Intelligence économique et sociétale : place aux territoires !

11/05/2020 - 7 min. de lecture

Intelligence économique et sociétale : place aux territoires ! - Cercle K2

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Jean-François Nativité est l'adjoint du délégué au patrimoine culturel de la Gendarmerie.

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Frappés de plein fouet par l’épidémie de Coronavirus, régions, départements, intercommunalités, maires de France, tous ont unis leurs moyens pour accompagner et mobiliser les forces vives du pays. Outre l’immense élan de solidarité symbolisé par les échanges inter-régionaux des personnels de santé ou les transferts de malades, les territoires auront non seulement fait montre de leur engagement à toute épreuve, mais aussi de leur capacité de résilience, se substituant parfois avec efficacité et brio, aux limites logistiques et organisationnelles de l’État.

En 2003, dans son rapport sur l’intelligence économique remis au Premier Ministre, le Député Bernard Carayon écrivait déjà : « Les territoires sont le creuset d’activités économiques juxtaposant savoir-faire traditionnels et technologies avancées. La promotion de leurs intérêts apparaît directement liée à leur capacité à s’organiser en réseaux, (…) et à la mise en œuvre d’une politique d’intelligence économique par la compétitivité-attractivité, l’influence, la sécurité économique et la formation[1] ». Tout était dit ou presque quant aux leviers nécessaires au bon fonctionnement et à l’optimisation stratégique du territoire, cet espace clé du politique, que Claude Raffestin décrit comme un environnement transformé par le travail humain. Dans cette perspective, les territoires appréhendés comme entités méso-économiques et infranationales, sont aussi des espaces socioculturels originaux qui constituent le ferment des activités économiques des petites et moyennes entreprises.

Rien d’étonnant alors que l’État, après avoir structuré son dispositif national d’intelligence économique via notamment le Haut Responsable en charge de l’Intelligence économique (HRIE) ait souhaité dès 2005 territorialiser son action par le biais d’une circulaire demandant aux préfets de région de mettre en place une politique publique d’intelligence économique territoriale suivant deux axes : un axe défensif pour contrer les tentatives de déstabilisation et de prédation pouvant menacer les entreprises et un axe offensif pour anticiper les mutations, trouver et diffuser les informations stratégiques[2]. Quinze ans plus tard, l’effervescence et le foisonnement des débuts ont fait place depuis à la raréfaction voire à l’abandon des projets d’IE territoriaux, ponctués par un lent désengagement technique et financier de l’État. Avec les effets conjugués de la crise financière de 2008 et des nouvelles législations territoriales (MAPTAM, NOTRe) récemment mises en œuvre, la politique publique d’intelligence économique territoriale notamment sur son volet offensif (soutien aux entreprises, structuration de la stratégie territoriale, etc.) est clairement passée au second plan ; l’État-stratège se recentrant notamment depuis les attentats de 2015, sur les aspects défensifs (anti-terrorisme, lutte contre la contrefaçon, cybercriminalité, sécurité économique, …) et les régions se concentrant sur leur réorganisation interne.

Dans ce contexte sans précédent de crise sanitaire mondialisée, mêlant défis sécuritaires et nouvelles donnes politiques, les territoires ont désormais un rôle fondamental à jouer. Pour reprendre l’analyse de Laurent Davezies (CNAM), alors que la production se concentre dans les métropoles les revenus associés à la population se déploient sur le territoire national. L’enjeu n’est donc plus seulement d’agir en faveur du développement à partir des ressources disponibles sur son propre espace géo-administratif, mais d’utiliser un ensemble de moyens pour « capter » les ressources situées à l’extérieur du territoire jugées indispensables pour le développement du territoire. Désormais la valeur d’un espace repose sur une astucieuse combinaison entre les stocks, c’est-à-dire les ressources immobiles d’un espace (attributs physiques, foncier, habitat, offre de services...) et les flux qui impactent le développement des territoires (touristiques, commerciaux, connaissance, énergie...). Réjouissons-nous car cette combinaison « stocks et flux » est bénéfique pour le développement des territoires. Elle permet  de ne pas rentrer dans une compétition frontale avec les territoires voisins et/ou partenaires, de reconsidérer la question des solidarités entre les espaces, de mutualiser les ressources à de nouvelles échelles  et au final de réduire les dépenses publiques. Ce qui dans la période actuelle peut être un sérieux déclic pour le changement.

Les grands enjeux sociétaux, climatiques et environnementaux qui s’annoncent vont nécessairement entraîner des mutations dont nous ignorons pour l’heure, l’ampleur et les conséquences directes et indirectes. Dans un contexte de recomposition et de globalisation à la fois économique et financière, les décideurs des territoires seront ainsi confrontés à des paramètres de décision toujours plus complexes : redéfinition des stratégies sécuritaires, restructuration des activités, décentralisation, impact du numérique, évolution des normes (juridiques, environnementales…), attractivité, délocalisation, raccourcissement des cycles économiques, concurrence internationale. Ces mutations ont et auront des effets directs sur l'activité économique en termes de compétitivité et d'organisation des entreprises, d'innovation, de création d'emplois et d'attractivité des régions. Pour relever ces défis, il est nécessaire de réinventer l’entreprise, d’aborder sa compétitivité de façon globale et de l’inscrire dans une véritable démarche de transition économique performante et responsable.

Depuis plus de 25 ans, l’IE territoriale a été développée tant sur le plan théorique que dans ses différentes expérimentations techniques, avec une vision étatique « descendante » de l’État stratège, via notamment ses préfectures de région. En dépit d’avancées significatives en matière d’organisation des services de l’État ou encore de sensibilisation des entreprises, cette politique publique déconcentrée a aussi montré ses limites en matière d’efficacité et de pérennité. À l’heure où ressurgit le débat d’une nécessaire protection des « secteurs stratégique » et de la défaillance française en la matière, il semble que la doctrine nationale de l’IE se soit évaporée. Si comme le rappelle Nicolas Moinet, il est indispensable de protéger en permanence ce qui relève de la souveraineté de l’État et qui garantie l’autonomie et l’indépendance, encore faut-il échafauder au plus vite les fameux critères de l’intérêt stratégique chers à Claude Revel permettant à l’État d’orienter son action. Or, pour que cette refondation soit efficace, les territoires ne doivent plus seulement être des lieux de déploiement de la politique nationale ou des caisses de résonnance des directives de Bercy. Ils doivent devenir les acteurs majeurs d’une stratégie nationale co-construite à part égale avec l’État. En effet, suite aux différentes réformes, les territoires au premier rang desquels les régions et les métropoles, sont désormais les plus à même d’organiser sous contrôle a posteriori de l’État les conditions et les outils de gestion de la territorialité.

Pour y parvenir et ne pas retomber dans les travers passés, il convient d’amorcer un changement de paradigme et de passer d’une vision top down à une vision bottom up de l’intelligence économique. Trois axes prioritaires sont à favoriser :

  1. Les territoires doivent tout d’abord s’emparer des outils de l’IE pour construire, piloter et animer localement des écosystèmes de développement économique performants, capables de fonctionner en réseaux. Il convient aujourd’hui d’impulser via notamment le réseau des agences de développement économique et les associations d’élus, une réappropriation territoriale du sujet à la fois plus efficace (car fondée sur les besoins et les réalités de chaque territoire), pérenne et susceptible de répondre aux nouveaux enjeux territoriaux à venir. Les dangers mortels qui pèsent actuellement sur les secteurs ô combien symboliques du tourisme et de la culture, doivent servir de parangon à cette reconquête territoriale. Derrière l’urgence contextuelle, c’est l’avenir d’une certaine idée de la France qui est en jeu, à moyens termes.
  2. Sur un plan défensif, les collectivités doivent devenir les nouveaux espaces organisationnels de référence (technique et humain) de la sécurité économique et numérique nationale. Dans le prolongement du rapport Thourot/Fauvergue, il convient que les territoires deviennent les garants du continuum de sécurité. Selon une logique rénovée de sécurité globale, ils doivent être désormais parties prenantes dans la coordination et la mutualisation des services régaliens (gendarmerie, police douanes, DGSI, ANSSI…) et des acteurs privés du domaine, dans le but de les rendre plus efficients et de renforcer leurs capacités opérationnelles.
  3. Enfin, les territoires doivent miser sur leur capacité d’expérimentation pour renforcer leur attractivité. Ils doivent se transformer en véritables lieux de fabrication et d’émergence de l’innovation afin d’amorcer ou d’accélérer les grandes transitions : écologique, nouveaux modes de prise en charge de notre système de santé, évolution des pratiques agricoles, revitalisation des centres-villes, reconquête industrielle, nouvelles mobilités, opportunités numériques. Les projets d’ingénierie territoriale menés par le passé de manière déconcentrée (« Territoires d’industrie », « Territoires d’innovation »…), se sont trop souvent heurtés au cloisonnement des compétences et à l’inertie administrative, notamment juridique. En outre, ils ont également souffert sur la durée, de leur totale dépendance aux financements publics nationaux et européens. Il convient désormais de les initier et surtout de les pérenniser localement, à partir des compétences et des logiques propres à chaque territoire. La démultiplication des programmes d’expérimentation territoriale va ainsi permettre de créer des dynamiques génératrices d’apprentissages de compétences et de relationnels, qui deviendront inévitablement des moteurs de leur attractivité.

En définitive, après le temps des « sachants » et des diagnostiqueurs, il convient d’amorcer au plus vite celui des « sachant-faire », à partir d’un nouveau prisme : celui des territoires et des développeurs économiques.

Jean-François Nativité

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[1] Bernard CARAYON, Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, Rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, juin 2003, p 87.

[2] Nicolas MOINET, « L'intelligence territoriale entre communication et communauté stratégique de connaissance : l'exemple du dispositif régional de Poitou-Charentes », Revue internationale d'intelligence économique 1/2009 (Vol 1), p. 30. 

11/05/2020

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