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Philippe Bilger est Magistrat honoraire et Président de l'Institut de la Parole.
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Depuis qu'il nous a quittés avec ses dernières années admirables de courage à la fois intellectuel et physique, je ne cesse pas de me demander pourquoi, au-delà du président discuté, voire détesté par certains, il demeure de lui, cependant, une trace forte, ineffaçable dans beaucoup de têtes et de mémoires.
Chacun, je n'en doute pas, a sa vision de François Mitterrand, "son" Mitterrand en quelque sorte. C'est la puissance d'existence de ces rares personnalités de ne jamais susciter la moindre indifférence - l'inverse serait le pire des désaveux - et de permettre à chaque citoyen passionné par la chose publique de considérer la vie si profonde, riche et contrastée de François Mitterrand sous l'angle qui lui semblera le meilleur. Soit pour dénoncer ses ombres soit pour célébrer ses lumières. Soit, plus vraisemblablement, pour mêler, dans son appréciation, les unes aux autres.
Le sentiment que j'éprouvais durant son existence politique au sens large et, par comparaison, celui qui m'habite encore davantage depuis sa disparition est fait de la conscience de sa supérieure singularité, de son irremplaçable culture et d'une histoire faisant se rejoindre, avec beaucoup plus de cohérence qu'on ne l'a dit, les sources et le crépuscule, les intuitions, les fulgurances de la jeunesse et la sagesse parfois cynique, en tout cas subtile et pénétrante, de la maturité puis de la vieillesse.
Quand, sur le mode de la boutade, j'affirme que j'ai beaucoup aimé le Mitterrand réélu en 1988 qui a su affronter, sans rien céder, les épreuves et les procès rétrospectifs et médiatiques, parce qu'il était redevenu un homme de droite, mais avec allure, il ne me semble pas que j'ai tort.
Cet être d'exception a sans doute amplifié ce trait chez moi - une faiblesse et un atout - d'être invinciblement attiré, bien au-delà des structures et des apparences officielles, aussi blâmables qu'elles aient pu être, par le caractère, l'intime, la psychologie - toute cette part dans laquelle le partisan plonge mais qui le dépasse. François Mitterrand, un homme que le président n'a jamais étouffé, un amoureux de la France réelle, une majesté qui lui était reconnue non pas à cause de l'exercice de la fonction suprême mais grâce à ce qui, en lui, suscitait l'admiration et, malgré tout, le respect. Il est évident que des présidents comme Nicolas Sarkozy et François Hollande - en dépit du mimétisme maladroit tenté par ce dernier - n'ont pu qu'amplifier cette impression d'un humanisme authentique, d'un langage royal, d'une autorité indiscutée en allés.
Depuis que François Mitterrand, qui croyait aux forces de l'esprit, fait silence dans le cimetière de Jarnac.
François Mitterrand, avant de bénéficier de la Constitution de 1958 voulue par Charles de Gaulle, qu'il avait jugée dangereuse avant qu'elle le serve, n'a jamais été un complaisant du gaullisme. Ses rencontres avec le Général, durant cette période de 1943 à 1946 où Mitterrand avait déserté ses sympathies pétainistes pour devenir un authentique résistant, n'ont jamais été cordiales. Rares, elles ont opposé deux personnalités aux antipodes l'une de l'autre. De Gaulle aspirait à dominer et Mitterrand n'avait pas l'âme d'un serviteur.
Rien ne me paraît à cet égard plus éclairant que le jugement que porte François Mitterrand sur la Résistance extérieure et intérieure. Sur la première, il énonce "qu'elle était non seulement une entreprise militaire et politique de type classique mais aussi une entreprise de pouvoir..." quand la seconde lui apparaissait "au contact du peuple français, de ses souffrances, de ses aspirations, c'était le peuple de France". Ce qui me touche infiniment dans la formulation de ce clivage est qu'il n'est pas loin de définir une attitude que d'autres ont adoptée, même pour justifier une politique de présence en France et de collaboration.
Je songe en particulier au comportement de mon père, à mon sens injustement condamné, qui avait toujours refusé, parce qu'il ne se sentait coupable de rien, de partir en Suisse comme tant d'autres et qui avait légitimé son action en Alsace par l'objectif de "composer pour décomposer". Ce que Mitterrand privilégiait dans "la résistance intérieure" n'était pas étranger, sur un autre registre, à des motivations apparemment antagonistes.
François Mitterrand, à 22 ans, follement amoureux d'une jeune fille qui allait devenir la célèbre présentatrice de télévision Catherine Langeais, lui écrivait beaucoup de lettres, dont cet extrait magnifique : "Voyez-vous, ma chérie, mon grand tourment a toujours été l'accord si difficile de l'éphémère et de l'éternel : toujours cette vieille lutte du relatif et de l'absolu".
L'extraordinaire de cette contradiction non pas banale - beaucoup y sont insensibles - mais capitale est qu'elle exprime un ressort, une inquiétude, une tendance, une constance qui nourriraient sans cesse Mitterrand et au travers de laquelle on peut appréhender, tout au long, une pluralité d'actions et d'abstentions de sa part, pas seulement politiques.
C'est sans doute la principale clé de l'adhésion souvent paradoxale qu'on continue à avoir pour lui et de son implication décisive dans notre Histoire de France bien plus que pour la gauche.
Celle-ci, à l'évidence pour lui, était le "relatif" quand "l'absolu" était dans une manière d'être, de se tenir, de ne pas déchirer, et dans les mystères à l'égard desquels sa curiosité était infinie.
François Mitterrand n'a jamais rendu vain "le grand tourment" du jeune homme de 22 ans : il n'a cessé de le cultiver, de le questionner, de le sublimer. Cette ambiguïté qu'absurdement on lui a si souvent reprochée n'était pas trahison ni instabilité. Mais fidélité à soi et à son désir de concilier contingent et nécessaire, le siècle, le fil du temps avec l'essence des choses, des idées et des songes. Ce qui reste quand l'inutile est répudié.
L'intelligence de son ambiguïté.
16/01/2022