Que peut faire Poutine contre des "sanctions qu'il n'a jamais connues jusque-là" ?

28/01/2022 - 8 min. de lecture

Que peut faire Poutine contre des "sanctions qu'il n'a jamais connues jusque-là" ? - Cercle K2

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Alain Rodier est Directeur de recherche au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), chargé du terrorisme et du crime organisé.

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Face à la situation explosive qui augmente encore entre la Russie et les Occidentaux malgré les rencontres de janvier entre les deux parties, il est légitime de s’interroger sur les réactions que pourrait avoir Moscou si Washington (suivi par ses alliés dans et hors OTAN) déclenchait des sanctions que le Président Vladimir Poutine "n’a jamais connu jusque-là", selon l’expression même de son homologue Joe Biden ?

Ce dernier a précisé le 19 janvier : "ce sera un désastre pour la Russie si elle envahit davantage l'Ukraine", mettant en garde contre de " lourdes" pertes humaines sur le champ de bataille (NdA : qui ne devraient pas être américaines car aucun militaire américain ne doit théoriquement être engagé en Ukraine) et des sanctions "sévères" sans précédent contre l'économie russe. Il a ajouté : "qu'ils envahissent, ils vont le payer, ils ne pourront plus passer par les banques, ils ne pourront faire de transactions en dollars". De son côté, le Président Macron, lors de son discours de Bruxelles du 14 juin 2021, parlant du "nouvel ordre de sécurité" a proposé à l’Europe de s’allier à l’OTAN pour contrer la Russie. Enfin, pour Biden, Vladimir Poutine "va tester l'Occident, […] va devoir faire quelque chose" et probablement "faire mouvement" vers l'Ukraine d'une manière ou d'une autre…

Ces sanctions devraient rester essentiellement économiques et politiques, même s'il est raisonnable d’en douter tant les signaux envoyés vers Moscou sont négatifs : le Secrétaire d’État Blinken qui affirme que la Russie peut envahir l’Ukraine à tout moment, la Grande-Bretagne qui envoie des armements défensifs anti-chars légers, les pays Baltes sont autorisés par Washington à livrer des armes américaines (missiles anti-chars et anti-aériens portables) à Kiev…

Du côté russe, les matériels et armements s’accumulent à proximité de la frontière ukrainienne. De nouvelles manoeuvres appelées "Détermination de l’Union 2022" vont se tenir durant dix jours en Biélorussie à partir du 10 février prochain.

À noter une petite manœuvre tentée par Moscou : l’ancien Président ukrainien Petro Poroshenko, réfugié en Russie depuis la Révolution de Maidan et poursuivi dans son pays pour haute trahison, est rentré à Kiev. La justice a refusé de l’incarcéré mais lui a interdit de quitter le territoire. Cette arrivée risque d’ajouter un peu plus au désordre politique qui est de mise dans le pays.

La première mesure du Kremlin serait vraisemblablement la suspension de fourniture de gaz à l’Europe (les deux tiers de l’approvisionnement en gaz de l’Europe viennent de Russie), même si cela doit nuire à l’économie russe en général et au projet Nordstream 2 en particulier. De toutes façons, la Russie n’a pas le choix puisque Berlin a clairement affirmé que la mise en fonction de ce gazoduc ne serait pas activée en cas d’invasion. Washington aurait étudié cette option et se proposerait de suppléer au manque en fournissant du gaz liquéfié au vieux continent mais il n’est pas certain que cela soit suffisant…

De manière à contrebalancer les effets désastreux de cet embargo sur le plan financier, Moscou se rapprocherait encore un peu plus de Pékin afin d’accroître les échanges économiques entre ces deux puissances. Ce n’est pas nouveau ; il a longtemps que Moscou joue la carte de la coopération avec Pékin, en particulier via l’Organisation de Coopération de Shanghai qui réunit huit pays : Russie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Ouzbékistan, Chine, Inde et Pakistan. Il n’en reste pas moins que cette organisation, qui comprend des pays aux intérêts différents, voire conflictuels (Pakistan - Inde ; Inde - Chine), saurait sans doute les surmonter en cas de crise majeure déclenchée par les États-Unis suivis de leurs alliés car le sentiment de l’"ennemi commun" serait le plus fort. Washington n’en tient pas compte mais sait parfaitement que le sentiment anti-Yankee est très profond et ancien au sein de toutes les populations du globe à quelques exceptions près. Ce handicap est comblé par la puissance économique et financière qu’apporte le dollar et la peur des sanctions.

Sur le plan politique, ce serait la "réciprocité" habituellement pratiquée qui serait mise en oeuvre (expulsions de diplomates, ruptures de relations diverses, embargos sur des marchandises, etc.).

Mais si le Président Poutine est directement touché par des sanctions comme cela a été proposé par des sénateurs américains, il est fort probable que cela conduirait à une rupture des relations diplomatiques avec Washington et avec les pays qui suivraient l’exemple de la Maison Blanche. On plongerait plus que jamais dans la période de la Guerre froide. Ce qui reste étonnant, c’est que les États-Unis ne semblent pas prêts à une confrontation militaire comme s’ils n’y croyaient pas. C’est peut-être cette impréparation qui laisse à penser au Kremlin qu’il peut grignoter un peu plus d’espace d’influence en se livrant à de grandes gesticulations militaires.

 

Aspect militaire

Si les sanctions annoncées ne comportent pas un volet militaire affiché, les forces américaines renforceraient toutefois leur présence dans les pays membres de l’OTAN et des armements supplémentaires (et la formation des personnels) pourraient être fournis aux pays amis non membres de l’Alliance. Cela dit, ces troupes américaines pourraient repartir aussi très vite en abandonnant le matériel et laissant les Européens se débrouiller seuls. D’ailleurs, Moscou joue habilement en coulisses pour parvenir à ce découplage politique et stratégique.

Les incidents de patrouilles aériennes[1] et maritimes se multiplieraient avec une augmentation significative de risque de rencontres pouvant dégénérer en affrontements armés. Il est probable que les décideurs respectifs tenteraient de circonscrire ces évènements de manière à ne pas franchir le pas fatidique qui mènerait à un conflit ouvert dont l’issue risque d’être apocalyptique.

À l’instar de l’OTAN, le dispositif militaire russe serait considérablement renforcé le long des frontières avec les pays occidentaux avec, en particulier, le déploiement d’unités d’artillerie (domaine dans lequel l’armée russe excelle). L’information comme quoi certains missiles sol-sol pourraient être équipés de têtes nucléaires serait habilement "fuitée". Ce serait vraisemblablement le cas dans l’enclave de Kaliningrad où des systèmes Iskander SS-26 Stone sont déjà déployés. Depuis la fin du "Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire" en 2019, l’Iskander peut être armé de missiles de croisière ayant une portée de 2.000 kilomètres (les missiles normaux en dotation ne dépassent pas les 550 kilomètres). Certains de ces systèmes ont été signalés se rapprochant de la frontière ukrainienne. Là également, cela serait un grand pas en arrière puisque l’on se retrouverait au temps de la crise des  euromissiles (1977-1987) avec les Pershing américains à l’Ouest et les SS-20 à l’Est.

Sur le flanc asiatique, la Russie s’appuie sur plusieurs structures internationales dont elle est membre fondatrice dont l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) qui réunit cinq pays : la Biélorussie, l’Arménie, le Kirghizistan, le Tadjikistan et le Kazakhstan. L’OTSC dispose de deux forces collectives : une de réaction rapide de 18.000 hommes et une de maintien de la paix de 3.500 hommes. C’est cette dernière qui a été engagée en janvier au Kazakhstan pour soutenir le Président Kassym-Jomart Kemelouly Tokaïev face à des émeutes dont les origines exactes ne sont pas formellement connues à ce jour. Cette crise a néanmoins permis à la Russie d’affirmer sa prééminence stratégique en Asie Centrale par rapport à l’Occident et, accessoirement, à ses deux "concurrents" directs sur zone : la Turquie et la Chine. 

Alors que les bases du Kamtchatka monteraient aussi en puissance, les exercices communs avec l’armée populaire de Chine se multiplieraient au large de la Corée et du Japon à la grande satisfaction du régime nord-coréen. D’ailleurs, la tenue de manoeuvres navales réunissant la Russie, la Chine et l’Iran seraient en cours de préparation.    

Ailleurs, les implantations militaires russes à l’extérieur, dont celles de Syrie, seraient également renforcées et une coopération militaire pourrait être accrue avec l’Iran, en particulier pour l’utilisation de certaines de ses infrastructures aériennes, comme celle d’Hamedan (déjà employée par l’aviation russe à partir de 2016 pour bombarder les rebelles syriens).

 

L’arme de dernier avertissement : l’Amérique Latine

Progressivement, des conseillers puis des armements seraient dépêchés dans des pays d’Amérique Latine favorables à Moscou. Les Américains n’ont jamais apprécié que Moscou vienne jouer dans son arrière-cour…

L’Argentine a signé un accord militaire avec la Russie en décembre 2021. Selon le ministre argentin de la Défense, Jorge Taiana, ce ne serait qu’"une étape qui permettra une plus grande relation entre les deux forces armées".

Le Venezuela (qui a déjà accueilli deux bombardiers Tu-160 Blackjack en décembre 2018 et qui possède 24 Su-30MK2 depuis le milieu des années 2010 - certains ayant disparu -) est demandeur. Un projet d’installation de bombardiers du même type sur la base militaire Antonio Diaz Naval Air Station sur l’île de La Orchila (Venezuela), située à 2.000 kilomètres des États-Unis, a été évoqué par Moscou en 2009, puis en 2018…  

Le Nicaragua, équipé essentiellement de matériels russes (dont au moins 20 chars T-72B reçus en 2016 ; 30 autres devaient arriver), et Cuba sont prêts à apporter leur soutien s’il est demandé.

La cession ou la vente d’armements - particulièrement aériens - à ces pays constituerait une épine dans le pied pour les Américains mais aussi pour les Britanniques. Ces derniers verraient leur souveraineté sur les Malouines (Falklands) menacée de nouveau par l’Argentine si cette dernière reçoit des chasseurs bombardiers équipées de missiles anti-navires.

Et même le pire peut être imaginé : l’arrivée de missiles sol-sol dans la région. Ce serait le renouvellement de la crise de Cuba de 1962 qui avait amené le monde au bord de la guerre nucléaire.

La Maison Blanche est consciente de ces réactions qui sont du domaine du possible. Il semble que ce qui dérange le plus Washington, c’est le rapprochement russo-chinois qui serait la conséquence la plus difficile à gérer.

De son côté, le Président Poutine reste prudent. Comme tout bon (ancien) officier de renseignement, il a horreur de l’inconnu et ne veut avancer ses pions qu’en connaissance du "dessous des cartes". Mais le Kremlin a aussi toujours joué de la surprise comme cela a été constaté lors du déclenchement de l’invasion de Afghanistan en 1979, des interventions en Crimée en 2014, puis Syrie en 2015.

Seule conclusion que l’on peut tirer de la situation actuelle : elle est extrêmement délicate et pleine de risques de dérapages. Si tout le monde a bien compris que le Président Poutine veut préserver un glacis de sécurité entre la Russie et les forces de l’OTAN - et pas envahir l’Europe, il n’a pas d’idéologie à vendre comme du temps de la splendeur du marxisme-léninisme triomphant -, l’objectif de la Maison Blanche reste plus discret en dehors de celui de préserver l’hégémonisme américain.

Alain Rodier

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[1] Les patrouilles aériennes de l’OTAN aux marches de la Russie et de la Biélorussie sont devenues quasi quotidiennes en janvier 2022 et ce, dans l’indifférence totale des medias occidentaux. Si l’aviation russe se livrait au même ballet aux abords des États-Unis, ces même medias parleraient de "provocations intolérables".

28/01/2022

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