[Entretien] Prévention de la délinquance et aide aux victimes: que peut-on faire ?

28/05/2015 - 19 min. de lecture

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VOUS AVEZ OCCUPÉ LES FONCTIONS DE SECRÉTAIRE GÉNÉRALE DU CONSEIL NATIONAL DES VILLES, POURRIEZ-VOUS NOUS EN DIRE PLUS SUR CETTE INSTITUTION ET SUR SES MISSIONS ?

Le Conseil national des villes est l’instance nationale consultative de la politique de la ville, qui a pour mission de conseiller le gouvernement sur les réformes à promouvoir en faveur du développement des quartiers en difficulté. L’instance est présidée par le Premier ministre, elle est composée de 55 membres répartis en 3 collèges, avec 25 élus locaux, des représentants de syndicats, d’associations et des personnalités qualifiées.

L’instance a été créée en 1988 pour favoriser le dialogue entre le niveau étatique et le niveau local, afin d’enrichir la nécessaire concertation et la remontée d’informations dans le cadre du processus législatif. Elle réalise un travail de terrain et de consultations, au plan national et à l’international aussi, pour émettre des avis et recommandations sur les sujets les plus variés : économie, logement, prévention de la délinquance, santé, éducation, habitat, gouvernance, participation des habitants, Grand Paris, contractualisation, État…

Le fil conducteur de la mandature 2010-2013 a été de dire que tous ces sujets sont dépendants et nécessitent une approche à la fois croisée et pragmatique, un décloisonnement des cultures professionnelles, une interaction entre le niveau local et le niveau ministériel, ainsi que la reconnaissance des habitants des quartiers comme acteurs des politiques publiques dont ils bénéficient. Gouvernance et démocratie sont évoquées dans nombre d’avis émis. 

La dernière mandature, riche de trente avis et recommandations, a pris fin en août 2013 (cf. rapport d’activité de la mandature en ligne). Le décret du CNV a été réformé en fin d’année 2014 pour introduire un collège dédié aux habitants. Toutefois, la nouvelle mandature n’a pas encore été installée à ce jour.

 

ON LE VOIT, DEUX GRANDS DOMAINES SONT AU COEUR DU CNV : LA POLITIQUE D’AIDE AUX VICTIMES ET LA PRÉVENTION ET LE TRAITEMENT DE LA DÉLINQUANCE. CONCERNANT CE DEUXIÈME THÈME, ON IGNORE BIEN SOUVENT QUE LES PERSONNES VIVANT DANS LES « QUARTIERS » DITS DIFFICILES SONT « SUR-VICTIMISÉES », QUE POUVEZ-VOUS NOUS EN DIRE ?

Ces deux domaines sont traités par un groupe de travail dédié au sein du CNV, qui en compte d’autres, soit pérennes (économie, éducation…), soit conjoncturels. Ce groupe de travail, traditionnellement coprésidé par un magistrat et un élu local, a produit plusieurs avis sur la question de la sécurité pendant sa dernière mandature, avec colloques et échanges internationaux à l’appui, sans aborder en tant que telle la justice, ni la question de la radicalisation qui n’était pas à la une de l’actualité à l’époque.

Les recommandations ont porté sur les financements dédiés à la prévention, les plans interministériels de prévention de la délinquance, leurs conditions d’élaboration ou de gouvernance, le rôle des élus et des professionnels de la prévention, avec une attention particulière pour les victimes, en effet.

Pour revenir à la question posée, il est exact de dire que les habitants des quartiers en difficulté sont « sur-victimisés », et ce de différentes façons. Ces habitants sont d’abord les premières victimes de la délinquance quotidienne (vols, rackets, violences, dégradations, intimidations…), liée de près ou de loin aux trafics, en particulier aux trafics de stupéfiants, qui « tiennent » et font vivre ces quartiers depuis des décennies maintenant, avec des techniques de contrôle du territoire imposées par la loi du silence, l’intimidation et l’organisation très poussée d’un marché très juteux. D’une économie souterraine, on est passé progressivement à une société parallèle dont on maîtrise mal les ressorts et les leviers d’action. Les délinquants sont en même temps eux-mêmes très exposés à la délinquance qu’ils génèrent. Pensons aux trafiquants et consommateurs de stupéfiants, leur durée de vie est écourtée au gré des overdoses, des maladies, des règlements de comptes, des accidents de la route lors de courses-poursuites entre eux ou avec les forces de l’ordre, des arrestations et séjours en maison d’arrêt pour des faits en relation directe ou indirecte avec ces trafics. Les délinquants et souvent leurs familles subissent leur propre délinquance.

La sur-victimisation s’exprime aussi par un véritable isolement des victimes en raison d’un accès difficile, car souvent méconnu, aux structures d’accès aux droits ou d’aide et de prise en charge. Cet aspect illustre toute la difficulté pour les politiques publiques d’atteindre leurs véritables bénéficiaires, les victimes habitant dans les quartiers étant souvent isolées géographiquement ou culturellement. L’enfermement est spatial, mais il est aussi bien souvent mental.

L’environnement urbain dégradé a longtemps été une source de victimisation pour les habitants, mais il est vrai que les opérations de renouvellement urbain lancées depuis une dizaine d’années ont bien amélioré l’habitat et les conditions de vie dans nombre de quartiers, même si se pose aujourd’hui la question de l’entretien des rénovations réalisées. Le visuel peut être ressenti comme une agression et il est important d’y prêter une attention particulière, pour renforcer la sécurité, mais aussi la dignité des habitants. À cet égard, ceux-ci plébiscitent le renouvellement urbain même si, on le sait, celui-ci est loin de régler tous les problèmes.

Enfin, la sur-victimisation résulte du fait d’une sorte de stigmatisation des habitants de ces quartiers, du fait de l’amalgame courant entre délinquance et population immigrée ou étrangère ; les derniers évènements tragiques du début de l’année 2015 illustrent à nouveau ce phénomène récurrent. Cet amalgame est un frein pour l’insertion et surtout la recherche d’emploi. C’est toute la question de l’adresse qui constitue pour les habitants une source de sur-victimisation sur le plan économique, du fait de l’image et de la représentation de ces quartiers dans l’opinion publique.

 

VOUS NOTEZ DANS LE MÊME TEMPS PLUSIEURS DIFFICULTÉS À MESURER RÉELLEMENT L’AMPLEUR DES PHÉNOMÈNES DÉLICTUELS ET CRIMINELS, EN PARTICULIER DANS CES ZONES URBAINES SENSIBLES ET, DANS LE MÊME TEMPS, UNE TRÈS FORTE DEMANDE DE PROTECTION ET DE SÉCURITÉ, N’EST-CE PAS ?

L’ampleur du phénomène criminel est difficile à mesurer, car, même si les chiffres déclarés de la délinquance n’explosent pas dans ces territoires, le chiffre noir de la délinquance est important et nous savons que les enquêtes de victimisation menées depuis quelques années en France traduisent un sentiment fort d’insécurité dans ce que l’on appelait les zones urbaines sensibles. En effet, nombre de victimes d’infractions, on le sait bien et depuis longtemps, n’osent pas déposer plainte par la peur légitime de représailles, et/ou parce que le rapport de confiance avec les services de police est défaillant, ou encore parce que des raisons culturelles ne favorisent pas la démarche vers les autorités, notamment pour les faits de violences conjugales ou autres exactions du domaine de la vie privée. Règne dans certains de ces quartiers une forme de contrôle social qui inhibe toute démarche vers les représentants de l’État. Contrairement à ce que l’on entend parfois, ce ne sont pas des zones de nondroit, mais ce ne sont pas forcément les lois de la République qui s’y appliquent.

Il faut dire aussi que les trafics font vivre ces quartiers sur le plan économique depuis des années, cette économie souterraine est profondément enracinée et structurée, avec une organisation digne des grandes multinationales, surfant sur la mondialisation et les réseaux. Toucher à l’économie souterraine de la drogue remet en cause cet équilibre et la toute relative paix sociale qui y est associée, ou plutôt qui y était associée, car cette paix sociale de façade vole en éclats aujourd’hui.

La volonté politique a peut-être manqué quand il était encore temps et possible d’agir avec les moyens de droit usuels, les phénomènes d’insécurité sont en effet longtemps restés cantonnés aux banlieues, ils ne dérangeaient donc pas trop. Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, les Champs Élysées sont devenus criminogènes et les émeutes urbaines gagnent les centres-villes… Et il est maintenant impossible d’éradiquer ces réseaux mafieux, de trafics d’armes, de stupéfiants ou encore d’êtres humains avec les moyens juridiques existants, sans recourir à une surveillance empiétant encore davantage sur les libertés, à supposer que ce soit la bonne piste. En toute hypothèse, cela ne peut être la seule piste et il devient urgent de penser la prévention autrement.

Finalement, la délinquance actuelle est à l’image de la société, à la fois mouvante, rapide, fugace et mondialisée. Elle a toujours eu un temps d’avance sur la police et la justice, l’ingéniosité des criminels n’a pas de limites. Il vaut mieux la prévenir qu’essayer de l’enrayer.

 

AVEC VOTRE EXPÉRIENCE, QUE PENSEZ-VOUS DE LA POLITIQUE DE PRÉVENTION DE LA DÉLINQUANCE EN FRANCE ET QUE PRÉCONISEZVOUS COMME RÉFORMES ?

Je pense que la politique de prévention de la délinquance, telle qu’elle est conçue et menée depuis une trentaine d’années, est quelque peu obsolète, car elle est restée calquée sur le même schéma, globalement centralisé et unificateur, alors que la société française de 2015 n’a plus rien à voir avec celle des années 80, en raison de l’évolution de sa composition sociologique, des structures familiales, de l’existence d’un chômage endémique touchant en particulier les jeunes, de la paupérisation, mais aussi de l’émergence des réseaux sociaux qui fait que tout va très vite. Aujourd’hui, les habitants prennent la parole eux-mêmes sur tous les sujets, surtout celui de la sécurité, on doit s’en féliciter, car c’est en soi bon signe en démocratie.

Face à cette évolution, les politiques successives de prévention de la délinquance sont restées sur un schéma décalé par rapport à la société actuelle :

  • un schéma descendant et rigide, avec un plan national interministériel de prévention que l’on déploie sur l’ensemble du territoire en dégageant quelques priorités pour s’adapter aux réalités du terrain et des populations, et qui omet un levier et un acteur essentiel en matière de prévention : les habitants eux-mêmes, les communautés au sens de communautés d’intérêts, les familles, les enfants, les délinquants. La pratique canadienne dans ce domaine est particulièrement inspirante. Si les maires des communes sont effectivement le niveau de proximité, les habitants des quartiers en difficulté le sont tout autant, au niveau du renseignement, du diagnostic, du bon sens et du pragmatisme. Le jeu de la représentation nationale, parfois défaillante dans certaines communes au regard du taux d’abstention, doit permettre de composer avec les associations et les habitants en tant que tels, dans les actions de prévention et de sécurité. Les ressources humaines sont là. Et il faut aussi se poser, de façon pragmatique et sans tabous, la question des communautés qui sont une réalité et donc une ressource potentielle ;
  • un schéma centré plus sur les conséquences (économiques, sociales, sanitaires…) que sur les causes premières de la délinquance : la donnée culturelle n’est pas une cause en soi, bien évidemment, mais un élément de compréhension et donc de prévention, elle a été occultée par les politiques menées depuis trente ans, elle revient aujourd’hui en force dans l’actualité. Il faut trouver les moyens adéquats pour la prendre en considération et la transformer en un levier d’action. Les pratiques étrangères sont intéressantes de ce point de vue ;
  • un schéma trop tardif, qui pense la prévention quand l’enfant ou l’adolescent est déjà entré dans le processus judiciaire en commettant des infractions, mêmes mineures… Le tempo n’est pas le bon, la prévention se joue bien en amont de tout processus judiciaire, elle commence par l’accueil et l’insertion des populations étrangères ou fragilisées par les aléas de la vie. La prévention de la récidive est utile bien sûr, mais bien difficile, car les moyens humains et financiers n’ont jamais été au rendez-vous et ne le seront jamais. Il faut donc aujourd’hui changer de prisme et miser sur la prévention de la 1re chance, celle qui intervient le plus en amont possible et qui identifie aussi les familles et les citoyens comme acteurs du processus.

La prévention de la délinquance a manqué deux virages : celui de la mondialisation et celui de la démocratisation. En d’autres termes, elle n’a pas assez suivi l’évolution sociologique de la société française et l’émergence de la société civile dans le débat public. C’est curieux, car les politiques de sécurité, judiciaires et policières, poussées par les trafics internationaux en tous genres, se sont, elles, réellement inscrites dans ce contexte mondialisé en nouant des coopérations internationales et en inscrivant dans les codes les modalités de celle-ci. Par exemple, le Parquet du TGI de Paris a reçu, à l’automne 2015, le prix spécial décerné par le SG-CIPD et le FFSU en matière de prévention et de lutte contre la traite des êtres humains, s’agissant de l’action de coopération internationale multipartenariale mise en place concernant la situation des Roms, mineurs et jeunes majeurs dans la capitale.

 

LES COLLECTIVITÉS LOCALES ET LES MAIRES JOUENT-ILS LE JEU ? SONT-ILS EN MESURE D’AGIR RÉELLEMENT OU EST-CE DU NIVEAU NATIONAL QU’IL FAUT ATTENDRE LE PLUS D’EFFICACITÉ ?

Oui, les collectivités locales jouent le jeu, elles financent dans la limite de leurs compétences et essayent de développer la meilleure coordination possible. Les maires, directement en prise avec l’insécurité, jouent le jeu aussi, bien sûr. Ils sont naturellement le niveau de proximité par excellence et la courroie de transmission des problèmes comme des solutions. Ils sont reconnus comme tels, à juste titre. Ils ont la parfaite connaissance de leurs quartiers, de leurs populations, des ressources, atouts et handicaps de leurs villes.

La loi du 5 mars 2007 a donné aux maires ce rôle de pilote de la prévention de la délinquance et les maires se sont saisis progressivement des outils offerts par cette loi. Ils agissent avec un souci d’efficacité très sincère, mais sont confrontés à l’évolution de la délinquance, dont l’ampleur et l’organisation, des trafics en particulier, dépassent largement le territoire de la commune. D’où l’idée d’agir au niveau de l’intercommunalité, qui reste encore un échelon relatif de proximité, mais c’est bien le maire qui a la légitimité politique et qui reste le référent des citoyens. En matière de prévention de la délinquance et de sécurité, l’efficacité résulte d’une coordination pragmatique et confiante entre le niveau étatique et le niveau local, une démarche « ascendante et inspirante » comme diraient les Canadiens.

 

ON ÉVOQUE TROIS NIVEAUX DE PRÉVENTION DE LA DÉLINQUANCE, POUVEZ-VOUS LES DÉFINIR ET NOUS DIRE COMMENT LES ARTICULER ?

On évoque traditionnellement la prévention primaire, secondaire et tertiaire, qui vient du secteur médical. Aujourd’hui, on parle plus volontiers d’une articulation de la prévention autour de trois dimensions :

  • la prévention sociale constitue le premier niveau ; son enjeu est d’éviter les conflits et antagonismes sociaux sur un territoire. La médiation, mal connue en France, est à cet égard sous-utilisée ;
  • la prévention éducative constitue le second niveau ; elle cible des personnes pour infléchir les trajectoires des sujets exposés à la délinquance ;
  • la prévention situationnelle ou dissuasive est le troisième niveau ; l’enjeu est d’empêcher le passage à l’acte.

On voit bien que ces trois niveaux doivent faire l’objet d’une articulation sur mesure, selon les territoires et leurs habitants. Il y a, en pratique, des instances de coordinations locales autour du maire qui permettent, à partir d’un diagnostic partagé, de programmer des actions adaptées et évolutives. Au niveau national, le CIPD (Comité interministériel pour la prévention de la délinquance) définit et finance les priorités de l’année, en complément des actions menées par les ministères régaliens.

 

ÉVOQUONS MAINTENANT LA POLITIQUE D’AIDE AUX VICTIMES D’ACTES DE CRIMINALITÉ. POUVEZ-VOUS TOUT D’ABORD NOUS DIRE QUEL EST LE RÔLE DU CNV EN MATIÈRE D’AIDE AUX VICTIMES ?

Le rôle du CNV, durant la dernière mandature, a été d’alerter les pouvoirs publics sur les difficultés de financements des associations oeuvrant dans ce domaine, en raison des diminutions budgétaires. Également, de veiller à ce que les fonds annuels du FIPD (fonds interministériel de prévention de la délinquance gérés par le CIPD) soient répartis de façon équilibrée entre la vidéo protection et la prévention, dont relève l’aide aux victimes.

Il a souvent fallu persuader les financeurs que l’aide aux victimes participait bien à la prévention de la délinquance, ce n’est pas évident pour tout le monde. L’aide aux victimes en matière de violences gravement traumatisantes ou à caractère sexuel est le gage d’un rétablissement et d’une réinsertion plus facile dans la société. Elle évite souvent la « descente aux enfers », génératrice d’instabilité et parfois de désocialisation, avec les risques que l’on connaît.

 

AVANT D’ENTRER DANS LE DÉTAIL, QUELS SONT, SELON VOUS, LES POINTS FORTS ET LES POINTS FAIBLES DE LA POLITIQUE D’AIDE AUX VICTIMES EN FRANCE ? QUELLES SONT LES CAUSES DE CES FAIBLESSES ?

Je pense que l’instauration de cette politique publique d’aide aux victimes a été très importante pour la reconnaissance des victimes et la protection des droits. Les victimes sont entrées et bien identifiées dans le paysage institutionnel et médiatique, ce qui est essentiel. Cela a permis la création et la coordination de multiples mécanismes de prise en charge en urgence, pendant le temps judiciaire ou sur le long terme, ainsi que la construction de toute une infrastructure administrative et associative efficace. Ce sont là ses points forts.

Ses points faibles – défaut de financement et de lisibilité — tiennent à son approche, qui pourrait aujourd’hui évoluer. Cette politique correspond traditionnellement à l’idée, toujours actuelle, que la société doit réparer les conséquences de sa carence dans sa mission de protection du citoyen, tout cela s’inscrivant dans la cadre du contrat social. Ce qui est vrai. Derrière l’idée de victime, il y a l’idée d’une société débitrice. Toute la politique d’aide aux victimes s’est construite sur le concept de réparation en faveur de victimes titulaires de droits et donc créancières à l’égard de la société, le lien entre aide aux victimes et prévention de la délinquance apparaissant au second plan, presque comme une justification supplémentaire auprès des financeurs parfois récalcitrants, quasi exclusivement publics.

Cela entretient un discours toujours revendicatif de la part des associations de victimes, et pas forcément positif ou constructif. Et surtout, un discours de moins en moins audible en période de restriction budgétaire. Pour trouver des sources de financement nouvelles, il faudrait inscrire l’aide aux victimes dans une démarche non pas de dédommagement de personnes, mais d’investissement pour la société, et considérer les victimes comme à la fois bénéficiaires, mais aussi actrices de cette politique publique. Il y a tout à imaginer en s’inscrivant dans une démarche collective, de « participation des habitants », dont le CNV s’est fait l’écho pendant sa dernière mandature.

La politique d’aide aux victimes aurait tout à gagner en considérant les victimes comme des personnes ressources en matière de la prévention de la délinquance. Cela reviendrait à leur reconnaître un positionnement spécifique dans le processus de réflexion, d’élaboration et de mise en oeuvre des réformes en matière de sécurité et de prévention. Cela permettrait aussi une meilleure interaction entre le terrain et les instances de décision et aurait pu favoriser, par exemple, une prise en charge plus précoce de la question de la prévention du radicalisme. Les parents ont été bien seuls et bien démunis face à la dérive de leurs enfants. En outre, pour avoir rencontré et écouté beaucoup de victimes tout au long de ma carrière professionnelle, je pense que ce rôle proactif leur redonnerait la force de sortir de leur état de victime, qui est à la fois bienveillant et sclérosant sur le long terme.

 

UNE AUTRE DIFFICULTÉ EST L’ABSENCE DE PRISE EN COMPTE DES VICTIMES EN DEHORS DE LA PROCÉDURE DE CONSTITUTION DE PARTIE CIVILE. QU’EN DITES-VOUS ?

Ce n’est pas tout à fait exact. Les victimes d’infractions pénales sont prises en compte dès le dépôt de plainte. Une information leur est donnée sur leurs droits et l’existence d’associations spécialisées, soit par un formulaire, soit à la fin de leur procès-verbal d’audition par les enquêteurs. Elles sont avisées du classement sans suite et de son motif, du renvoi de l’affaire devant le tribunal correctionnel ou de la poursuite de l’enquête par le juge d’instruction devant lequel elles peuvent alors se constituer partie civile et exercer les droits qui s’y rapportent. À l’audience pénale, les avocats jouent un rôle important auprès des victimes.

En 2000, la loi de Madame Guigou, ministre de la Justice, a lancé cette dynamique en faveur de la reconnaissance des victimes dans le processus pénal. J’étais juge d’instruction à l’époque et je l’ai clairement ressentie et appréciée. En outre, les services de police ou de gendarmerie ont développé, depuis plusieurs années maintenant, notamment sous l’impulsion de la politique de la ville, un véritable accueil des victimes au sein des unités et commissariats. Une charte d’accueil a été élaborée, la formation à la déontologie des forces de l’ordre intègre cette préoccupation et bon nombre de dispositifs de terrain ont pour finalité d’aller au contact des populations, donc des victimes.

Je ne dis pas que tout est parfait dans le meilleur des mondes, mais il y a eu de réels progrès dans l’accueil et la prise en charge des victimes, bien en amont du processus pénal, et nos homologues canadiens n’hésitent pas à s’inspirer de l’expertise française dans ce domaine.

 

SI LA QUESTION DES FINANCEMENTS SE POSE, ON NE DISPOSE QUE PEU OU PAS D’ÉVALUATIONS SUR LES BUREAUX D’AIDE AUX VICTIMES OU LES ASSOCIATIONS MENANT CETTE POLITIQUE D’AIDE AUX VICTIMES. QUE POUVEZ-VOUS NOUS EN DIRE ?

C’est effectivement le problème de la lisibilité de la politique d’aide aux victimes. On ne peut convaincre qu’avec des chiffres. Et cela suppose donc une politique d’évaluation volontariste, accessible, pragmatique, intégrée dès l’élaboration des projets d’action en matière d’aide aux victimes.

La France rattrape progressivement son retard en matière d’évaluation des politiques publiques et la culture de l’évaluation est maintenant partagée. C’est une question de confiance, un gage de crédibilité et de financement également. Toutefois, il ne faut pas construire des « usines à gaz » dans ce domaine, qui ont pour effet premier de décourager les initiatives et l’engagement des citoyens.

 

DEPUIS LA MISE EN PLACE D’UNE POLITIQUE VOLONTARISTE D’ACCOMPAGNEMENT ET D’AIDE AUX VICTIMES DANS LES ANNÉES 1980, ON A « DÉLÉGUÉ » CETTE MISSION À DES ASSOCIATIONS. QUEL BILAN PEUT-ON FAIRE DE CE CHOIX ET FAUT-IL LE FAIRE ÉVOLUER ?

Je pense que les associations sont au plus près du terrain, des victimes, ce qui est important pour faciliter leur accès à l’information et aux structures de prise en charge. Je ne sais pas si l’on peut parler d’une véritable délégation de la puissance publique, car celle-ci reste aux commandes au titre du financement et de l’évaluation. Le bilan de cette « délégation » aux associations est positif et je pense qu’il faut continuer dans cette direction, qui est celle de la proximité et de l’accessibilité, en renforçant toutefois l’évaluation de l’action et en élargissant sa gouvernance.

 

QUEL EST ET QUEL POURRAIT ÊTRE LE RÔLE DES ACTEURS LOCAUX (ÉLUS, ASSOCIATIONS ET AUTRES) DANS LA POLITIQUE D’AIDE AUX VICTIMES, SANS TOMBER DANS LES TRAVERS EXISTANTS ?

Les maires des communes en politique de la ville ont souvent l’impression de contribuer financièrement à l’aide aux victimes, sans percevoir forcément le lien avec la sécurité et la prévention de la délinquance. Ils rechignent à le faire, estimant que cette question est du ressort du ministère de la Justice ou que le dédommagement des victimes concerne davantage l’État central qui a failli dans sa mission de sécurité. Donc leur implication financière n’est pas forcément à la hauteur des espoirs et tout cela entretien un discours revendicatif, relayé par la presse, ce qui n’est pas sans conséquence pour un élu local.

Globalement, l’engagement des acteurs locaux publics, mais aussi privés, je pense aux entreprises, pourrait être dynamisé par une approche renouvelée de l’aide aux victimes. Les temps ont changé, les enjeux, les attentes comme les ressources financières et humaines aussi.

 

ON DIT SOUVENT QUE LA POLITIQUE D’AIDE AUX VICTIMES MANQUE D’UNE INSTITUTION LEADER OU D’UNE PERSONNALITÉ IDENTIFIÉE, COMME LE CONTRÔLEUR GÉNÉRAL DES LIEUX DE PRIVATION DE LIBERTÉ L’EST EN MATIÈRE DE DÉTENTION, QU’EN PENSEZ-VOUS ?

Je pense que c’est vrai. Nous sommes dans une société de communication et on ne peut exister sans les médias qui sont aujourd’hui accessibles au plus grand nombre. Le sujet de l’aide aux victimes doit être porté par une institution ouverte ou une personnalité identifiée qui parle aux gens, pas tant pour la célébrité ou les valeurs qu’elle incarne, mais plus par le projet novateur qu’elle peut présenter pour redynamiser la politique de l’aide aux victimes, dans sa conception et sa gouvernance.

Les moyens de communication rapprochent les gens autant qu’ils les isolent. Les populations sont aujourd’hui mixées, parfois fragilisées du fait de migrations lointaines qui iront en s’accentuant au regard du contexte géopolitique. La politique d’aide aux victimes en France trouvera son renouveau dans un cadre international.

 

28/05/2015

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