’égalité en droit
1. Une égalité en droit qui n'est pas parvenue à l'égalité en fait. L’égalité formelle ou l’égalité en droit est aujourd’hui assez sûrement assurée dans la Cité. Le principe d’égalité de traitement est garanti par les textes internationaux (art. 7 DUDH. – art. 26 PIDCP. – art. 20 et 21 de la Charte DFUE) et constitutionnels (art. 1er Constitution de 1958. – art. 1er DDHC). Si l’on considère par exemple le principe d’égalité de traitement entre hommes et femmes, il suffit de se souvenir de l’incapacité juridique de la femme mariée, du délit d’adultère qui était sanctionné de manière différente pour les hommes et pour les femmes, ou encore de l’interdiction pour les femmes d’exercer une activité professionnelle sans l’autorisation de leur mari pour constater que les femmes ont acquis l’égalité juridique. En matière politique, les femmes ont acquis le droit de vote ainsi que le droit d’être représentées et élues. L’égalité formelle est également assurée dans l’entreprise. Aucune profession n’est plus réservée aux hommes (les premières femmes sous-mariniers ont réalisé leurs premières missions en 2018). Plus généralement, est posé un principe de non-discrimination salariale entre les hommes et les femmes au sein du Code du travail. Au niveau européen, cette égalité de traitement est consacrée à l’article 157 du TFUE et a fait l’objet d’une directive (directive du 5 juillet 2006).
2. Une égalité en droit masquant d'autres inégalités. L’égalité en droit peut cacher d’autres inégalités. Les différences salariales entre les hommes et les femmes, par exemple, sont loin d’avoir disparu. Selon l’INSEE, en 2017, les femmes gagnaient en moyenne 16,8 % moins que les hommes. Or, en vertu des textes européens, les États ont une obligation positive d’assurer le principe d’égalité de traitement. Ainsi, la différence de rémunération s’expliquerait en partie par une différence de volume de travail entre les hommes et les femmes, les secondes étant plus fréquemment amenées à travailler à temps partiel. On voit bien ici que l’égalité en droit ne suffit pas à faire disparaître toutes les inégalités. Le même constat peut être dressé au-delà de l’égalité entre les hommes et les femmes. S’agissant des grandes écoles, même en l’absence de critères discriminatoires à l’entrée, un lycéen ayant bénéficié d’un meilleur encadrement aura davantage de chances de réussir le concours ou l’examen d’entrée. Ne pas prendre en compte la disparité entre les territoires au moment de l’examen des candidatures rend inefficace l’application du principe d’égalité. C’est la raison pour laquelle, plusieurs écoles et centres de formation ont créé des filières spécifiques. Ces dispositifs découlent de l’idée selon laquelle, lorsque l’inégalité est ancienne, il est illusoire de croire que l’égalité en droit suffira à atteindre l’égalité réelle.
B. Nécessité de l’égalité en fait
1. L’égalité en fait nécessaire pour assurer l’égalité des chances. Le principe d’égalité de traitement implique de traiter de manière identique des situations comparables et, inversement, de traiter de manière différente des situations différentes (CJCE, 19 oct. 1977, Ruckdeschel). Assurer l’égalité en fait c’est également assurer une égalité des chances pour compenser des disparités et réparer des injustices de fait, notamment aider certaines populations ou catégories victimes d’exclusion sociale. L’égalité des chances augmente la probabilité dont dispose chaque sujet d’accéder à certains avantages. Il s’agit de compenser les disparités économiques et sociales. Peut également être évoqué, dans le cadre des relations de travail, l’article L. 1133-5 du Code du travail prévoyant que "les mesures prises en faveur des personnes résidant dans certaines zones géographiques et visant à favoriser l’égalité de traitement ne constituent pas une discrimination". Il s’agit d’un moyen d’inclusion de populations victimes d’exclusion sociale. Ainsi, le principe d’égalité de traitement n’interdit pas à un État de traiter de manière différenciée des groupes pour corriger des "inégalités factuelles" entre eux, l’absence d’un traitement différencié pour corriger cette inégalité peut, au contraire, en soi emporter violation de l’article 14 de la CESDH (CEDH Thlimennos c. Grèce 2000). Présentées ainsi, on pourrait dire que les discriminations positives ont pour objet de traiter différemment des personnes placées dans une situation différente, ce qui constitue une application du principe d’égalité de traitement.
2. L’égalité en fait nécessaire pour assurer l’égalité réelle. L’égalité en fait peut contribuer à faire évoluer les mentalités. Il s’agit ici d’attribuer des avantages spécifiques à certaines catégories d’individus. Il est possible d’évoquer un mécanisme de compensation ou de réparation. En permettant à certaines catégories d’individus de se retrouver dans des lieux qui leur étaient traditionnellement fermés ou difficilement accessibles, on contribue à faire évoluer les mentalités jusqu’à ce que cette égalité en fait intègre les mentalités et que la discrimination positive ne soit plus nécessaire. On pense notamment aux quotas mis en place au sein des conseils d’administration pour assurer un minimum de 40 % de femmes. Peuvent également être cités les quotas en faveur des travailleurs handicapés dans le monde du travail. Rappelons que la loi du 11 février 2005 relative aux personnes handicapées fixe des quotas obligatoires pour les employeurs et vise à favoriser l’accès à l’emploi des personnes en situation de handicap (6 % de travailleurs handicapés dans les entreprises d’au moins 50 salariés). En conséquence, les discriminations positives permettent de lutter contre les préjugés et certaines représentations ouvrant la voie de l’égalité réelle...
Thomas Passerone et Agathe Vandenbroucke
(1) Sabbagh Daniel, "Les discriminations positives", Critique internationale, 2002/4 (n° 17), p. 128-130.
(2) Slama Alain-Gérard, "Contre la discrimination positive. La liberté insupportable", Pouvoirs, 2004/4 (n° 111), p. 133-143.
14/12/2021