Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Philippe Bilger est Magistrat honoraire et Président de l'Institut de la Parole.
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Si la jeunesse est un défaut, on s'en corrige vite, a écrit Goethe.
Je me souviens de cet âge au sujet duquel je n'aurais pas été aussi pessimiste que Paul Nizan mais qui, malgré une mère admirable et une fratrie infiniment aimée, m'a semblé une épreuve à traverser plus qu'un printemps sans nuage. Une difficulté d'être plus qu'une joie de vivre.
Combien de fois, comme tant d'adolescents d'aujourd'hui, entendant qu'on me donnait moins que mon âge avec cette aimable condescendance des aînés : comme il fait jeune !, je m'étais senti presque humilié, impatient en tout cas de rejoindre ce territoire que j'imaginais alors absurdement désirable : celui des adultes. Contre celui de l'enfance fragile, timide et trop souvent au bord des larmes.
Bien sûr cela m'a quitté, et à vrai dire, le propre de l'intense bonheur - celui que je connais et partage sur tous les plans - est précisément et très banalement de faire oublier que le temps passe, en nous persuadant au contraire que loin d'être un ennemi, il représente à tout instant une espérance, le creuset des projets et le terreau de l'action, le prélude délicieux et à chaque seconde renouvelé de l'avenir.
Il n'empêche.
Sauf à être un obtus enfermé dans sa finitude sans jamais questionner même fugacement notre condition mortelle à la fois exaltante et atteinte en plein coeur par la morsure de la fin, il est presque doux de s'interroger. De marcher en compagnie de cet allié encombrant mais si consubstantiel à notre destin d'homme que ce serait se mutiler que de le rejeter : qui nous interpelle pour nous inciter à faire de notre existence une tension, une ascension, une allure, une victoire en oubliant la défaite finale.
A l'occasion de mon récent anniversaire, j'y ai beaucoup songé et, l'inévitable choc vite dissipé, je n'ai plus eu d'autre souci que de trouver ce qui pourrait ressembler à ma manière d'inventer cet âge qui m'était offert et qui appelait une humanité digne de lui.
D'abord échapper à mon adversaire de plus en plus détesté : le jeunisme. Cette fuite éperdue du naturel. Cette volonté obsessionnelle de s'égarer sur des chemins vous rendant ridicules à force de fausse juvénilité. Cette complaisance esthétique à l'égard de soi, conduisant chaque jour à se préoccuper de son apparence, de son visage, de la couleur de ses cheveux, à se prendre pour objet d'étude et à venir sans cesse ajouter au naturel de la peau, des mains, du cou, du corps.
J'ai toujours été fasciné par la dose de vanité qu'il fallait avoir pour tenter de détourner artificiellement le cours du temps ou même pour s'orner de manière superfétatoire. Il m'a toujours semblé dérisoire et presque puéril de s'efforcer d'aller, sur le plan esthétique, au-delà du soi correct et décent. On va sombrer à force de se contempler pour l'insignifiant en se perdant pour l'essentiel.
Puis il y a cette durable discordance dont j'ai subi les effets, notamment durant ma carrière judiciaire, entre la réalité de l'âge et l'âge de sa réalité.
On peut certes considérer que c'est une grande chance d'avoir un esprit, un comportement, une psychologie et une pensée indépendants du poids des années qui objectivement est le vôtre. Sans l'ombre d'une affectation, vous pouvez manifester une totale indifférence à l'égard du cours du temps, mais votre statut officiel s'évalue avec l'âge et tout ce qu'il entraîne avec lui de corseté, d'empesé et de conventionnel. Vous demeurez pourtant sans effort dans la fraîcheur de l'enthousiasme, l'incandescence de la passion et le caractère atypique d'une nature obstinément fidèle à son essence.
Ce précipice entre l'avancée de l'âge et la jeunesse intrinsèque manifestée par mille signes tangibles, positifs ou agaçants, est une donnée contre laquelle on ne peut rien.
Mais comme certains répugnent parfois à ce type d'attitude, ont du mal à cohabiter avec ce type d'êtres ! Pour la plupart de ceux que j'ai côtoyés dans mes univers professionnels, la passion était déjà une faute de goût mais, bien plus grave était le hiatus entre ce qu'il aurait fallu montrer et la réalité de ce qui était présenté. Les regards de réprobation et les jugements impitoyables des adultes sûrs de leur âge accablant et des devoirs qu'il imposait face aux élans d'une personnalité qui ne parvenait pas à vivre son âge et n'avait pas envie, pour complaire, de courir à sa recherche.
Il m'aurait fallu "faire vieux" sur tous les registres. Avec une conception de la vieillesse singulièrement rance et étriquée. Il m'est arrivé brièvement de regretter de n'avoir pas un rapport convenu avec mon âge à toutes ses étapes mais heureusement cela m'a passé.
Je dirais, pour contredire et paraphraser Nizan, que le mien est le plus bel âge de la vie.
Surtout, cela est resté en moi comme une évidence, une conduite de vie, une exigence. Il y a des défis plus médiocres.
"Finalement, il nous fallut bien du talent pour être vieux sans être adultes". C'est de Jacques Brel.
18/04/2022