La Bosnie-Herzégovine, un défi sécuritaire pour l’Union européenne

03/04/2024 - 9 min. de lecture

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Dzenan Jusufovic est Expert-consultant sur le trafic d’oeuvres d’art en Europe du Sud-Est auprès de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe OSCE et Président-Fondateur du Centre contre le Trafic d’oeuvres d’Art en Bosnie-Herzégovine CPKU.

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La Bosnie-Herzégovine est l’un des pays d’Europe dont l’existence en tant qu’entité géopolitique s’étend de manière quasiment continue depuis le Moyen-Âge jusqu’à nos jours, avec sa propre histoire et une culture partagée par des personnes de toutes les confessions religieuses. Dans l'histoire récente de 1945 à 1992, la Bosnie-Herzégovine a fait partie de la République fédérale socialiste de Yougoslavie, composée de 5 autres républiques : la Croatie, la Slovénie, la Serbie, le Monténégro et la Macédoine et de 2 provinces autonomes, la Voïvodine et le Kosovo. Au début des années 90, l’indépendance des Républiques et leur sortie de la Yougoslavie commencent à être revendiquées. En décembre 1991, la Commission Badinter a établi que le processus juridique de dissolution de la Yougoslavie était terminé, signifiant la fin de l'identité juridique de ce pays au niveau international et fournissant ainsi un cadre pour la formation d'Etats indépendants fondés sur la Constitution de 1974 de la République fédérale socialiste de Yougoslavie. Le référendum sur l'indépendance de la Bosnie-Herzégovine, organisé les 29 février et 1er mars 1992, a été un évènement central dans le processus d'obtention d'une reconnaissance internationale où plus de 60 % des citoyens ont voté pour l'indépendance, tandis que la grande majorité des Serbes de Bosnie l’ont boycotté et organisé une rébellion avec l'aide de l'Armée populaire yougoslave-JNA et de la Serbie. La position stratégique de la Bosnie-Herzégovine était importante à la fois pour la Serbie et la Croatie, qui ont tenté de placer sous leur contrôle de grandes parties du pays. En avril 1992, la guerre en Bosnie-Herzégovine a éclaté et été l'un des conflits les plus sanglants sur le territoire de l'ex-Yougoslavie. On estime qu'à la suite de la guerre en Bosnie-Herzégovine qui a duré d'avril 1992 à novembre 1995, plus de 100 000 personnes ont été tuées et plus de 2 millions d'habitants, c’est-à-dire plus de la moitié de la population, ont été contraints à l’exil.

Après l'attaque de Srebrenica, zone alors protégée par les Nations Unies, par l'armée de la Republika Srpska (République serbe de Bosnie) en juillet 1995 et le génocide contre la population bosniaque, une opération de l'OTAN (Deliberate Force) a été menée contre les positions serbes en Bosnie-Herzégovine. Cette campagne aérienne de l'OTAN visait à neutraliser l'arsenal militaire des Serbes de Bosnie. La guerre a pris fin le 21 novembre 1995, avec l’adoption à l'aéroport militaire Wright-Patterson de Dayton dans l'Etat américain de l'Ohio de l'Accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine, mieux connu sous le nom d'Accord de paix de Dayton[1] . La Constitution de la Bosnie-Herzégovine, incluse dans l’annexe 4 de l’Accord de paix, a remplacé la Constitution précédente de la République de Bosnie-Herzégovine, annulant ainsi la Constitution de la Republika Srpska, adoptée à la veille de la guerre et qui reconnaissait son indépendance.

 

La Bosnie-Herzégovine est un mille-feuille administratif avec ses 14 niveaux de gouvernement, 120 ministres et plus de 600 députés pour 3,5 millions d'habitants.

Dès lors, la Bosnie-Herzégovine est définie comme un État composé de deux entités : la Fédération de Bosnie-Herzégovine, elle-même constituée de 10 cantons, et la Republika Srpska. Par décision de la Cour internationale d'arbitrage de mars 2000, le district de Brčko a obtenu un statut particulier en tant qu'unité administrative distincte n'appartenant à aucune entité mais placée sous l'autorité de l'Etat. Du point de vue institutionnel, la Bosnie-Herzégovine est un État minimal. Les institutions centrales sont très peu nombreuses : Parlement, Conseil des ministres, Présidence, Cour constitutionnelle et Banque centrale. Il n'existe que six ministères au niveau de l'État. La Bosnie-Herzégovine est un mille-feuille administratif avec ses 14 niveaux de gouvernement (État, entités, cantons et districts), 120 ministres et plus de 600 députés pour 3,5 millions d'habitants. L’Accord de Dayton a mis fin à la guerre mais également institutionnalisé d’importantes lourdeurs administratives et une division ethnique du pays. Des discriminations notoires ont été soulignées par la Cour européenne des droits de l'homme qui a rendu plus de 400 jugements contre la Bosnie-Herzégovine et estimé que la Constitution de Bosnie-Herzégovine était fondamentalement incompatible avec les droits de l'homme. En effet, le système politique introduit avec la Constitution est un système de partage du pouvoir entre trois groupes ethniques : les Croates, les Bosniaques et les Serbes, qui sont désignés comme "nations constituantes". Tous les autres groupes relèvent de la catégorie "Autres". La présidence de la Bosnie-Herzégovine est composée de trois membres : un Bosniaque, un Serbe et un Croate, qui sont élus pour 4 ans et alternent à tour de rôle à la tête de la présidence collégiale, pour des périodes de huit mois. À titre d'exemple, une personne se déclarant comme "Bosnie", c’est-à-dire citoyen de la Bosnie-Herzégovine sans distinction religieuse ou ethnique, ne pourra pas être élu à la présidence de la Bosnie-Herzégovine car faisant partie de la catégorie des "Autres". La situation est identique pour les membres d’autres communautés minoritaires (les roms, les juifs, etc.)[2].

Un autre exemple de discrimination et de ségrégation concerne le système éducatif en vigueur dans certains cantons de la Fédération de Bosnie-Herzégovine à la population majoritairement croate. Ce système couramment appelé "deux écoles sous un même toit" est basé sur une division des élèves selon leur appartenance ethnique. Au sein d’une même école, les enfants bosniaques et croates suivent des cours séparés selon des programmes d’enseignement différents, notamment celui de l’histoire. Les élèves sont en outre séparés physiquement et utilisent des entrées différentes afin qu’ils ne puissent pas se côtoyer au sein de l’école. La Cour suprême de la Fédération de Bosnie-Herzégovine a rendu une décision exigeant l'abolition de ce système, néanmoins elle n'est toujours pas appliquée.

Depuis la signature de l’Accord de paix, on peut en revanche souligner quelques réformes positives, avec la création d'organes de sécurité au niveau de l’État (Police aux frontières, Forces armées, Agence de renseignement et de sécurité, Administration des impôts indirects, Agence d'État pour les enquêtes et la protection - SIPA) et la réforme du système judiciaire, avec la création du Haut Conseil de la magistrature, de la Cour nationale de justice et du Bureau du procureur national. Toutes ces institutions ont été créées avec le soutien de la communauté internationale et du Bureau du Haut Représentant de l'OHR[3], qui a souvent dû user de ses pouvoirs et imposer certaines lois ou destituer les leaders politiques bloquant ces processus.

 

Face à la Russie impliquée dans une guerre hybride dans les Balkans occidentaux, la Bosnie est l'un des pays les plus fragiles de la région.

Depuis 2006, on observe un manque d’intérêt croissant de la part des nations occidentales pour la Bosnie-Herzégovine, ce qui a ouvert la voie au renforcement de l’influence d’autres pays, notamment la Chine, la Russie, l’Arabie saoudite et la Turquie. Les activités de la Russie se sont particulièrement intensifiées en Republika Srpska depuis le début de la guerre en Ukraine. Durant les deux dernières années, le Président de l’entité serbe Milorad Dodik a rencontré le Président russe Vladimir Poutine à quatre reprises. Leur dernière réunion a eu lieu le 21 février 2024, lors de laquelle le Président de la Republika Srpska a été décoré par le Président russe de la médaille de l'ordre d’Alexandre Nevski, une des plus hautes décorations russes, pour sa "grande contribution au développement de la coopé-ration entre la Fédération de Russie et la Bosnie-Herzégovine, et pour le renforcement du partenariat avec la Republika Srpska". Cette décoration a également été attribuée au Président de la Serbie Alek-sandar Vučić et au Président de la Biélorussie Aleksandar Loukachenko. Deux jours avant la rencontre avec le Président russe, le 19 février 2024, M. Dodik avait rencontré le Président biélorusse Aleksandar Loukachenko. Il entretient également des liens étroits avec le Premier ministre hongrois Viktor Orban ainsi qu'avec le Président serbe Aleksandar Vučić et Aleksandar Vulin, qu'il a nommé Sénateur de Republika Srpska fin 2023. Au cours de sa carrière politique, A. Vulin a occupé les postes de ministre de la Défense de Serbie, ministre de l’Intérieur de Serbie et directeur de l'Agence de sécurité et d'infor-mation - BIA. Lui aussi invité fréquent de Moscou, il a été décoré par le directeur du FSB, le Général d'armée Alexandre Bortnikov, pour "son professionnalisme exceptionnel et sa contribution à la coo-pération des services serbes et russes". En juillet 2023, les États-Unis ont imposé des sanctions à A. Vulin en raison de son implication dans le crime organisé international, le trafic de drogue, mais aussi pour ses liens avec la Russie. Peu de temps après ces sanctions, il a démissionné de son poste de directeur du BIA, déclarant qu'il ne mettrait pas en péril les résultats des élections d'A. Vučić et de son parti lors des élections qui ont suivi en Serbie.

Des sanctions américaines ont également été imposées à l’encontre de représentants au sein du pouvoir exécutif et législatif qui occupent pourtant toujours des postes à responsabilité. En ce qui concerne la situation sécuritaire en Bosnie-Herzégovine, il faut savoir que ce pays possède encore un grand nombre d'armes illégales provenant de la guerre. Il y a en outre environ 50000 chasseurs enregistrés dans les deux entités, ainsi qu'un grand nombre d'agences de sécurité, de forces de police de réserve ainsi que des unités de police régulières, des organisations non gouvernementales qui se présentent comme humanitaires mais qui agissent comme des organisations militantes sous le patronage de la Russie ainsi que des organisations islamiques radicales. Il faut également prendre en compte le niveau élevé de corruption, les liens étroits qu’entretiennent les dirigeants avec le crime organisé, comme en témoigne l’affaire de l'application cryptée Sky-ECC, la route des migrants qui passe par la Bosnie-Herzégovine, les événements politiques mondiaux et l’émigration de la population jeune et instruite. Quasiment tous les dirigeants de Republika Srpska sont actuellement sous le coup de sanctions américaines et britanniques pour des faits de corruption, de criminalité et de non-respect de l'Accord de paix de Dayton. Des sanctions américaines ont également été imposées à l’encontre de représentants des partis nationalistes bosniaques. Un grand nombre de personnes visées par ces sanctions occupent pourtant toujours des postes à responsabilité au sein du pouvoir exécutif ou législatif.

Face à la Russie impliquée dans une guerre hybride dans les Balkans occidentaux, la Bosnie est l'un des pays les plus fragiles de la région. Les nations occidentales doivent donc affirmer leur intérêt stratégique afin d'empêcher les tentatives de démantèlement du pays qui pourraient avoir de lourdes conséquences en matière de sécurité, tant pour les Balkans que pour l'Union européenne. À l'occasion de sa visite en Bosnie-Herzégovine le 4 mars 2024, la ministre allemande des Affaires étrangères, Annalena Baerbok, a estimé que l'inclusion des six pays des Balkans occidentaux dans l'Union européenne était une "nécessité géopolitique" qui rendrait l'Europe plus forte face à l'opération militaire russe en Ukraine : "Nulle part en Europe, nous ne pouvons tolérer de zones grises et nous devons, ensemble, faire tout ce qui est en notre pouvoir afin de colmater les brèches pouvant être utilisées par la Russie pour sa politique de déstabilisation, de désinformation et de subversion".

Dzenan Jusufovic

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[1] L'accord a été paraphé le 21 novembre 1995 à Dayton et a été officiellement signé à Paris le 14 décembre 1995 par les Présidents serbe (Slobodan Milošević), croate (Franjo Tuđman) et bosniaque (Alija Izetbegović).

[2] Voir notamment l’Arrêt "Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine" du 22.12.2009, où la Cour européenne des droits de l’homme a jugé discriminatoires les dispositions constitutionnelles instaurées par les accords de paix de Dayton selon lesquelles seules les personnes appartenant aux "peuples constituants" (Bosniaques, Croates ou Serbes) sont éligibles à la présidence tripartite et au Sénat.

[3] Le Bureau du Haut Représentant pour la Bosnie-Herzégovine - OHR est une institution créée par les accords de Dayton et chargée, au nom de la communauté internationale, de superviser la mise en oeuvre des aspects civils de l’Accord de paix.

03/04/2024

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