Semaine de 4 jours et forfait-jours : voyage au bout de l’enfer ?

27/03/2023 - 7 min. de lecture

Semaine de 4 jours et forfait-jours : voyage au bout de l’enfer ? - Cercle K2

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Caroline Diard est Enseignant-chercheur en Management des Ressources Humaines à l'ESC Amiens.

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La réduction du temps de travail : un dispositif historique, incitatif à la création d’emplois

La loi n° 96-502 du 11 juin 1996, dite loi Robien, a ouvert la voie à la réduction du temps de travail avec la mise en place d’un système d'aides aux entreprises qui organisaient une réduction collective du temps de travail pour favoriser l'emploi (dispositif abrogé par la loi n° 98-461 du 13 juin 1998). 

En France, la durée légale a été portée de 39 heures à 35 heures par les lois Aubry. Dans un premier temps, la loi n° 1998-461 du 13 juin 1998, dite loi Aubry I, fixe la durée légale du travail à 35 heures hebdomadaires au 1er janvier 2000 pour les entreprises de plus de 20 salariés et au 1er janvier 2002 pour les autres. Elle institue un système d’aides aux entreprises qui procèdent à une réduction collective du temps de travail pour favoriser l’emploi avant le passage à la durée légale à 35 heures. La loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000, dite loi Aubry II, confirme l’abaissement de la durée légale du travail à 35 heures hebdomadaires pour les entreprises de plus de 20 salariés. "L’esprit" de ces lois est donc un partage du travail pour favoriser les embauches.

Les accords de branches relatifs à la réduction du temps de travail sont ensuite signés en application de ces lois. Avec ces accords, la création du forfait-jours pour les cadres a donné à chacun une grande liberté dans l’organisation des temps (temps de travail mais aussi temps sociaux, temps familiaux, temps de loisirs, etc.). 

 

La semaine de 4 jours : une organisation du travail émergente mais une idée ancienne !

Concernant l’aménagement du temps de travail, l’idée d’Antoine Riboud, PDG de Danone, en 1993, de partager le travail avait déjà des accents de démarche responsable. En 1993, Pierre Larrouturou, en tant qu’ingénieur-conseil chez Andersen Consulting avait d’ailleurs entamé une croisade pour le partage du temps de travail (et du salaire). Il crée alors le Comité d'action pour le passage aux 4 jours sur 5. Rendons donc ici à César la paternité d’une idée remise au goût du jour…

Dans la majorité des situations, la durée légale de 35 heures est répartie sur 5 jours, parfois 6. Et pourtant, l’idée fait son chemin d’une semaine de 4 jours et fait actuellement couler beaucoup d’encre.

Avec la pérennisation de l’hybridation du travail (pour partie à distance, pour partie en présentiel), les entreprises développent des organisations plus agiles et plus flexibles afin de répartir le temps de travail en fonction des besoin de l’activité. Il s’agit alors de gagner en flexibilité et également de favoriser le bien-être au travail. 

Plusieurs modalités de mise en œuvre de la semaine de 4 jours sont envisageables : 

  • Effectuer un volume horaire de 35 heures sur 4 jours (aucune diminution de salaire). Dans ce cas, le salarié devra être particulièrement autonome et organisé pour effectuer ses tâches en 4/5 du temps initial. 
  • Effectuer 28 ou 32 heures sur 4 jours, avec diminution de salaire (donc une limitation des droits sociaux). Ce passage à temps partiel nécessite la signature d’un avenant au contrat de travail. Cette possibilité doit donc être négociée et acceptée.
  • Effectuer 28 heures ou 32 heures sur 4 jours sans diminution de salaire après signature d’un avenant. Cela correspond à un surcoût du travail pour l’employeur. Ce dernier attendra en retour une hausse de la performance et de la productivité.

Dans tous les cas, il faudra envisager la négociation collective (accord d’entreprise) et modifier les contrats par voie d’avenant. Cette négociation sera d’autant plus aisée que la semaine de 4 jours sera organisée sans diminution de 4 jours.

 

Des expérimentations diverses en France

Plusieurs entreprises françaises ont testé la semaine de 4 jours. On peut citer l’exemple très médiatisé de LDLC : depuis janvier 2021, les salariés ne travaillent plus que 4 jours sur 5. Un jour "off" est décidé en fonction de leurs besoins et des impératifs de service. Pour éviter de réduire les retraites des employés avec un passage à temps partiel, le dirigeant a choisi d’augmenter le taux horaire. Chez Yprema, la semaine de 4 jours a été mise en place en 1997 et correspond à une augmentation du temps de travail quotidien.

Cependant en mai 2022, une étude réalisée par le cabinet ADP dévoilait que seules 5 % des entreprises françaises avaient mis en place la semaine de 4 jours.

 

Des tests à grande échelle dans d’autres pays

L’Islande, dès 2015, a ouvert la voie avec le plus grand projet pilote d’une semaine de 35 à 36 heures (réduite par rapport aux 40 heures traditionnelles). Par la suite, une expérience de grande envergure a été menée au Royaume-Uni par l’ONG 4 Days Week Pilot dans une soixantaine d’entreprises (avec le concours des chercheurs de l’Université de Cambridge et du Boston College). Les résultats ont été connus mardi 21 février 2023. C’est un franc succès : 91 % des entreprises concernées ont choisi de continuer la semaine de 4 jours.

De nombreux atouts sont ainsi révélés : moins de stress et de burn-out, meilleur équilibre vie privée-professionnelle, réduction des trajets donc des émissions de CO2. Lors de cette expérimentation, les employeurs ont évalué les performances de leurs salariés à hauteur de 7,5 sur 10. Les chiffres d’affaires ont augmenté de 35 %. L’absentéisme a chuté alors que les embauches ont augmenté.

De même, la semaine de 4 jours a été officialisée en Belgique et une initiative d’envergure est en cours en Espagne. En 2022, ce pays expérimente le dispositif dans 200 petites et moyennes entreprises (réduction à 32 heures du temps de travail hebdomadaire, sur 4 jours et sans baisse de salaire). Le projet va durer 3 ans.

 

Peu de contradicteurs… et pourtant !

Ces expériences qui semblent enthousiasmer les entreprises concernées ont peu de détracteurs et peu d’arguments contradictoires sont avancés. Ainsi, il n’y a pour l’heure aucun recul sur les risques potentiels. Parmi ces risques, on peut relever :

  • stress et anxiété de ne pas pouvoir "produire" autant sur 4 jours,
  • difficulté à organiser les plannings (nécessité d’organiser des roulements),
  • difficulté pour satisfaire les clients (dans les activités commerciales),
  • coût supplémentaire pour l’employeur si maintien de salaire donc mise en péril de l’équilibre budgétaire,
  • impact sur le dialogue social (nécessité de négocier),
  • influence négative sur les inégalités (les femmes pourraient être sollicitées davantage pour les tâches domestiques et familiales sur le temps libéré).

Plusieurs expérimentations ont révélé les difficultés de choix des modalités et leurs conséquences (pertes de droits en cas de temps partiel, surcoût sur la masse salariale en cas de réduction du temps sans réduction de salaire, augmentation du temps journalier dans d’autres cas). Peu d’exemples documentés concernant le forfait-jours et cela interpelle. 

 

Les cadres au forfait-jours : les grands oubliés

Citons l’exemple de l’Urssaf de Picardie qui est éloquent. En effet, un accord a été signé concernant la semaine de 4 jours (expérimentation d’un an à compter du 1er janvier 2023). Ainsi, les employés et les cadres qui ne sont pas au forfait-jours ont la possibilité, s’ils le souhaitent, de travailler 36 heures par semaine concentrées sur 4 jours. Au-delà du flop de cette expérience (peu de salariés ont saisi l’opportunité), l’exclusion des cadres au forfait nécessite donc une réflexion et une analyse. Cela pourrait créer des situations d’iniquité.

À l’inverse, l’accord signé au sein de l’entreprise OLYS, inclut les cadre au forfait.

 

Forfaits-jours : de quoi parle-ton ?

L’évolution en mode hybride des entreprises et le développement des modes de travail nomades rendent plus difficile la mesure du temps de travail. Certains salariés, essentiellement des cadres, sont ainsi qualifiés d’autonomes et soumis à une convention de "forfait". Leur temps de travail est donc décompté en jours. Il s’agit de cadres ou salariés dont le temps de travail ne peut suivre un horaire collectif. Ce forfait a été créé en 2000 par la loi Aubry. En dérogeant à la durée légale du travail, la convention de forfait évite le paiement des heures supplémentaires, mais les salariés concernés bénéficient de jours de repos supplémentaires, les RTT.

La jurisprudence a cependant fait évoluer ce système dérogatoire afin de limiter les dérives relatives au temps de travail des salariés. Ainsi, citons une décision en date du 23 juin 2010 (rendue publique le 14 janvier 2011), le Comité européen des droits sociaux (CEDS) avait déjà considéré que la mise en place d’une convention de forfait-jours pouvait aboutir à une durée du travail "manifestement trop longue pour être qualifiée de raisonnable".

La Cour de cassation est, par ailleurs, régulièrement saisie des difficultés de suivi de la charge de travail et de l’amplitude des journées d’activité des salariés. Si un forfait annuel en jours aboutit à une charge de travail déraisonnable, cela peut être considéré comme un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité (Cass. soc., 2 mars 2022, n° 20-16683) Ainsi, "toute convention de forfait en jours doit être prévue par un accord collectif dont les stipulations assurent la garantie du respect des durées maximales raisonnables de travail ainsi que des repos, journaliers et hebdomadaires" (Cass. soc., 27 janv. 2016).

Pour les cadres au forfait : le nombre de jours maximum est de 218 par an (peut varier fonction de la convention). 

Concernant les cadres au forfait, l’application d’une semaine de 4 jours reviendrait à proratiser ces 218 jours (175 jours). Cela reviendrait pour les employeurs à pouvoir compter sur leurs salariés uniquement la moitié de l’année…

Notons que toute convention de forfait-jours doit être prévue par un accord collectif afin de garantir le respect des durées maximales de travail, ainsi que des repos journaliers et hebdomadaires.

 

Vers un dialogue social réenchanté ?

Quelle que soit la formule choisie, un accord d’entreprise sera signé. Il s’agit d’un texte élaboré entre la direction de l’entreprise et les représentants des salariés. La validité de cet accord est subordonnée :

  • à la signature par une ou plusieurs organisations syndicales de salariés représentatives ayant recueilli plus de 50 % des suffrages exprimés en faveur d’organisations représentatives au premier tour des dernières élections des titulaires au comité social et économique ; ou
  • à la signature par une ou plusieurs organisations syndicales de salariés représentatives ayant recueilli plus de 30 % des suffrages exprimés en faveur d’organisations représentatives au premier tour des mêmes élections, mais sous réserve, dans ce cas, que l’accord soit approuvé par les salariés à la majorité des suffrages exprimés.

Les cadres au forfait devront être pris en compte dans ces accords afin de ne pas être les grands oubliés de la semaine de 4 jours.

Caroline Diard

27/03/2023

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