1/3 - À la recherche des criminels de guerre en Bosnie !
14/02/2021 - 6 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Le Général (2s) Jean-Pierre Meyer a accompli une partie de sa carrière dans le renseignement et les opérations. Il a notamment été Directeur des opérations à la Direction du renseignement militaire, puis Directeur au Comité Interministériel du Renseignement au Secrétariat Général de la Défense Nationale. Il a accompli, par ailleurs, plusieurs séjours en opérations extérieures notamment à Sarajevo comme commandant en second des forces multinationales.
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"La justice est le pain du peuple"
Ma période bosnienne allait me confronter à la vérité profonde de cette parole. Les destructions et les massacres dont j’allais découvrir les ravages avaient réveillé chez les peuples de Bosnie un besoin impérieux de justice, plus impérieux encore que le rétablissement matériel du pays.
Affecté à l’État-major Interarmées de planification opérationnelle à Creil, je n’ai pas participé aux actions des forces françaises en Bosnie entre 1992 et 1995. J’ai cependant suivi les différentes opérations menées sur ce théâtre. Nommé à Sarajevo en octobre 1996, comme chef d’État-major du COMFRANCE, puis, tout au long de mes affectations successives jusqu’en 2005, j’ai participé à la traque des criminels de guerre pour la France. Outre la période de 1996, mon deuxième séjour à Sarajevo en 2002 comme Général commandant en second des forces multinationales et REPFRANCE aura été dans cette responsabilité un temps fort.
Une guerre dévastatrice
Les clairons de la guerre la plus dévastatrice au plan humain sur le continent européen depuis la Seconde guerre mondiale (on évoque 100 000 morts et plus de 2 millions de réfugiés) avaient sonné en 1991 après les proclamations d’indépendance de la Slovénie, de la Croatie, puis de la Bosnie-Herzégovine.
Cette guerre fut meurtrière autant qu’atroce : le siège de Sarajevo, le massacre ethnique – certains parlent de génocide – de Srebrenica, ont constitué des moments d’horreur qui se sont inscrits en bonne place dans le registre – déjà bien fourni – des atrocités du 20ème siècle.
Les affrontements interethniques prirent fin en décembre 1995 avec la signature des Accords de Dayton, par Milosevic pour la Serbie, Franjo Tudjman pour la Croatie et Alija Izetbegovic pour la Bosnie-Herzégovine. Lors de ma nomination à Sarajevo, c'est une terre dévastée que je découvrais : les bâtiments, les routes et même le fameux pont de Mostar, pont d’une architecture sublime, comme sorti tout droit d’un conte de fées, tout avait été détruit de façon cynique et brutale. Et que dire de l'effet produit par la sinistre "sniper alley" qui a causé la mort de plus de 220 personnes dont 60 enfants...
Rendre la justice, une exigence de plus en plus pressente à l'égard de la communauté internationale
Une œuvre monumentale de reconstruction allait être nécessaire pour remettre le pays sur pied. Mais la priorité des priorités, pour les peuples de Bosnie, était d’ordre moral.
J’en pris conscience lors d’un déplacement organisé à Srebrenica, à la rencontre du maire et des habitants, alors que nous les interrogions sur leurs demandes prioritaires à l’égard de la communauté internationale. Au lieu des demandes en moyens matériels classiques que nous attendions, le rétablissement de l’eau, la reconstruction des routes, des ponts, des maisons, tous nos interlocuteurs, en particulier les femmes, nous répondirent : "Que la Justice nous soit rendue et punisse sévèrement les criminels coupables des atrocités commises dans notre ville".
8000 bosniaques musulmans, femmes et enfants compris, avaient été exécutés par les troupes serbes commandées par le Général Mladic dans cette enclave bosniaque située au cœur de la République Serbe de Bosnie. L’ordre de priorité de nos actions de reconstruction venait ainsi de nous être rappelé. Cette exigence de justice devenait chaque jour plus pressante.
Les criminels de guerre n’avaient souvent aucune conscience de l’atrocité de leurs actes. Ils vivaient, non en criminels, mais en héros de guerre, et s’épanouissaient en totale liberté. Leur présence était cependant source de tensions dans les villages, y compris au sein des familles.
Cette situation devenait intolérable pour une grande partie de la population, en particulier pour les familles bosniaques qui avaient tant souffert.
En outre, par tradition en Bosnie, les familles vivaient dans la même maison, les enfants à l’étage, les parents au rez-de-chaussée. Cette promiscuité entretenait chez les jeunes la haine, la violence et l’image héroïque de ceux qui avaient participé à la guerre. Cette situation est rapidement apparue très préoccupante. La communauté internationale dont la France a alors développé une politique immobilière, notamment de pavillons, pour accueillir les jeunes couples et leurs enfants.
Traquer les criminels de guerre, un pillier de la politique internationale de reconstruction du pays
La communauté internationale avait fait de la poursuite des criminels de guerre l’un des piliers de la politique internationale de reconstruction du pays.
Ces États avaient notamment intégré dans leurs forces engagées en Bosnie des unités spécialisées dédiées à leur traque.
La parole s’était très largement libérée depuis les Accords de Dayton et l’amélioration de la sécurité dans le pays. Des témoignages toujours plus nombreux sur les exactions commises à l’encontre des populations civiles affluaient. Les tortionnaires étaient dénoncés. Les réfugiés rentrés chez eux ou dans des structures d’accueil témoignaient des atrocités vécues et subies, et désignaient leurs tortionnaires.
Nous avions d’ailleurs créé une unité spéciale appelée URI (Unité de Recueil de l’Information) constituée à la fois d’hommes et de femmes, unité spécialement dédiée au recueil d’informations auprès des réfugiés et déplacés. Celle-ci avait donné d’excellents résultats, surtout grâce à l’action des militaires féminins qui avaient un contact plus facile auprès des femmes et des enfants. Ces militaires étaient accompagnés de psychologues et, bien évidemment, d’interprètes locaux choisis dans chacune des ethnies.
Les accusations s’accumulaient au Tribunal Pénal International (TPI) de La Haye où le Procureur général, Carla Del Ponte, en charge des criminels de guerre pour la Bosnie, était continuellement sur le pont et ne laissait aucun répit à ceux qui étaient chargés de la poursuite des criminels de guerre.
Mais comment traquer un criminel de guerre ?
Deux listes
Le TPI avait établi et publié deux listes de criminels recherchés : une officielle comportant les noms et les photos des 24 principaux criminels, dont Radovan Karadzic, Slobodan Milosevic, Ratko Mladic ; l’autre secrète, sur laquelle figuraient plusieurs dizaines de personnes. La liste officielle était placardée dans les villes et villages du pays, dans les mairies, commissariats de police, débits de boisson, rues, salles de spectacles. Dans certaines casernes serbes, il arrivait que la liste figurât à côté des photos de Mladic et Karadzic qui étaient toujours considérés comme des héros. Nous les faisions systématiquement enlever lors de nos inspections, sous les regards amusés et provocateurs des commandants des casernes qui en disaient long sur la crainte qu’ils éprouvaient à l’endroit de nos menaces.
L’autre liste, dont l’existence était connue de tous, n’était pas diffusée. Les noms qui y figuraient n’étaient donnés qu’à quelques personnes extérieures au pays réputées sûres afin d’éviter les fuites.
Les pays et leurs services spécialisés en charge de rechercher les criminels et de les arrêter disposaient de ces informations selon une répartition correspondant aux secteurs dont le pays avait la responsabilité. La France, outre quelques criminels de moindre importance, avait ainsi pour cible principale Radovan Karadzic, premier Président de la République Serbe de Bosnie et l’un de ceux à l’origine de la politique d’épuration.
Dénonciations et représailles
L’existence d’une liste secrète créait un sentiment d’insécurité pour ceux qui avaient conscience d’avoir commis des atrocités et qui ignoraient s’ils avaient été dénoncés et s’ils y figuraient. Son caractère secret facilitait aussi les dénonciations des victimes qui ne découvraient pas leurs tortionnaires sur la liste officielle.
De telles dénonciations se faisaient toujours en toute discrétion par crainte de représailles, qui n’étaient malheureusement pas théoriques. Nos forces spéciales avaient ainsi reçu la visite du soi-disant chauffeur de Karadzic qui se proposait de révéler l’endroit précis où l’ancien Président s’était réfugié, moyennant le versement de la prime annoncée pour l’arrestation du criminel (un million de marks), ainsi qu’une exfiltration vers les États-Unis pour éviter toute poursuite. Alors que plus d’informations lui avaient été demandées par nos forces afin de s’assurer de la vérité de son témoignage, il fut retrouvé quelques jours plus tard, frappé à mort, cloué sur une porte de grange, avec autour du cou un écriteau rappelant aux passants le sort réservé aux traîtres.
Les trois cercles de la survie
Un criminel en fuite, pour ne pas être arrêté, voire exécuté, doit disposer des trois cercles dits de la survie : les fidèles de la garde rapprochée, le soutien matériel et financier, le soutien moral des partisans. La stratégie adoptée par les forces françaises consistait à se renseigner sur ces trois cercles, en particulier sur les familles : les criminels, tôt ou tard, se rapprochaient en effet d’elles pour leur rendre visite ou pour bénéficier de leur soutien direct. C’est en nous rapprochant des familles que nous avons retrouvé la trace de "S".
À suivre…
2/3 - L’arrestation de "S"
3/3 - La traque de Karadzic
14/02/2021