[Groupe K2] Piraterie maritime : qualification et zones d'ombre

08/05/2024 - 9 min. de lecture

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Yann Tephany est maître de conférences en droit privé et sciences criminelles au sein de l'Université des Antilles.

 

Piraterie maritime : qualification et zones d'ombre

 

La notion de piraterie maritime apparaît éminemment paradoxale. Bien qu’il s’agisse d’une activité criminelle fort ancienne qui, dès que prononcée, renvoie à l’imaginaire stéréotypé de l’écumeur des mers sans foi ni loi qui sillonne les océans pour piller indistinctement les navires qui se présentent à lui, définir précisément ce qu’elle recouvre constitue une tâche on ne peut plus délicate. À cet égard, l’analyse de la doctrine juridique du début du XXe siècle illustre la difficulté d’aboutir à une définition universellement acceptée de la piraterie maritime, tant les conceptions à l’échelle nationale de ce type d’agissements semblaient profondément divergentes .

Il a fallu attendre la Convention sur la haute mer adoptée à Genève le 29 avril 1958 pour que les États s’accordent sur une définition commune. La Convention des Nations unies sur le droit de la mer conclue le 10 décembre 1982 à Montego Bay (ci-après CNUDM), aujourd’hui largement ratifiée, a repris cette définition dans ses grandes lignes, et a précisé le régime de répression universelle dont cet acte criminel fait l’objet.

Si cette définition formulée par la CNUDM apparaît de prime abord comme relativement claire, l’analyse des différents éléments qui la compose laisse subsister plusieurs zones d’ombre (I). Ces imprécisions font naître un risque d’instrumentalisation par certains États de la qualification de piraterie maritime, dans le but de faciliter le déploiement de la contrainte contre les navires privés étrangers (II).

I. La définition de la piraterie maritime en droit international

L’article 101 de la CNUDM dispose que l’« on entend par piraterie (…) tout acte illicite de violence ou de détention ou toute déprédation commis par l'équipage ou des passagers d'un navire ou d'un aéronef privé, agissant à des fins privées, et dirigé (…) contre un autre navire ou aéronef, ou contre des personnes ou des biens à leur bord, en haute mer ou (…) dans un lieu ne relevant de la juridiction d'aucun État ». À l’analyse, plusieurs éléments ressortent de cet article.

D’abord, il identifie plusieurs actes matériels : la violence, la détention, la déprédation. Les rédacteurs ont fait le choix d’employer des termes généraux, visant tout à la fois des atteintes aux personnes, et des atteintes aux biens. L’article 101 précise également que les actes de participation volontaire (complicité) ou l’incitation à commettre de tels actes sont assimilés à l’acte principal, et relèvent donc du régime de la piraterie maritime. 

La Convention circonscrit ensuite géographiquement le lieu de commission de la piraterie maritime à la haute mer, « ou dans un lieu ne relevant de la juridiction d’aucun État », expression désignant ici implicitement la zone économique exclusive. Ainsi, les exactions perpétrées dans les eaux relevant de la souveraineté d’un État côtier (mer territoriale, eaux intérieures) sont exclues de la qualification de piraterie maritime, qui demeure, en son essence, une infraction hauturière.

Par ailleurs, l’article 101 de la CNUDM subordonne la qualification de piraterie maritime à l’implication d’au moins deux navires. Autrement dit, un acte de piraterie doit avoir été perpétré depuis un navire privé, et dirigé contre un autre navire. Ainsi, une attaque commise au sein d’un navire par des individus déjà présents à bord, qu’il s’agisse de membres de l’équipage (dans l’hypothèse d’une mutinerie par exemple) ou d’individus se faisant passer pour des passagers (comme ce fut le cas dans l’affaire du Santa Maria en 1961 ou de l’Achille Lauro en 1985), ne peut être qualifiée de piraterie au sens de la CNUDM. Par ailleurs, en vertu de ce critère, les actes de violence commis depuis un navire contre une structure qui n’est pas, à proprement parler, un navire, ne pourront non plus être qualifiés d’actes de piraterie au sens de la Convention de 1982. Sur ce point, il est regrettable que la CNUDM n’opère aucune définition de la notion de « navire », contrairement à d’autres conventions internationales. Il est néanmoins loisible de penser que les actes de violence perpétrés depuis un navire vers un autre type de structure présente en mer, à l’instar d’une plateforme offshore fixe (en principe inapte à naviguer), ne peuvent être qualifiés d’actes de piraterie maritime.

Enfin, l’article 101 de la CNUDM dispose que les différents actes matériels de la piraterie doivent avoir été perpétrés à « des fins privées », notion qui ne fait l’objet d’aucune précision additionnelle et qui a donné lieu à nombre de controverses doctrinales. Selon certains auteurs, il faut distinguer les agissements commis à des « fins privées » propres aux pirates (volonté de lucre ou haine ubiquitaire, attaque non ciblée) et ceux perpétrés à des « fins politiques », comme c’est le cas des groupes terroristes qui ciblent spécifiquement certains navires. Pour d’autres, la notion de « fins privées » doit être mise en opposition avec celle de « fins publiques », dans l’hypothèse où des agissements violents auraient été commis avec l’aval d’un État. Il n’existe actuellement aucun consensus sur la question. Néanmoins, il convient de relever que deux juridictions nationales ont opté pour la seconde conception, n’hésitant pas à considérer que les agissements de militants écologistes en mer ont été commis « à des fins privées ». En 1986, la Cour de cassation belge a ainsi validé le raisonnement d’une Cour d’appel, qualifiant les manœuvres d’obstructions à la navigation déployées par des membres de l’ONG Greenpeace d’actes de piraterie au sens de la Convention de 1958 sur la haute mer. Plus récemment, en 2013, c’est une juridiction américaine qui a tranché dans le même sens dans une affaire impliquant l’ONG de défense de l’environnement Sea Shepherd. Dans son opinion jointe à la décision, le juge en charge de l’affaire, volubile, souligne que pour être qualifié de pirate, « il n’est besoin de porter une jambe de bois ou d’arborer un cache-œil ». La figure du pirate Barbe Noire qui hantait les mers jadis serait ainsi remplacée de nos jours par celle de « Barbe Verte », militant en faveur de la protection de l’environnement marin.

En somme, la notion de piraterie au sens de la CNUDM se présente à la fois comme relativement étroite en ce qu’elle repose sur différents éléments identifiés, mais en même temps particulièrement elliptique et ambigüe en raison de l’absence de précision apportée sur ces mêmes éléments.

II. Les risques d'instumentalisation de la qualification de piraterie

De la qualification de piraterie découle l’exercice d’une compétence universelle exposée aux articles 105 et 110 de la CNUDM, permettant à tout État d’arraisonner un navire suspect sans l’autorisation préalable de l’État dont il bat le pavillon, ainsi que de traduire les individus interpelés devant ses juridictions répressives nationales. Ces prérogatives exceptionnelles, qui offrent finalement la possibilité de s’extraire de la règle traditionnelle de la compétence exclusive de l’État du pavillon dans les eaux internationales, disposent d’un fort pouvoir d’attraction pour certains États. Ces derniers n’hésitent pas à se servir des zones d’ombre planant au-dessus de la notion de piraterie maritime pour usurper cette qualification dans le but d’intervenir sans l’aval de l’autorité du pavillon contre les navires d’organisations jugées gênantes, à l’instar de militants écologistes.

À cet égard, il convient d’indiquer que la doctrine a accueilli avec circonspection les deux décisions évoquées supra rendues par des juridictions nationales assimilant des militants écologistes, certes parfois véhéments, à des pirates au sens de la CNUDM. En effet, contrairement aux pirates, qui attaquent le premier navire venu dans une quête effrénée de lucre, les ONG ciblent certains navires en raison de leur activité jugée nocive pour l’environnement (pêche d’espèces protégées, transport de substances dangereuses). Plutôt que d’agir à des fins personnelles ou égoïstes, ces militants environnementaux œuvrent pour une cause commune, et ce type d’initiative mériterait davantage de recevoir la qualification d’« amicus humani generis » que celle, infamante, d’« hostis humani generis ».

Dans ces deux décisions, les juridictions nationales ont opté pour une lecture souple, et discutable, des éléments exposés à l’article 101 de la CNUDM. Il existe néanmoins d’autres affaires qui illustrent la manière dont certains États se livrent à une véritable instrumentalisation de la qualification de piraterie maritime, dans le but de se défaire d’organisations environnementales revendicatives. Tel est le cas notamment de l’affaire de l’Arctic Sunrise. Dans cette espèce, des militants de l’ONG Greenpeace se sont rendus dans la zone économique exclusive de la Russie pour protester contre des projets de forage, et des membres de cette organisation ont entrepris d’escalader une plateforme offshore afin d’y déployer une banderole dénonçant l’impact environnemental de l’exploitation pétrolière. Les forces navales russes sont rapidement intervenues pour déloger les activistes, puis ont procédé à l’arraisonnement de l’Arctic Sunrise, navire de l’ONG, et l’ont dérouté vers le sol russe sans pour autant solliciter l’autorisation de l’État dont il bat pavillon. Une fois arrivés sur le sol russe, les militants de l’ONG ont été placés en détention provisoire. Selon les autorités locales, les agissements des activistes constituaient des actes de piraterie, justifiant l’exercice sur ces derniers d’une compétence universelle.

Les membres de l’équipage ont introduit une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme qui a conclu à l’unanimité à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention EDH relatif au droit à la liberté et à la sûreté ainsi qu’à la violation de l’article 10 consacré au droit à la liberté d’expression dans son arrêt du 27 juin 2023.

Dans son examen de la régularité de la détention des militants, la Cour de Strasbourg rappelle que cette privation de liberté a été ordonnée sur le fondement de l’article 227 du Code pénal russe relatif à la piraterie maritime. Or, cette qualification a été par la suite abandonnée au profit de celle de « vandalisme ». La Cour EDH réitère ici sa jurisprudence selon laquelle une détention est à considérer comme arbitraire dès lors qu’elle traduit une mauvaise foi ou une tromperie dans l’application de la législation répressive. Et force est de constater que dans cette espèce, les autorités russes ont fait preuve d’une mauvaise foi patente tant il apparaît que les éléments de la piraterie n’étaient pas réunis : les agissements des membres de l’ONG n’ont guère été violents, ils ont été dirigés contre une plateforme fixe et non un navire, et le fait qu’ils aient été commis à des « fins privées » s’avère discutable. Dès lors, pour la Cour, « il est difficile de qualifier cette détention autrement qu’arbitraire ». Ce raisonnement est tout aussi implacable que justifié tant il semble évident que les autorités russes ont lancé l’accusation de piraterie tel un anathème pour mettre en œuvre abusivement le régime de répression universel dont ce crime international fait l’objet.

Finalement, la notion de piraterie semble bien plus complexe qu’elle n’y paraît, et face au flou rédactionnel de certains éléments de la définition exposée à l’article 101 de la CNUDM, il serait plus raisonnable que les États s’en tiennent à une approche restrictive de cette infraction internationale. Dans le cas contraire, les agissements de certains acteurs du monde maritime n’incarnant pourtant pas une menace pour les intérêts de la communauté internationale pourraient être soumis au même régime de répression que ceux qualifiés naguère d’ennemis du genre humain. Doit-on considérer que le navire de pêche français qui aborde volontairement et violemment, dans les eaux internationales, un navire britannique rival sur fond de tension sur des zones de pêche ou de quotas non respectés, a commis un acte de piraterie ? Une interprétation souple des dispositions de l’article 101 de la CNUDM pourrait pourtant le permettre.

08/05/2024

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