Entretien avec François Bert à l'occasion de la sortie de son livre "Le discernement - A l'usage de ceux qui croient qu'être intelligent suffit pour décider"

21/09/2023 - 6 min. de lecture

Entretien avec François Bert à l'occasion de la sortie de son livre "Le discernement - A l'usage de ceux qui croient qu'être intelligent suffit pour décider" - Cercle K2

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Entretien K2 avec François Bert à l'occasion de la sortie de son livre "Le discernement, à l'usage de ceux qui croient qu'être intelligent suffit pour décider" Artège Editions. Diplômé de l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr, ancien Officier parachutiste à la Légion Étrangère, il est Fondateur d’Edelweiss RH et de l’École du Discernement. 

 

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Qu'est-ce qui vous a motivé à écrire sur le sujet du discernement ?

En réalité c’est un livre que les Editions Artège m’ont commandé. Mais cette demande est venue à point nommé car j’y songeais depuis des années et ce, pour deux raisons : d’une part j’ai constaté en tant que citoyen que nos élites avaient beau avoir d’éminents conseillers et un accès illimité au savoir et à l’information, elles peinaient pourtant - c’est le moins qu’on puisse dire - à produire des bonnes décisions ; d’autre part, douze années fructueuses d’accompagnement de dirigeants, après des années de pratique de managements divers, m’ont fait prendre conscience qu’il était possible de former au discernement et d’organiser les équipes pour qu’elles en produisent. J’avais alerté en 2016 lors d’un premier livre, Le temps des chefs est venu, sur sa nécessité. Est alors venu le temps d’en donner un certain nombre de clés pratiques au grand public.

 
Vous mentionnez que le discernement diffère du savoir pur, du raisonnement, du consensus et de l'analyse technique. Pouvez-vous illustrer cette distinction à l'aide d'un exemple ?

En effet, parce qu’on l’associe aux seuls choix personnels, on a fait du discernement une sorte de raisonnement compliqué, sur papier. Et, quand on l’évoque pour une décision collective, on le confond avec la synthèse, le consensus ou l’analyse. Il n’est rien de tout cela mais « une écoute accumulée jusqu’à l’évidence ». Le choix du débarquement en Normandie par exemple mit en échec toutes les « data » de l’époque (c’était anti-logique) : ceux qui l’ont décidé n’ont pas fait un point moyen cérébral ou relationnel de différents avis mais ont laissé émerger dans le silence, en dépit de lourdes contre-indications chiffrées, l’évidence contextuelle de son opportunité. Jeanne d’Arc, peu savante, comprit pourtant, alors que les experts débattaient depuis de nombreuses années sur les possibilités stratégiques contre les Anglais, que l’enjeu se trouvait ailleurs, dans la confiance en soi rétablie du roi. D’où l’épisode du château de Chinon, où elle prend le roi (caché pourtant dans les courtisans) à part pour lui donner des preuves indiscutables de sa légitimité.

 
En tant qu'ancien officier parachutiste à la Légion étrangère, comment votre expérience militaire a-t-elle influencé votre perception du discernement dans la prise de décision ?

L’Armée amène ses décideurs à une conscience aiguë des modalités de la décision du fait des conséquences potentiellement dramatiques qu’elles entrainent.  Sans aller jusqu’aux situations de vie ou de mort, chaque décision prise est chèrement payée en sueur sur le terrain, dès l’entrainement : on mesure par soi les conséquences (d’une erreur topographique par exemple) et on s’organise pour ne pas les renouveler. De la même façon, les choix humains ont d’immenses répercutions quand on vit 24H sur 24 avec ses hommes et non pas seulement sur les heures de travail. Par conséquent la décision militaire est très soucieuse des modalités de mise en œuvre : parce qu’elle est exécutoire, elle fait l’effort d’être exécutable… Enfin le contact à la réalité du terrain amène à une graduation progressive et une capacité permanente d’abandon du plan : « le premier mort de la guerre, c’est le plan », dit l’adage. Peut-être à intégrer par les décideurs politiques et économiques qui font passer en force des plans inadaptés (et finissent par créer des systèmes poussés d’indicateurs de performance pour en transférer la faute aux exécutants)?

 
Comment percevez-vous le rôle de la "sagesse des anciens" dans le processus de prise de décision moderne ? Est-ce que notre société a complètement délaissé cette sagesse ou y a-t-il encore des traces de celle-ci dans nos   méthodes actuelles ?

Notre société a deux vertiges : les idées pures et l’émotion. Elle croit que les unes et l’autre sont suffisantes pour faire changer les choses, pour faire « bouger le monde ». Mais, si l’esprit fait du vélo, l’exécution, elle, marche. Il est nécessaire d’écouter la réalité humaine et matérielle pour trier ce qui essentiel et permettre la réalisation de ce qui est décidé. Les anciens, patinés par l’expérience, savent bien cela. Ils enracinent les idées dans le terreau complexe de la vie et, ce faisant, trient naturellement celles qui sont appeler à durer. Il est frappant de voir combien d’hommes politiques, au plus haut niveau, se privent de cette expérience, comme de toute forme de contradiction d’ailleurs (certains cabinets n’ont que des émules trentenaires). L’expérience des anciens peut percoler de trois façons : par l’« amalgame » chère au Maréchal de Lattre (mélange voire binômage de jeunes et d’anciens dans les échelons d’encadrement), les divers conseils, internes ou externes  à l’entreprise, enfin plus spécifiquement encore, la pratique du « conseil en discernement » que j’ai créé et que j’appelle précisément à développer dans le livre.

 
• Quels conseils donneriez-vous à quelqu'un qui cherche à développer son discernement dans un monde dominé par l'urgence et la complexité ?

De se taire, souvent, et pour cela de cultiver la solitude, le recul, pour laisser s’imposer à l’esprit ce qui mérite qu’on lui consacre des efforts. La complexité s’accroit d’elle-même par la surréaction presque systématique sur chaque sujet émotionnellement fort, là où un peu de silence permettrait d’en laisser - beaucoup! – de côté. Reste que des décisions doivent parfois être prises rapidement, d’où la distinction que je pose dans le livre entre les décisions stratégiques et les décisions courantes. Elles se trient par une question simple « Est-ce qu’une non-décision de ma part a des conséquences immédiates ? ». Si non, laissons les choses se décanter (fallait-il par exemple que le Président se prononce aussi tôt (et au présent) sur l’affaire Nahel ? D’évidence non, car la continuité de l’ordre primait sur l’émotion, et cette dernière devait être gérée à part, en discrétion, avec la seule famille : l’urgence était donc de se taire) ; si oui, décidons avec les moyens du bord et préparons-nous a rebondir (plusieurs chapitres sur le sujet).

 
Dans votre livre, vous affirmez que le discernement est "LA vertu des temps de crise". Comment pensez-vous que le discernement peut aider à naviguer dans les situations de crise actuelles, comme les défis environnementaux ou politiques auxquels nous sommes confrontés ?

A strictement parler, la vertu attachée au discernement est la prudence. Mais au sens plus général de qualité morale, le discernement est le grand absent de nos systèmes de gouvernance. Il est fou de constater que nos décideurs sont formés et évalués sur tout sauf la décision. Or les dispositions au discernement sont essentiellement innées et ce ne sont pas forcément les « premiers de la classe » qui en sont les mieux dotés. On ne traverse pas la jungle sous les ordres du meilleur botaniste, expert des espèces, mais sous ceux d’un aventurier, expert du danger (c’est-à-dire un navigateur de l’imparfait et de l’inattendu, pas du « su »). Nos grands défis environnementaux et politiques ne doivent pas être traités comme des listes à la Prévert en croyant qu’une communication ou une loi fait office d’action (50% des lois françaises ne sont pas exécutées) mais elles doivent être triées par ordre d’importance et traduite consécutivement dans l’action. Il est vain d’enchainer les lois sur l’insécurité tant qu’une continuité police-justice (rétablissement d’une réalité d’autorité par une sévérité suffisante de la peine et une possibilité/nécessité de rédemption en prison) n’aura pas été construite en profondeur. Il est encore vain de générer partout de l’éco-anxiété sur chaque geste du quotidien alors que la France a ses usines en Chine et sa diplomatie aux Etats-Unis : mieux vaut réapprendre à « faire Nation », pas à pas, avec des projets qui élèvent et unissent localement, avec des moyens à portée de main et une ambition autre qu’un taux de CO2 quotidien.

21/09/2023

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