La thalassocratie criminelle, perturbateur démasqué de la croissance bleue ?

02/07/2020 - 6 min. de lecture

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Florian Manet est Colonel de gendarmerie, essayiste, auteur du « Crime en bleu, essai de thalassopolitique », ed. NUVIS.

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Interception au large des côtes atlantiques de l’Espagne d’un sous-marin transportant de la cocaïne, arraisonnements réguliers, dans les eaux territoriales de la Guyane française, de tapouilles, bateaux de pêche sud-américains, prise d’otage de 6 membres d’équipage du PANOFI FRONTIER à 61 nautiques du port de Cotonou (Bénin) le 23 juin 20… Ainsi, s’exprime, de nos jours, une criminalité spécifique agissant sur les gens de mer et impactant des économies tributaires du fait maritime. Pâtissant d’un déficit conceptuel, l’analyse butte aussi sur un chiffre noir qui dissimule cette réalité préoccupante derrière les atouts d’une maritimisation heureuse. Ancestrale mais toujours actuelle, cette action humaine malveillante tire ses origines de la piraterie maritime qui sévissait, notamment, en méditerranée lors de l’Antiquité. Du fait de l’intérêt croissant porté aux espaces océaniques, encouragé par le progrès technologique, le panel des modes opératoires s’est diversifié, complexifié et globalisé. A tel point qu’émerge une thalassocratie criminelle, c’est-à-dire des syndicats du crime qui tirent puissance et influence corruptrice de leurs activités illicites en lien avec la mer et connectées avec les marchés criminels à terre. Convoquer la criminologie pour étudier les ressorts cachés de la maritimisation constitue, certes, une démarche originale. Mais cette étude de l’action humaine malveillante en souligne les enjeux fondamentaux pour l’humanité et la stabilité des équilibres mondiaux. Elle stimule la réflexion sur les fragilités d’organisations humaines interdépendantes dont la résilience réside dans celle de son maillon le plus faible. Découvrons alors, ce qui se cache sous le dioptre de la maritimisation: une zone grise, une bulle criminelle qui enfle et qui nourrit un capitalisme criminel international.

 

L’économie bleue, otage de la criminalité organisée ?

L’exploitation maritime séduit, par construction, les opérateurs illicites. Insertion dans des liaisons internationales, faible coût du transport maritime, massification d’un fret standardisé dans de grandes unités, interconnexion multimodale et nodalité portuaire au sein de la supply chain, caractère déclaratif des manifestes autorisant la circulation des biens, telles en sont les principaux atouts facilitant l’opacification des transactions et la dilution du capital-risque propre à l’économie illicite. Dans ce contexte, prospère une économie grise qui démultiplie son profit par le vecteur maritime ou sur les 370 millions de kilomètres carrés des océans où la pression étatique ne met guère en péril ses activités. Concrètement, la thalassocratie criminelle dissimule sa contrebande de produits stupéfiants, volés, contrefaits ou sous embargo dans les 9 milliards de tonnes de fret maritime annuel, un volume qui a doublé en 20 ans. Comment alors garantir l’intégrité et la régularité des 210 000 EVP ( équivalent vingts pieds) manutentionnnés chaque jour dans le monde ? Comment contrôler réellement les 20 000 EVP emportés par un porte conteneur soit un équivalent ferroviaire de 100 kilomètres ? Ce gigantisme de la globalisation économique illustre à lui seule le défi posé à la communauté internationale par cette criminalité maritime. Ainsi s’épanouissent des menaces discrètes, protéiformes, intenses et globales du fait d’une maritimisation irréfragable. Elles sont, aussi, hybrides car fruit de convergence entre des actions criminelles issues de la terre conjuguées à celles exercées en mer. Elles véhiculent aussi une réalité géopolitique tirée du pays de départ qu’elles projettent sur le pays de destination du fait des liaisons maritimes.

 

Un théâtre des opérations criminelles prolifique

Les espaces océaniques sont le lieu d’expression d’une criminalité organisée en recherche permanente de profit. Les richesses naturelles ou potentielles, contenues dans les eaux ou supportées par les océans, sont l’objet d’intenses convoitises. Fragile, l’écosystème maritime est victime d’une surexploitation de la ressource halieutique sous l’angle de la taille, du quota ou de l’espèce. La valeur des produits tirés de la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) est évaluée par INTERPOL à plus de 20 billions de dollars par an. Cette pression universelle compromet le renouvellement de la ressource halieutique. Au coeur de la souveraineté nationale, elle est susceptible de générer des tensions interétatiques. Le 15 mars 2016, les autorités argentines n’ontelles pas envoyé par le fond le Lu Yan Yuan Yu 010, chalutier chinois en action de pêche illégale dans ses eaux territoriales ? Outre les multiples fraudes fiscales ou sociales, la pêche INN s’accompagne de manquements aux règles de la navigation maritime comme de faits de traite d’êtres humains commis, par exemple, à bord de navires usines hauturiers. Le pirate, cet « ennemi du genre humain », transplante en merla violence illégitime. Illustrant le rapport inversé du faible au fort, un sommaire boutre somalien s’en prend à des tankers géants au service des majors. Incapable d’interdire la navigation maritime, il exerce, néanmoins, une menace diffuse sur de grands espaces stratégiques, imposant une reconfiguration des routes maritimes commerciales. La mer est donc tributaire de la stabilité des territoires côtiers comme en témoigne la recrudescence des actes de piraterie dans le Golfe de Guinée ou du Mexique, dans les archipels caribéens, en Asie ou au large du détroit de Bab el Maded. Mue par de seules motivations économiques, la piraterie se distingue d’actes de violence commis à des fins politiques. Qu’en est-il des scénarii de Bataclan sur mer, version maritime du terrorisme de masse ?

 

Les vecteurs maritimes, démultiplicateurs du capitalisme criminel ?

Instrument de la globalisation économique, le transport maritime connaît un développement sans précédent, augmentant sans cesse les capacités d’emport et multipliant les connections internationales. De même, les interfaces portuaires irriguent les hinterland par des hubs multimodaux. Dans ce contexte enthousiasmant, la criminalité organisée s’immisce dans les complexes mécanismes de la globalisation économique et s’incruste dans les rouages des chaînes d’approvisionnement. Ces organisations illicites agissent telle une hydre polymorphe, rapprochant des continents que séparent les océans. De fait, elles unissent un marché illicite mondial, connectant les zones de prédation ou de production aux foyers de consommation. Ainsi, des véhicules volés en île-de-France sont avantageusement revendus dans la bande sahélo-saharienne après un transit maritime, en conteneur, au départ de ports de la mer du Nord. Agile et très entreprenante, la thalassocratie criminelle exploite avec brio toutes les failles des organisations logistiques et des dispositifs réglementaires ou légaux. L’exemple le plus abouti demeure celui du narco-trafic international. Les enjeux financiers justifient toutes les audaces. Du slow mover du type voilier monocoque ou multicoques au navire de pêche, du sous-marin au porte-conteneurs, des torpilles soudées sur les oeuvres vives (partie immergée d’un navire) aux caches aménagées dans les superstructures sans oublier la dissimulation dans la cargaison conteneurisée, tout est envisagé. Restent deux opérations majeures à haut risque à conduire à l’insu de l’armement et des autorités portuaires : l’insertion du fret illicite sur ou dans le vecteur et sa récupération à destination. Il convient, en outre, d’évoquer une menace émergente qui dit aussi les bonds technologiques que connaît la construction navale et l’exploitation portuaire : la marétique ou les cyber-menaces ciblant le maritime. Elles cristallisent des tensions autour du navire, véritable site industriel flottant composé de multiples SCADA (système de télégestion de fonctionnalités). Jadis perçue comme un refuge pour les marins, la terre, lieu de maintenance des systèmes embarqués, devient un lieu où le ver malfaisant peut être embarqué à bord et déclencher ses effets destructeurs en mer. Des scénarii de prise de contrôle à distance de la propulsion ou de la barre d’un navire, en des points stratégiques, ne sont-ils pas envisagés ? Quid demain du navire autonome ? Le retour à la normal se négocie alors contre une substancielle rançon.

 

Faut-il craindre le spectre d’une désorganisation totale des chaînes d’approvisionnement ?

La globalisation repose sur une maritimisation d’échanges connectés avec des hinterland. Or, des fragilités identifiées dans des chaînes d’approvisionnement interdépendantes sont susceptibles de s’amplifier de manière universelle et de corrompre durablement un système commercial international comme l’a démontré à sa mesure la crise du Covid 19. La marétique affecte aussi le poumon portuaire. Le rançongiciel NOTPETYA avait infecté, le 27 juin 2017, quelques 50 000 terminaux de l’opérateur MAERSK répartis sur 600 sites de 130 pays. Il obligea à revenir à une gestion manuelle des manutentions de conteneurs. Au delà du délai nécessaire pour restaurer ses réseaux, les pertes supportées par MAERSK sont estimés à 300 millions de dollars. La criminalité organisée contemporaine s’inscrit dans la logique universelle de course à la mer. Avide de gain et d’influence, elle ne peut se détourner durablement des capacités jugées infinies qu’offrent les espaces océaniques comme les vecteurs maritimes. Or, acteur économique et géopolitique à part entière, la thalassocratie criminelle exploite insidieusement les lacunes du droit international de la mer dont les fondations ont été ratifiées à Montégo Bay le 10 décembre 1982. Ainsi, elle démultiplie sa capacité de déstabilisation des équilibres socio-économiques jusque dans les profondeurs des territoires.

 

Florian Manet

02/07/2020

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