Le droit pénal et la protection de l’espace maritime
26/11/2023 - 8 min. de lecture
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Olivier Marc Dion est Administrateur des affaires maritimes, Chef du bureau du contrôle des pêches à la Direction Générale des Affaires Maritimes, de la Pêche et de l'Aquaculture & Pierre-Henri Gout Avocat associé au sein du Cabinet FIDAL, Barreau des Hauts-de-Seine.
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Les propos émis dans cette publication restent propres à leur auteur et n'engagent pas le secrétariat d’État chargé de la Mer.
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Le droit pénal et la protection de l’espace maritime
Introduction
Avec près de 11 millions de km², la France possède le deuxième espace maritime mondial. A l’instar de la terre ferme, cet espace est l’objet d’infractions diverses qui peuvent, pour partie, être appréhendées par le droit pénal. Toutefois, le milieu maritime présente bien des particularismes qui rendent parfois compliquée, pour les justiciables, la compréhension des règles applicables… Et du côté de la puissance publique, les choses ne sont guère plus aisées avec une complexité de la carte judiciaire, une prégnance de normes internationales et un foisonnement d’infractions peu ou pas réprimées. Par-delà la question des moyens matériels et humains dont dispose l’État en mer pour assurer la protection de cet espace, il convient de s’interroger sur l’intelligibilité et l’efficacité des normes applicables. Après avoir accompli un sommaire état des lieux quant aux pesanteurs et complexités de notre droit (I), il sera opportun de mettre en lumière quelques pistes d’amélioration (II).
I. Les pesanteurs et complexités du droit français
A. L’appréhension de l’espace maritime par le droit pénal
En apparence, les choses peuvent paraître simples concernant l’application de la loi pénale dans l’espace : le droit pénal peut réprimer aussi bien les infractions commises sur le territoire de la République, incluant les espaces maritimes qui lui sont liés, que celles commises en dehors. Pour autant, sur le plan juridique, certaines situations peuvent présenter de sérieuses difficultés d’application. D’abord, la loi pénale française est applicable aux infractions commises sur le territoire français[1] et par extension aux infractions commises à bord des navires comme ceux de la marine marchande battant pavillon français, en quelque lieu qu'ils se trouvent. En substance, l'infraction commise à bord ou à l'encontre d'un navire français, civil ou militaire, en haute mer, est réputée commise sur le territoire français[2].
Mais les choses deviennent moins évidentes pour les infractions commises hors du territoire de la République. Le droit français prévoit que la loi pénale est applicable aux infractions commises au-delà de la mer territoriale, c’est-à-dire au-delà des 12 milles dès lors que les conventions internationales et la loi le prévoient[3]. Ces conventions organisent la compétence d’un État en haute mer soit dans le cadre de la lutte contre la criminalité organisée transnationale (terrorisme[4], piraterie[5] et trafics illicites y compris la traite d’êtres humains[6]), soit pour des infractions pouvant léser l’État côtier (essentiellement les atteintes à l’environnement, incluant la pêche[7]).
Une autre complexité existe s’agissant du dispositif de contrôle, car outre les pouvoirs de police générale des commandants des navires et aéronefs de l’État[8] et ceux des officiers de police judiciaire et agents des douanes[9], il repose sur des pouvoirs de polices spéciales qui visent précisément les infractions pouvant léser les intérêts de l’État côtier[10]. Exercés sous le contrôle du juge judiciaire, ces pouvoirs découlent principalement du Code des transports, du Code rural et de la pêche maritime et du Code de l’environnement, mais selon des dispositions partiellement harmonisées.
B. Un foisonnement de juridictions compétentes
Le traitement judiciaire des infractions se fait majoritairement dans un cadre de droit commun : beaucoup d’entre elles ne font l’objet d’aucune spécialisation avec un contentieux qui relève du tribunal judiciaire (TJ). Pour d’autres, le législateur a expressément prévu de les faire relever de juridictions spéciales comme le tribunal maritime (TM) : il en va ainsi pour certains délits maritimes prévus au Code des transports (réglementation applicable aux navires, à la navigation maritime, aux ports maritimes, aux gens de mer) et certains délits de droit commun prévus par le code pénal dès lors qu’ils sont connexes à un délit maritime (homicides et blessures involontaires, mise en danger, destructions, délit de fuite)[11].
D’autres infractions, essentiellement environnementales, relèvent, quant à elles, de juridictions différentes, comme les juridictions du littoral spécialisées (JULIS) en matière de pollution par les rejets de navire[12] ou des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) qui s’intéressent aux contentieux de grande complexité comme les délits d'atteintes au patrimoine naturel commis en bande organisée[13]. S’y ajoutent des pôles régionaux spécialisés en matière d’atteintes à l’environnement pour des affaires "complexes" marquées par leur technicité ou l’importance du préjudice occasionnés[14]. Au-delà des affaires "simplement complexes", les pôles interrégionaux spécialisés en matière d’atteinte à l’environnement et à la santé publique connaissent, par exemple, des affaires d'une grande complexité relatives à des produits destinés à l'alimentation de l'homme ou de l'animal[15], comme ceux liés aux ressources halieutiques. Quant à certaines catastrophes, notamment environnementales ou liées au transport de personnes, avec homicide et/ou blessures involontaires et pluralité de victimes, elles peuvent relever des pôles des accidents collectifs[16].
À cette complexité de l’ordre juridique interne s’ajoute la concurrence de juridictions d’États différents dès lors qu’une infraction est commise à partir d’un navire, en dehors des eaux territoriales. Par exemple, la Convention des Nations Unies pour le droit de la mer prévoit la compétence exclusive de la juridiction pénale de l’État du pavillon "en matière d’abordage ou en ce qui concerne tout autre incident de navigation maritime"[17], mais il existe des exceptions et la jurisprudence sur ce point évolue[18]. Hors des eaux territoriales, elle prévoit expressément une possibilité de compétence concurrente de l’État côtier pour réprimer des infractions dont les conséquences s’étendent à son territoire, ce qui a déjà été mis en œuvre par la France[19].
II. Les pistes d’amélioration en faveur d’une répression juste et efficace
A. Renforcer les effectifs des juridictions spécialisées
Si le dispositif juridique visant à constater et faire cesser les infractions en mer a été récemment modernisé et repose sur une complémentarité entre police générale et polices spéciales, il n’en est pas de même du dispositif répressif. Les infractions constatées en mer ne représentent qu’une faible proportion des affaires appelées devant les juridictions de droit commun et ne donnent que rarement lieu au prononcé de peines d’emprisonnement ferme.
Les TM et JULIS, seules juridictions spécialisées dans le maritime, disposent de moyens limités. Ainsi, le ministère public y est assuré par un magistrat du TJ en plus de ses fonctions habituelles. Pour les TM, chacun assure seulement trois à quatre audiences dans l’année. Et la méconnaissance de cette juridiction spéciale a parfois conduit des juridictions de droit commun à traiter d’infractions maritimes… et des autorités administratives à envoyer des procès-verbaux à des tribunaux incompétents. Pour les pollutions maritimes, les JULIS, nonobstant leur jurisprudence dissuasive[20], sont peu saisies. Par exemple, en 2019, pour la façade maritime de la Manche et de la mer du Nord, première voie de trafic maritime du monde, seuls trois navires ont été immobilisés par le parquet.
C’est donc un renforcement des moyens humains des TM et JULIS qui devrait être sérieusement envisagé afin de traiter un volume plus important d’affaires, dont les plus graves.
B. Sanctionner plus efficacement les auteurs d’infractions
Une meilleure utilisation des dispositions législatives et réglementaires existantes permettrait de fournir, à moyens constants, une réponse pénale plus efficace.
Alors que de nombreuses juridictions sont engorgées avec des délais d’audiencement à rallonge, la Chancellerie pourrait encourager le ministère public à recourir plus fréquemment aux comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), comme alternative au procès pour les personnes physiques et aux conventions judiciaires d'intérêt public (CJIP) pour les personnes morales. Pour rappel, celles-ci visent à apporter une réponse pénale rapide sans tenir une audience correctionnelle. Elles permettent de régler un litige par le biais d’une « transaction » avec le procureur pour des délits prévus par le code de l'environnement comme la pollution des eaux marines et voies ouvertes à la navigation maritime ou les atteintes à la conservation d'habitats naturels[21]. Le recours à cette procédure est avantageux pour les entreprises : l’action publique n’est pas engagée et ni l’accord avec le procureur ni sa validation n’impliquent une déclaration de culpabilité ou n’ont la valeur d’un jugement de condamnation. Ainsi, il n’y a pas d’inscription au casier judiciaire, évitant que des entreprises soient privées d’un accès aux marchés publics.
Au-delà des sanctions pénales, le traitement de certains faits pourrait être effectué par le biais de sanctions administratives proportionnées. Ce dispositif est aujourd’hui mis en œuvre en matière de pêche[22] avec l’application, par l’administration, d’amendes calculées en fonctions de la valeur des produits pêchés en fraude, mais aussi et surtout de suspensions de licences de pêche. Ce dispositif a montré son efficacité pour diminuer la pêche en zone interdite et le braconnage d’espèces protégées en Manche et mer du Nord. Si les suspensions de licences permettent d’avoir un effet coercitif sur les navires battant pavillon français, les saisies à quai et les fortes amendes sont les seuls leviers pour agir sur le comportement de navires étrangers.
Parallèlement, un recours systématique pourrait être fait aux procédures disciplinaires[23], en permettant aux directions interrégionales de la mer de réunir régulièrement une formation locale du conseil de discipline des marins et des pilotes. Ces enquêtes ne peuvent néanmoins concerner que les marins français…
Enfin, pour les infractions les moins graves portant atteinte à l’environnement marin, souvent commises par des particuliers, l’introduction d’amendes forfaitaires[24] permettrait un traitement de masse, directement par les unités de contrôle.
Autant de pistes d’amélioration dont il serait opportun d’étudier les effets potentiels aux fins d’améliorer la répression des atteintes à l’espace maritime dont la préservation, à l’heure du changement climatique, devrait devenir une véritable cause nationale.
Olivier Marc Dion & Pierre-Henri Gout
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[1] Art. 113-2 c. pén.
[2] Art. 113-3 c. pén.
[3] Art. 113-12 c. pén.
[4] Convention portant statut de la Cour pénale internationale, adoptée à Rome le 17 juillet 1998.
[5] Art. 100 et s. CNUDM
[6] Art. 99 et 108 CNUDM ; Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, dite « convention de Palerme » (2000).
[7] Art. 194 CNUDM et diverses conventions dont la convention MARPOL (1973).
[8] Art. L. 1521-2 et s. c. déf.
[9] Art. 60, 62 et 63 c. douanes.
[10] Et non le seul domaine public maritime, limité aux eaux territoriales et protégé par le régime de la contravention de grande voirie (art. L. 218-31 c. env.).
[11] Loi du 17 décembre 1926 relative à la répression en matière maritime, art. 3.
[12] Art. 706-107 CPP.
[13] Art. 706-73-1, 7° CPP.
[14] Art. 706-2-3 CPP.
[15] Art. 706-2 CPP.
[16] Art. 706-176 CPP.
[17] Art. 97 CNUDM.
[18] Cour permanente d’arbitrage – 21 mai 2020 > Navire Enrica Lexie n°2015-28, in Frédéric SCHNEIDER, "Problèmes juridiques posés par l’intervention d’une équipe de protection embarquée pour lutter contre la piraterie (affaire de l’Enrica Lexie)", Droit maritime français n°831, janvier 2021, pp. 75-89.
[19] Art. 28 CNUDM ; Cass. crim., 24 septembre. 2019, n° 18-85.846.
[20] La JULIS de Brest a ainsi régulièrement prononcé des amendes égales ou supérieures à un million d’euros. Patrick Chaumette, "De l’interprétation de l’article 228 CNUDM. Thisseas : Pollution marine dans la ZEE, poursuites pénales", Neptunus e.revue, vol.26, 2020/1.
[21] Art. L. 415-3 c. env.
[22] Art. L. 946-1 CRPM et art. 92 R(CE) n° 1224/2009 du 20 novembre 2009.
[23] Art. R. 5524-6 c. transp.
[24] Dans le cadre de l’article R. 48-1 CPP.
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