Le Sahel post-France

03/07/2025 - 8 min. de lecture

Le Sahel post-France - Cercle K2

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Imen Chaanbi est experte en géopolitique et veille stratégique.

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Pendant des décennies, le Sahel a constitué un espace d’influence privilégié pour la France, héritage direct de la période coloniale et des réseaux dits « Françafrique[1] ». Cette domination s’est traduite par une présence militaire continue et des partenariats sécuritaires structurants. Les opérations militaires françaises, telles que Serval (2013) au Mali, puis Barkhane (2014-2022), ont illustré l’engagement de Paris dans la lutte contre les groupes jihadistes dans la région.

Parallèlement, la France a soutenu la création du G5 Sahel, une coalition régionale regroupant le Mali, le Niger, le Burkina Faso, la Mauritanie et le Tchad, pour coordonner la réponse sécuritaire et le développement. Jusqu’à récemment, la France disposait de bases stratégiques au Tchad, au Mali, au Niger et au Burkina Faso, avec jusqu’à 5 000 soldats déployés au plus fort de l’opération Barkhane. 

Un bouleversement géopolitique

Depuis 2022, la situation géopolitique du Sahel a connu un tournant majeur. Sous la pression de plusieurs gouvernements militaires et d’une opinion publique de plus en plus hostile à la présence française, Paris a été contrainte de retirer progressivement ses troupes de la région. Le Mali a exigé le départ immédiat des forces françaises en 2022, suivi par le Burkina Faso, le Niger et la Centrafrique.

Le 30 janvier 2025, la France a officiellement quitté le Tchad, son dernier bastion au Sahel, mettant fin à plus d’un demi-siècle de présence militaire continue.

Le Sénégal négocie également le départ des troupes françaises d’ici fin 2025, et la Côte d’Ivoire réduit les effectifs français sur son territoire.

Ce vide sécuritaire a été rapidement comblé par l’arrivée de mercenaires russes, notamment du groupe Wagner[2], qui ont noué des partenariats sécuritaires avec les juntes au pouvoir au Mali, au Burkina Faso et en Centrafrique. Ces acteurs russes offrent des services de protection rapprochée, de formation militaire et d’appui direct aux forces locales, en échange de concessions minières ou d’autres avantages stratégiques. Cette reconfiguration traduit un basculement du centre de gravité sécuritaire du Sahel, où la Russie devient un acteur incontournable.

Une recomposition sahélienne : l’émergence de l’Alliance des États du Sahel (AES)

Face au vide laissé par le retrait français et à l’inefficacité perçue des cadres régionaux traditionnels comme la CEDEAO ou le G5 Sahel, le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont fondé en septembre 2023 l’Alliance des États du Sahel (AES), scellant un pacte de coopération militaire, économique et politique[3]. En juillet 2024, les leaders militaires du Burkina Faso, du Mali et du Niger ont signé le traité créant la Confédération Alliance des États du Sahel (AES), une coalition de défense et de sécurité regroupant 70 millions de personnes sur plus de 2,7 millions de km².

Cette alliance constitue bien plus qu’un simple accord de défense. Celle-ci acte une rupture assumée avec la France, ses institutions, et les principes démocratiques libéraux occidentaux.

Par ailleurs, elle repose sur une vision de souveraineté radicale, marquée par la volonté de construire des solutions « africaines » aux problèmes sahéliens[4].

Elle s'appuie sur de nouveaux partenaires stratégiques, principalement la Russie (via Wagner), mais aussi la Turquie et certains États du Golfe. 

Une compétition entre puissances : le nouveau Grand jeu sahélien

Le retrait français a également ouvert la voie à une diversification des partenariats internationaux dans le Sahel. Plusieurs puissances émergentes intensifient leur présence économique, diplomatique et sécuritaire.

Tout d'abord, la Chine investit massivement dans les infrastructures (routes, barrages, télécommunications) et l’exploitation minière, notamment au Niger et au Mali. Pékin fournit également du matériel militaire et des formations à certaines armées sahéliennes. À la suite du retrait par le gouvernement nigérien du permis d’exploitation de la mine d’uranium à l’entreprise française Orano, la China National Nuclear Corporation a repris l’ensemble des activités[5].

Ensuite, la Turquie renforce sa coopération militaire avec le Niger et le Burkina Faso, tout en développant une diplomatie religieuse et éducative à travers la construction de mosquées, d’écoles et l’octroi de bourses universitaires. Ainsi, la Turquie et le Tchad ont signé un accord de coopération militaire visant à renforcer la sécurité régionale face aux menaces transfrontalières. L’accord prévoit la construction d’une base militaire turque à Abéché ainsi que la formation de l’armée tchadienne à l’utilisation d’équipements militaires turcs, notamment les drones Bayraktar TB2, les avions de combat HÜRKUŞ et les drones de reconnaissance ANKA-SİHA.

L'Inde de son côté s’implique dans des projets agricoles et énergétiques, notamment au Mali et au Niger, et cherche à sécuriser ses approvisionnements en uranium[6].

Du côté libyen, le maréchal Khalifa Haftar[7] et les pays de l’AES (Niger, Mali, Burkina Faso) partagent des objectifs communs de lutte contre le terrorisme et les trafics illicites. Une première visite du ministre de l’Intérieur nigérien a abouti à des accords sécuritaires et économiques. La coopération se concentre sur la lutte contre le trafic de migrants, d’armes et de drogues, notamment dans le nord du Niger. Le gouvernement de Haftar, avec l’appui de la Russie, a déjà démantelé des cellules terroristes et pourrait fournir équipements, formateurs et soutien militaire. Un déploiement conjoint à la frontière, notamment via la base de Madama, est envisagé.

La Russie, la Chine et la Libye projettent de créer un corridor maritime reliant la Cyrénaïque (ports de Benghazi, Tobrouk, Susah) aux pays du Sahel. Ce corridor comprendra une autoroute et une ligne de chemin de fer reliant la Libye au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Une zone franche sera établie à Koufra pour faciliter les exportations. Ce projet permettra notamment au Niger d’éviter les ports de Cotonou et Lomé, réduisant ainsi les coûts et les délais de transport. Le projet « From Yaoundé to Tobrouk » permettra de désenclaver les pays de l’AES notamment le Niger et le Tchad.

Parallèlement, la Russie, à travers Rosatom, ambitionne de reprendre l’exploitation des sites d’uranium au Niger et de construire des centrales nucléaires pour remédier aux coupures d’électricité, renforçant ainsi son ancrage stratégique dans la région.

L’Algérie, quant à elle, réoriente sa stratégie au Sahel en renforçant sa coopération avec le Niger, le Tchad et le Burkina Faso dans les domaines sécuritaire, économique et énergétique. Elle soutient la lutte antiterroriste au Niger, développe des projets industriels et énergétiques, et promeut des infrastructures pour désenclaver la région[8].

Dans sa vision pour une « Afrique forte et audacieuse »[9], le Maroc vise à faciliter l’accès des pays du Sahel à l’océan Atlantique en renforçant leur intégration régionale. Il met à disposition ses infrastructures routières, portuaires et ferroviaires, et a signé plusieurs accords économiques, de défense et culturels avec les pays de l’AES. Cette stratégie s’inscrit aussi dans un contexte géopolitique marqué par la crise entre le Mali et l’Algérie, qui pourrait renforcer la position marocaine sur le Sahara occidental.

L’Iran développe progressivement son influence dans la région sahélienne, principalement à travers des liens politiques et religieux visant à étendre sa sphère stratégique. Bien que majoritairement sunnite, le Sahel pourrait voir apparaître des relais chiites ou pro-iraniens, notamment via certains groupes non étatiques. Sur le plan économique, Téhéran cherche à renforcer ses relations bilatérales, notamment dans l’agriculture et l’énergie, malgré un contexte d’isolement international. Cette présence iranienne s’inscrit aussi dans une rivalité régionale élargie avec les puissances sunnites du Golfe, contribuant à complexifier la dynamique géopolitique sahélienne.

Enfin, les pays du Golfe (Arabie saoudite, Qatar, Émirats arabes unis) multiplient les investissements dans l’agriculture, l’immobilier et les infrastructures, tout en finançant des projets religieux et humanitaires, en particulier au Tchad et au Niger. Ainsi, l’Arabie Saoudite, déjà active au Niger via des actions caritatives, cherche à accroître son influence politique au Sahel. Au Mali, elle soutient l’imam Mahmoud Dicko, membre de la Ligue islamique mondiale, qu’elle considère comme un « homme de paix »[10]. L’objectif saoudien est de contenir l’influence du Qatar et de s’imposer comme un acteur politique majeur dans la région, notamment au Tchad.

Ces nouveaux acteurs proposent des partenariats moins conditionnés que ceux de la France ou de l’Union européenne, ce qui séduit des régimes soucieux de préserver leur souveraineté et d’attirer des investissements sans contreparties politiques lourdes.

Un avenir incertain : la France face à la recomposition diplomatique au Sahel

La décennie à venir s’annonce incertaine pour les relations entre la France et les pays du Sahel. Plusieurs scénarios sont envisageables :

Le premier est un scénario de rupture dans lequel la France pourrait voir son influence continuer à s’effriter, cantonnée à un rôle marginal, tandis que la Russie, la Chine et d’autres puissances s’imposeraient comme partenaires de référence dans la durée.

Le deuxième est un scénario de redéploiement dans lequel Paris pourrait tenter de reconstruire des partenariats sur de nouvelles bases, moins militaires et plus axées sur la coopération économique, l’éducation ou la culture, en s’appuyant sur la société civile et les diasporas présentes sur son territoire.

Le troisième est un scénario de retour en force en cas de dégradation majeure de la sécurité régionale. Certains États sahéliens pourraient solliciter à nouveau un appui français face à la menace jihadiste toujours forte et déstabilisatrice, mais dans des conditions radicalement différentes, avec notamment une présence plus discrète et des alliances multilatérales.

Un Sahel à l’heure multipolaire : entre recomposition géopolitique et défis pour la diplomatie française

Dans tous les cas, l’ère du Sahel comme « chasse gardée » de la France est bel et bien révolue. La compétition actuelle n’est pas qu’économique ou sécuritaire : elle est aussi symbolique, culturelle et idéologique, entre un modèle occidental libéral et des modèles alternatifs portés par Moscou, Pékin ou Ankara. À moyen terme, la stabilité du Sahel dépendra de la capacité des acteurs étrangers à favoriser un développement inclusif, mais surtout de la légitimité et de la cohésion interne des États sahéliens eux-mêmes.

L'avènement de l'administration Trump a donné un coup d'accélérateur à une reconfiguration des rapports de forces internationaux dont l'onde de choc n'a pas fini de secouer l'Afrique en général et le Sahel en particulier.

Imen Chaanbi

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[1] Le terme « Françafrique » désigne l'ensemble des relations entre la France et ses anciennes colonies africaines pour en dénoncer le caractère ambigu et opaque.

[2] L’Afrika Corps a remplacé Wagner- communiqué du 6 juin chaîne Telegram du groupe paramilitaire.

[3] Le 16 septembre 2023, le Niger, le Burkina Faso et le Mali créent l’alliance des États du Sahel (AES). La Charte du Liptako-Gourma rappelle que « cette alliance stratégique vise à renforcer la coopération régionale et aborder les crises communes de façon concrète ».

[4]Analyse publiée au sein de la revue le Diplomate.Media L’Alliance des États du Sahel : vers une redéfinition de la configuration stratégique en Afrique ? ,  lien.

[5] Copropriétaire de la Société des mines d’Azelik (SOMINA) avec l’État nigérien.

[6] Le 25 février 2025, le ministère nigérien des Mines et Zarubezhgeologia, filiale du service géologique russe, ont signé un mémorandum d’entente destiné à renforcer la recherche géologique et l’exploitation minière au Niger.

[7] Le maréchal Khalifa Haftar dirige le gouvernement libyen de l’est.

[8] En janvier 2025, les deux pays ont signé un accord dans le cadre d’un projet de réalisation d’une raffinerie et d’un complexe pétrochimique à Dosso. Il permettra de produire 30 000 barils par jour (extensible à 100 000 barils). L'Institut algérien du pétrole (IAP) formera de son côté des ingénieurs et techniciens nigériens. Par ailleurs, l’Algérie, le Nigéria et le Niger ont signé le 11 février 2025, la convention destinée à réaliser le projet du Gazoduc transsaharien (TSGP). Ce gazoduc long de 4000 kilomètres devrait permettre d’acheminer du gaz nigérian vers l’Europe

[9] La conférence de Marrakech a eu lieu le 23 décembre 2023

[10] Bien que les autorités maliennes aient dissous les associations le soutenant, Riyad continue de le voir comme un levier d’influence.

03/07/2025

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