Influencer pour changer la perception de l'entrepreneur
27/04/2021 - 6 min. de lecture
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Le Général (2s) Bruno Mignot est ancien Directeur adjoint du Centre d’études stratégiques aérospatiales.
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Le monde latin et le monde anglo-saxon partagent une même histoire, souvent conflictuelle d’ailleurs, mais pas toujours la même culture. En France, en Espagne, en Italie, la tradition repose sur les valeurs de la religion catholique dont un des fondements est de ne pas servir à la fois Dieu et l’argent[1]. La réforme protestante, lancée en 1517 par Martin Luther et relayée par Jean Calvin en 1536, hormis le fait de revendiquer leur indépendance vis-à-vis de la papauté de Rome, fait tomber le tabou lié aux gains financiers et notamment à l’usure[2]. Londres adhère à la Réforme et crée l’Église anglicane, définitivement installée en 1571. Dès lors, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, au Danemark, contrairement à ce qui demeure établi en France où l’aristocratie en laisse le soin à la roture, aux Lombards et aux Juifs, le commerce n’est pas un mal nécessaire mais une position recherchée et marchands et usuriers y sont bien considérés. En France, l’opposition entre la religion et le négoce est telle que la révocation de l’Édit de Nantes en 1685 chasse des milliers de commerçants de confession protestante ou juive et ruine le commerce du royaume pour longtemps. C’est donc un véritable schisme entre deux visions de la société qui survient à ce moment-là, avec un net avantage au monde anglo-saxon dès la montée en puissance des États-Unis qui se dessine au XIXème siècle.
Alors quel rapport avec l’influence ? Le lien est direct car de la défense de la liberté des mers pour permettre les échanges économiques entre le Royaume-Uni et le reste du monde au XVIIIème siècle naît la défense des intérêts économiques, en particulier américains, par tous les moyens aux XIX et XXème siècles, qu’ils soient au début violents (hard power) ou ensuite plus feutrés (soft power). Dans les deux cas, l’influence domine par les armes, la pensée, les normes ou la monnaie, et le siècle actuel voit son champ étendu au cyberespace.
Influencer quelqu’un, c’est modifier son comportement conscient ("convaincre") ou s’adresser à son inconscient ("persuader") de manière à ce que mes objectifs deviennent ses objectifs. Dans cet exercice, les Anglo-saxons ont des années d’avance sur nous ; les Latins et les modèles existants sont quasiment tous issus des penseurs installés outre-Atlantique. Bien que le concept soit né en France, l’intelligence économique fait aujourd’hui l’objet d’une recherche et d’une mise en œuvre maîtrisées par les experts américains. Avec la veille stratégique et la protection du patrimoine, les opérations d’influence constituent le troisième pilier de l’intelligence économique dont l’objectif est de consolider ses parts de marché et d’en gagner d’autres. La boucle est bouclée.
Pour les raisons indiquées plus haut, il se trouve que l’influence, dont le lobbying fait partie, a très mauvaise presse en France alors qu’elle est normalement pratiquée en Allemagne, au Royaume-Uni et aux États-Unis. En France, gagner de l’argent, c’est mal et les médias évoquent très régulièrement les disparités salariales entre les patrons et les salariés pour mieux vilipender les premiers. En France, un patron est suspect et le montant des bénéfices réalisés par son entreprise est critiqué au regard du nombre d’emplois détruits ou pas assez créés. Quant à exercer le métier de lobbyste, cela mérite le bûcher. Aux États-Unis, un patron est respecté, mis en valeur, admiré et devenir plus riche est l’objectif de tous. La défense de ses intérêts (lobbying) est une pratique courante et nullement dénoncée puisque tout le monde le fait ouvertement. En France, bien sûr, les techniques d’influence sont connues mais elles restent cachées, presque honteuses, et l’hypocrisie est de rigueur. Notre vision de la réussite économique reste une vision étroite inchangée depuis le XVIème siècle, issue d’une mentalité étriquée que seule l’influence peut modifier sur le long terme.
Alors que faut-il faire pour permettre à nos entreprises de jouer dans la même cour mondialisée avec les mêmes outils que leurs concurrentes, et empêcher une fois pour toutes qu’on jette l’anathème sur les entrepreneurs ? Déjà, il faut être conscient que chaque système de pensée présente ses avantages et inconvénients. Si l’aspect social prédomine en France afin de ne laisser personne sur le bord de la route, quitte à entretenir un assistanat permanent et destructeur in fine de l’intérêt général, la quête individualiste du profit facile fait le quotidien de nos amis outre-Atlantique, quitte à affaiblir le vivre-ensemble. Il s’agit donc de trouver un équilibre et de convaincre la population française qu’intérêt général et intérêts particuliers ne sont pas antinomiques, que la richesse n’est pas une calamité, que la réussite n’est pas un crime et que le mérite personnel n’est pas un péché.
Dans cette perspective, il convient de réhabiliter la notion même d’influence (de nature anglo-saxonne), tout en la cadrant par l’éthique et la morale (d’inspiration latine). Or, l’influence se nourrit de quatre ingrédients principaux[3] : l’état initial des perceptions, l’état final recherché, la cible visée et les relais utilisés.
L’état initial des perceptions, on le connaît. L’entreprise n’est pas (assez) reconnue comme créatrice d’emplois. Elle a de moins en moins de droits et de plus en plus de devoirs, et évolue dans un cadre juridique et normatif de plus en plus restrictif : le Code du travail français est bel et bien le plus volumineux du monde ! En grossissant le trait, à peine, le patron est montré du doigt. Il est vu comme un exploiteur, un profiteur qui se taille la part du lion sur le dos des travailleurs.
L’état final recherché a été indiqué plus haut : il consiste surtout à faire cesser la perception du gain comme un mal toléré et à le placer comme base de toute création de richesse avant de parler de répartition. On ne doit pas ligaturer et encore moins couper l’arbre qui produit des fruits.
La cible visée est le Français moyen, avec plusieurs catégories : le salarié qui est directement concerné et l’étudiant ou l’apprenti qui le sera bientôt et doit avoir une perception favorable de ses futurs chefs.
Les relais sont a fortiori les médias de tous types. Or, pour beaucoup, ils véhiculent des stéréotypes désastreux. Comme le stipule le Mémento, il faut identifier les intérêts de chacun à poursuivre une œuvre commune de modification de la mentalité existante. Dès lors, on voit poindre au moins deux phases dans notre stratégie : convaincre les médias du bien-fondé de notre approche avant de les utiliser comme relais d’influence vers nos cibles.
Ces quatre ingrédients sont à mettre en corrélation avec des tâches principales à réaliser, des actions secondaires à mener et des produits divers à émettre. Le tout est à intégrer à un operational design clair comportant des objectifs concourants et complémentaires, des points décisifs et un phasage temporel qu’il n’est pas question ici de détailler, mais le travail est-il effectué dans les différentes instances patronales que sont le MEDEF, la CPME, l’U2P ou au sein des CCI ?
Dans Histoires, ouvrage datant du Vème siècle avant Jésus Christ, Hérodote écrit que "le pouvoir n’est rien, seule compte l’influence". Il s’agirait de s’y atteler car changer une mentalité est une œuvre de longue haleine. Mais celle qui prévaut en matière de relations entre entrepreneurs et salariés n’est malheureusement pas la seule qui soit à modifier. En effet, il serait opportun d’appliquer la même méthode pour améliorer la perception de la population envers sa police ou ses fonctionnaires, l’une étant dorénavant systématiquement associée au terme de violence grâce à l’activisme de groupes connaissant très bien les avantages de l’influence, et les autres à celui de paresse, dans la droite ligne de l’opposition entretenue, notamment lors des débats sur le financement des retraites, entre secteur public et secteur privé. Mais c’est une autre histoire et il y aurait tant à dire !
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[1] Évangile de Saint Matthieu : "Personne ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra le premier et aimera le second ; ou bien il s'attachera au premier et méprisera le second. Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l'argent".
[2] Lire Histoire mondiale de la guerre économique, Ali Laïdi, Ed. Perrin, 2016.
[3] Voir Les perceptions, ce monde méconnu des décideurs, Bruno Mignot et Jean-Marc Rouquette (2019) et Mémento de stratégie d’influence à usage du dirigeant d’entreprise, Bruno Mignot (2015), Ed. L’Harmattan.
27/04/2021