La lutte contre le narco-trafic international, une invitation à la thalassopolitique ?

31/10/2021 - 6 min. de lecture

La lutte contre le narco-trafic international, une invitation à la thalassopolitique ? - Cercle K2

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Florian Manet est Colonel de gendarmerie, Essayiste, Chercheur associé à la chaire de géopolitique de Rennes School of Business, Auteur du Crime en bleu, essai de thalassopolitique (éd. Nuvis). 

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Le vendredi 1er octobre 2021, une rocambolesque interpellation est conduite à hauteur d’Yvetot par les gendarmes normands, mettant fin à une prise d’otage du conducteur d’un poids lourd chargé de crevettes en provenance d’Équateur. Ce véhicule sortait du port maritime du Havre.

De même, dans la nuit de dimanche 10 à lundi 11 octobre 2021, un commando pénètre, en force, dans le port maritime de Dunkerque et séquestre l’équipage du Trudy, un vraquier battant pavillon du Liberia, au mouillage, après une navigation transatlantique.

Quels liens entre ces deux situations pour le moins surprenantes ? Comment expliquer une telle violence au cœur des grands ports maritimes français ?

Au-delà des seules connections maritimes internationales offertes par ces ports de la Mer du Nord, ces deux affaires possèdent, en réalité, un point commun : l’importation illicite de produits stupéfiants qui met les interfaces portuaires européens sous forte pression. Ces actes de violence caractérisée commis sur le territoire français illustrent une réalité géopolitique projetée sur les littoraux français qu’il convient de décrypter avec méthode.

Reprenons ces deux événements en détail.

 

Le "rip on – rip off" ou la contamination des flux marchands maritimes

Le 1er octobre 2021, un porte-conteneurs en provenance d’Amérique du Sud fait escale au grand port maritime du Havre et décharge des conteneurs, ces amphores contemporaines, unité de base du commerce international. Dans un ballet minutieusement orchestré, les grues portuaires chargent et déchargent tandis que des poids-lourds emportent leur fret vers les clients désignés dans toute l’Europe.

Or, ces conteneurs peuvent aussi "être contaminés" par des substances illicites conditionnées et introduites à l’insu de leur légitimes expéditeurs, au port de départ le plus souvent. Cette technique qualifiée de "rip on – rip off" suppose une organisation criminelle particulièrement rodée et élaborée. Pour elle, l’enjeu est, d’une part, de pénétrer les chaînes d’approvisionnement globalisé, aussi bien au départ qu’à destination, et, d’autre part, de s’assurer de la localisation, de la sécurité et de la disponibilité du fret illicite sur l’ensemble du flux marchand. En l’espèce, cette prise d’otage du conducteur du poids lourd devait, probablement, assurer la récupération des sacs de cocaïne dissimulés entre deux caisses de crevettes surgelées parmi les 25 tonnes de ce chargement licite.

Ces colis "clandestins" ont, selon toute vraisemblance, été chargés en Équateur, le principal débouché maritime du premier producteur mondial de cocaïne, la Colombie. On peut, ensuite, aisément imaginer qu’un grain de sable se soit glissé dans cette organisation transcontinentale au port du Havre, interdisant la récupération de l'"or blanc". Au total, plus 680 kilogrammes de cocaïne à haut degré de pureté ont été saisis par les gendarmes, ce qui correspond à une valeur marchande estimé à... 30 millions d’euros.

 

La flotte de commerce, vecteur malgré lui de trafics illicites transocéaniques ?

Le deuxième événement met en scène le vraquier Trudy en route vers les ports belges du "Northern Range", cette rangée portuaire nord européenne, véritable poumon du commerce international du Vieux continent. Ce navire battant pavillon du Liberia devait, notamment, livrer de la craie. Long de 180 mètres, il avait quitté le 4 septembre 2021 le port fluvial de Mugumba, situé au nord du Brésil, au cœur de la forêt amazonienne avant d’escaler au port maritime d’Uruba, dans l’État de Bahia au sud du Brésil. Le 1er octobre 2021, suite à un contrôle opéré, en mer, par les douanes françaises, 1,1 tonne de cocaïne a été découverte, dissimulée dans l’infrastructure du navire. Soucieux de reprendre possession de la cocaïne, un commando déterminé a pris en otage l’équipage de substitution immobilisé à bord du Trudy. Ce dernier était en attente dans le port maritime de Dunkerque pour permettre la poursuite de l’enquête judiciaire.

 

L’eldorado européen, objectif des narco-trafiquants sud américains ?

Ces deux cas illustrent, chacun à leur manière, les modes opératoires sophistiqués mis en œuvre par des organisations criminelles transnationales spécialisées dans l’exportation / l’importation de substances psychotropes illicites à destination du marché européen.

Le marché criminel européen des drogues est en bonne santé. Les organismes européens spécialisés comme l’European Monitoring Centre for Drugs and Drug Addiction évaluaient son chiffre d’affaires à 30 milliards d’euros pour l’exercice 2017. La cocaïne y représente plus de 30 % des parts de marché. La clientèle est ancrée dans les pays ouest-européens avec près de 87 % des consommateurs européens même si de "nouveaux entrants" émergent actuellement plus à l’Est. Les taux de pureté du produit estimés oscillent, en moyenne, entre 50 et 70 %. Ils témoignent des connections efficaces entre les transformateurs et les clients. En creux, ils suggèrent, aussi, les enjeux sanitaires d’une addiction systémique. Sans négliger, par ailleurs, les réalités d’ordre public, comme nous le rappellent ces deux derniers événements.

 

Une production de coca en expansion dans les pays andins

Subissant de plein fouet la désorganisation des expéditions conteneurisées par voie maritime générée par la pandémie, les organisations criminelles s’efforcent, néanmoins, de trouver un débouché lucratif à une production de la feuille de coca en expansion. La production mondiale, estimée à plus de 2000 tonnes par an, est concentrée dans trois pays d’Amérique du Sud : la Bolivie, le Pérou et la Colombie. Transformée en pâte dans des laboratoires clandestins, elle se diffuse, méthodiquement, dans les canaux de contrebande, empruntant tous les modes de transport, même les plus inimaginables. Conteneurs maritimes, navires marchands ou de plaisance affrétés ou contaminés, "narco-sub" ou sous-marins artisanaux dédiés, avions et… l’homme, quand celui-ci marchande son "enveloppe corporelle" en tant que mule. Qu’il soit industriel ou en mode fourmis, ce trafic irréversible épouse les contours et facilités offertes par des chaînes logistiques globalisées. Avec lui, se dessine une cartographie multimodale de la logistique internationale, car le trafic international de produits stupéfiants est avant tout une opération logistique, veillant à assurer la fluidité entre le producteur et le consommateur, coordonnant de multiples intermédiaires d’un continent à l’autre, jonglant avec les contraintes et réalités sécuritaires ou judiciaires des pays d’escale ou de destination.

 

Le narco-trafic, révélateur de la thalassopolitique ?

Le trafic international de cocaïne exprime, aussi, à sa guise, une vision de la géopolitique, ou plus précisément de la thalassopolitique, cette analyse des relations internationales centrées sur les espaces et vecteurs océaniques. Par sa navigation transocéanique, le Trudy nous livre un focus sur les réalités sud-américaines qu’il projette sans détour sur nos littoraux.

Point de départ de ce périple, le port fluvial de Mugumba est au cœur de l’Amazonie, cette immensité forestière tropicale vaste de 5,5 millions de kilomètres carrés, soit 10 fois la superficie de la France métropolitaine. C’est un trait d’union jeté entre la Colombie, le Pérou, la Bolivie, la Guyane française et le Brésil, authentique pays-continent. Long de près de 7 000 kilomètres, le fleuve Amazone et son bassin versant irriguent ces espaces au-delà des frontières nationales. Mieux encore, unique voie de communication, il facilite l’acheminement de produits illicites - comme la cocaïne - vers les sentinelles de la globalisation économique que sont les ports fluviaux et maritimes. Ces artères naturelles compriment les distances et rapprochent les acteurs de cette chaîne logistique. Accueillir le Trudy dans nos ports, c’est véritablement s’immerger dans la thalassopolitique sud-américaine. C’est aussi admettre ses effets sur notre territoire. Alors, il convient de chausser les bonnes lunettes pour appréhender avec justesse cette réalité projetée à nos pieds.

 

Des thalassocraties criminelles agissantes à travers les océans

Agissant telles des thalassocraties, ces organisations criminelles transnationales appréhendent avec intelligence les immenses potentialités de la mondialisation, leur permettant de rallier les marchés de consommation identifiés, notamment, en Europe. Rappelons que 90 % des marchandises sont acheminées par voie maritime et que nos économies sont, de ce fait, très largement maritimisée. Au-delà de leurs emprises exercées sur certaines franges de la population, ces organisations transnationales témoignent, aussi, de leur puissance économique incontestable. Quel acteur économique licite est-il capable, aujourd’hui, de digérer 30 millions d’euros de préjudice lors d’une seule et même transaction ? Cette concentration du risque sur un acheminement de marchandises souligne leur détermination à collecter les gains espérés. Mais cela témoigne aussi, d’une certaine façon, d’une confiance absolue en leur mode opératoire.

Florian Manet

31/10/2021

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