L’autonomie stratégique de la France

17/05/2022 - 10 min. de lecture

L’autonomie stratégique de la France - Cercle K2

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Stéphane Mortier est adjoint à la Section Sécurité Économique et Protection des Entreprises, à la Direction Générale de la Gendarmerie Nationale.

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Une politique publique de sécurité économique tournée vers le renseignement pour défendre les intérêts économiques, industriels et scientifiques fondamentaux de la Nation

La France s’est dotée en 2004 d’une politique publique d’intelligence économique. Après plusieurs inflexions, celle-ci s’est transformée en politique publique de sécurité économique et s’est clairement tournée vers le renseignement d’intérêt économique à partir de 2015-2016. Un véritable écosystème de la sécurité économique s’est peu à peu mis en place en France avec pour objectif affiché la défense des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation.

 

La genèse

Le concept d’intelligence économique est apparu en 1956 dans la littérature anglo-saxonne relative aux Intelligence Studies. Max F. Millikan[1] publie un article intitulé « "The nature and Methods of Economic Intelligence" dans la revue Studies in Intelligence, portée par la Central Intelligence Agency (CIA) américaine[2]. Elle y était définie comme suit : "l’intelligence économique est l’intelligence relative aux ressources productives de base d’une zone ou d’une unité politique. Les objectifs de ceux qui contrôlent ces ressources est de les rendre utiles et de les affecter au service de ces objectifs en vue d’une meilleure efficacité". Très clairement, le renseignement économique y est porté comme étant une composante de la stratégie de l’État et notamment de sa stratégie de puissance.

En France, depuis le milieu des années 1980, le développement de politiques publiques créatrices d'externalités positives comme l'élaboration et le contrôle des règles du jeu pour l'activité économique constituent les axes majeurs du nouveau rôle donné à l’État[3]. C’est ainsi que verra le jour le Rapport Martre "Intelligence économique et stratégie des entreprises" en février 1994. Une dizaine d’années a cependant été nécessaire pour que les attendus de ce rapport fassent l'objet d'une politique publique dédiée. 

C'est véritablement à partir de 2003 et, plus particulièrement, suite au premier rapport Carayon, alors député du Tarn, qu'une réelle inflexion en matière d'intelligence économique va voir le jour en France. Le rapport Carayon consacre le rôle et la place du renseignement dans l'intelligence économique mais surtout va exercer une double influence. Indéniablement, ce rapport va renforcer la prise en compte de l'intelligence économique par les pouvoirs publics et est à l'origine de la politique publique dédiée. Concomitamment, ce rapport va faire émerger la notion de "patriotisme économique", notion qui vient accentuer la prise de conscience de l'importance de l'intelligence économique pour l’État. 

En effet, l'État français va mettre en place, en décembre 2003, une véritable politique publique d'intelligence économique, avec la nomination d'un Haut Responsable à l'Intelligence Économique (HRIE), placé auprès du Premier ministre (plus particulièrement au sein du Secrétariat général de la défense nationale – SGDN). Daniel Canepa, alors Secrétaire général du Ministère de l'intérieur et de l'aménagement du territoire soulignait l'importance d'une telle politique : économie fortement concurrentielle, stratégie d'influence, maîtrise de l'information, c'est assez logiquement que la conduite d'une ambitieuse politique publique d'intelligence économique constitue désormais un objectif majeur de l'État, tant dans ses missions régaliennes que dans son rôle de régulateur économique et social[4]. En 2006, Alain Juillet, le HRIE, dressait un premier bilan de son action lors d’une audition au Sénat : "[…] nous pouvons affirmer qu’un travail important a été mené pour accomplir le second objectif[5] relatif à la sensibilisation du public. Ainsi, les français d’une manière générale et les journalistes en particulier commencent à savoir ce qu’est l’intelligence économique, notamment grâce à des programmes de formation [...][6]".

Cette politique s'est ensuite ré-articulée autour d'un Délégué interministériel à l'intelligence économique en 2009 et s’est alors déclinée, au niveau central, comme suit : une délégation interministérielle à l'intelligence économique (D2IE) instituée par le décret le 17 septembre 2009, remplacé et complété par celui du 22 août 2013. Celle-ci exerce une mission générale d’animation et de coordination de l’action de l’État en matière d’intelligence économique. La D2IE pilote également des projets de fonds et propose des mesures et des orientations. Elle initie et impulse la politique publique d'intelligence économique.

L'année 2015 constitue un nouveau tournant dans cette politique publique. En effet, par décret du 1er juillet 2015, un nouveau Délégué interministériel est nommé à compter du 3 août de la même année. Un nouveau décret[7], initialement prévu pour la fin de l'année 2015, devait enterrer la D2IE et instituer un "Commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économiques" et porter sur la création du service à compétence nationale dénommé "service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE)". Ce décret verra finalement le jour le 29 janvier 2016. Ce commissaire élabore et propose, en lien avec le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et les autres ministères concernés, la politique publique en matière de protection et de promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation. Il est placé auprès du Ministre chargé de l'économie. Quant au "service de l'information stratégique et de la sécurité économiques", il est rattaché au Directeur général des entreprises du Ministère de l'économie[8], dirigé par le commissaire susmentionné et est à compétence nationale. Il faut noter l'abandon du vocable "intelligence économique" et mettre en parallèle ce nouveau service avec le rôle qu'occupait jusqu'alors le Coordonnateur ministériel à l'intelligence économique et le service de coordination à l'intelligence économique mis en place en mars 2007 au sein de ce ministère[9]. Le Coordonnateur ministériel à l'intelligence économique, placé auprès du Secrétaire général du ministère disparaît[10] et, bien qu'il n'en soit pas fait explicitement mention, le service de coordination à l'intelligence économique se voit de facto remplacé par service de l’information stratégique et de la sécurité économiques.

 

La mission

Le décret du 20 mars 2019 relatif à la gouvernance de la politique de sécurité économique[11] indique que cette politique vise à assurer la défense et la promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation, constitués notamment des actifs matériels et immatériels stratégiques pour l'économie française. Elle inclut la défense de la souveraineté numérique. Il mentionne également un Conseil de défense et de sécurité nationale dédié à la sécurité économique. Celui-ci se réunit deux fois par an et formule des axes stratégiques pris, donc, au plus au niveau de décision de l’État. Cela a conduit notamment à établir une liste nationale, confidentielle, d’entreprises stratégiques et de technologies critiques à protéger en priorité pour la souveraineté économique de la France. C’est le SISSE qui a en charge la coordination de l'action des différents ministères travaillant à la protection de ces actifs stratégiques pour la Nation. Ainsi, lorsqu’une menace étrangère est détectée, une alerte est enregistrée, caractérisée, traitée et suivie dans le temps pour garantir qu’une réponse efficace est apportée lorsqu’il le faut[12]. Le SISSE exerce également une mission de sensibilisation des acteurs économiques en matière de sécurité économique. 

Tout cela complète et s’imbrique dans le dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la nation (PPST) piloté par le SGDSN. L’objectif est de protéger, au sein des établissements publics et privés, l’accès à leurs savoirs et savoir-faire stratégiques ainsi qu’à leurs technologies sensibles[13]. Le dispositif PPST offre une protection juridique et administrative fondée sur le contrôle des accès, physiques comme virtuels, aux informations sensibles détenues au sein de zones protégées (zones à régime restrictif –  ZRR) dans lesquelles se déroulent des activités de recherche ou de production stratégique présentant un intérêt pour la compétitivité de l’établissement ou de la nation.

In fine, cela vise la défense des intérêts fondamentaux de la Nation en matière économique, industrielle et scientifique. Mais, pour atteindre de tels objectifs en matière d’autonomie stratégique, le besoin en renseignement est inéluctable. Ce besoin rejoint alors la vision américaine de l’intelligence économique telle que définie en 1956.

 

Le renseignement d’intérêt économique

C’est en 2017 que le délégation parlementaire au renseignement consacre un chapitre entier de son rapport d’activité au renseignement d’intérêt économique. Il y est rappelé que, dans un contexte de compétition économique accrue, parfois même agressive, l'intervention des pouvoirs publics au soutien de nos entreprises constitue une priorité pour assurer le maintien de la France au rang des grandes puissances. La loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement[14] constitue en effet une étape majeure puisqu’elle inscrit le renseignement économique parmi les finalités de la politique publique de renseignement. Les services spécialisés de renseignement peuvent dès lors recourir aux techniques de renseignement dans le cadre de la défense et de la promotion des intérêts économiques, industriels et scientifiques majeurs de la France. La coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) a publié la stratégie nationale du renseignement[15] en juillet 2019. Parmi les enjeux prioritaires du renseignement figurent la défense et la promotion de notre économie :

"Le premier objectif de notre politique de sécurité économique est de détecter et de neutraliser le plus amont possible toute menace sérieuse, potentielle ou avérée, systémique ou ponctuelle, susceptible d’affecter les intérêts économiques, industriels et scientifiques de la Nation, en particulier les actifs stratégiques. Le renseignement doit ainsi contribuer à la détection de ces menaces afin de limiter les risques de déstabilisation, d’affaiblissement ou de captation de nos actifs stratégiques dans la compétition internationale.

Le second volet de cette politique est la promotion de nos intérêts économiques. Cela se décline en trois finalités :

  • identifier les actions susceptibles de contribuer à cette promotion ;
  • appuyer les services de l’État chargés de la mise en œuvre de ces actions ;
  • contribuer à la diffusion auprès des acteurs économiques des informations stratégiques utiles à leur développement international.


Le Renseignement doit contribuer à l’acquisition des connaissances de nature à répondre à ces trois finalités". 

Ainsi, la double finalité du renseignement d'intérêt économique, défensive et offensive, est consacrée et déclinée en axes opérationnels. Il s’agit bien de protéger les intérêts économiques nationaux tout en assurant la promotion de ceux-ci à l’extérieur des frontières nationales.

Le lien entre la politique de sécurité économique et le renseignement est donc clairement établi. Un petit tour en sources ouvertes nous apprend qu’un Comité du renseignement d’intérêt économique (CORIE), piloté par le SISSE[16], réunit les directeurs de la communauté du renseignement (DGSI, DGSE, Tracfin, les douanes, etc.)[17]. Il s’agit donc bien d’un véritable écosystème de la sécurité économique déployé autour du renseignement à la fois pour répondre aux défis lancés à la souveraineté nationale et pour assurer la défense des intérêts fondamentaux en matière économique, industrielle et scientifique de la Nation. Cet écosystème est primordial dans l’optique d’une volonté d’autonomie stratégique de la France. Étant décidés par les plus hautes autorités de l’État (Conseil de défense et de sécurité dédié à la sécurité économique et CNRLT), les objectifs stratégiques en matière de sécurité économique sont devenus une réelle priorité nationale. Une structuration interministérielle de pilotage permet de répondre à ces objectifs et contribue ainsi à la souveraineté stratégique de la France.

Stéphane Mortier

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[1] Professeur d’économie au Massachussets Institute of Technology (MIT),  Max F. Millikan a été Directeur adjoint  de l’Office of Research and Reports (ORR) de la Central Intelligence Agency (CIA) à partir de 1951. L’ORR comprenait alors trois composantes : la Basic Intelligence Division, la Map Division et l’Economic Research Area (ERA). Millikan a organisé l’ERA en cinq subdivisions : Materials, Industrial, Strategic, Economic Services et Economic Analysis. De la sorte, il a fait particulièrement augmenter  les effectifs de l’ORR en l’espace de deux ans (de 461 à 766 agents), ce qui démontre l’importance donnée au renseignement économique à partir des années 1950 au États-Unis. Voir LEARY William M. (1984), The Central Intelligence Agency : History and Documents, The University of Alabama Press, pp.32-33.

[2] https://www.cia.gov/readingroom/docs/DOC_0000606534.pdf

[3] MASSON H. (2012), L'intelligence économique, une histoire française, Vuibert, Paris.

[4] CANEPA D. (2006), "L'intelligence territoriale. Une nouvelle politique publique",  Revue de la gendarmerie nationale, n° 218.

[5] Le premier étant la coordination interministérielle.

[6] Sénat, Rapport d’information n° 347 relatif à la "Mission commune d’information sur la notion de centre de décision économique et les conséquences qui s’attachent, en ce domaine, à l’attractivité du territoire national", enregistré à la présidence du Sénat le 22 juin 2007, Tome II, Annexes "Auditions et études", audition d’Alain Juillet, le 21 septembre 2006.

[7] Décret n° 2016-66 du 29 janvier 2016 instituant un commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économiques et portant création d'un service à compétence nationale dénommé "service de l'information stratégique et de la sécurité économiques".

[8] Arrêté du 29 janvier 2016 relatif aux conséquences de la création du service à compétence nationale dénommé "service de l'information stratégique et de la sécurité économiques".

[9] Circulaire ECO P 0700249 C du 21 mars 2007 relative au dispositif d'intelligence économique mis en œuvre au sein des services du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie.

[10] Article 1er de l'Arrêté du 29 janvier 2016 relatif aux conséquences de la création du service à compétence nationale dénommé "service de l'information stratégique et de la sécurité économiques".

[11] https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000038252109/

[12] https://sisse.entreprises.gouv.fr/fr/qui-sommes-nous

[13] http://www.sgdsn.gouv.fr/missions/protection-du-potentiel-scientifique-et-technique-de-la-nation/

[14] https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000030931899/

[15] http://www.academie-renseignement.gouv.fr/files/piece_jointe_2_strategie_Nationale_du_Renseignement.pdf

[16] https://intelligence-territoriale.fr/outils/securite-territoriale/protection-du-patrimoine-economique  

[17] https://www.lesechos.fr/2018/07/lelysee-arrete-sa-strategie-de-defense-economique-975237 

17/05/2022

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