Corona virus, méthode de travail et état d'esprit : choses apprises de la lutte contre le terrorisme

25/11/2020 - 6 min. de lecture

Corona virus, méthode de travail et état d'esprit : choses apprises de la lutte contre le terrorisme - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Elie Cavigneaux est Conseiller de Gilles de Kerchove, Coordinateur de l'UE pour la lutte anti-terroriste [1].

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Il y a bien des façons de mettre à profit ce que nous vivons dans cette période éprouvante pour beaucoup. Quand la pandémie sera derrière nous, nous devrons inévitablement composer avec la nouvelle réalité.

Loin de forcément détruire la résilience de l'humanité, les implications du corona peuvent constituer une opportunité de nous recentrer sur les choses importantes et de laisser de coté le superflu, de nous faire rebondir en soulignant l'utilité de rester en prise avec le réel, par les contacts sociaux, pour surmonter, en les affrontant vraiment, les conséquences des crises sociales, économique et sécuritaires que l'on voit se profiler. Il ne faut pas sous-estimer le risque d'une société où chacun serait d'autant plus reclus dans la solitude qu'il a l'illusion de communiquer. Un problème global a besoin d'une réponse globale, et ce qui s'attaque à l'humanité doit aussi être combattu par et avec l'humain.

Il ne s'agit pas ici de dresser des parallèles forcés entre des sujets, corona et terrorisme, pouvant paraître a priori totalement déconnectés l'un de l'autre, mais de tirer quelques leçons utiles et humaines, en termes de méthode de travail pour nourrir nos réflexions dans nos domaines d'activités respectifs. L'obstacle virologique, induit par une pandémie qui implique de limiter les contacts, et dont on ne peut nier la réalité, ne doit pas devenir un obstacle psychologique.

Il se trouve que la lutte contre le terrorisme, le crime organisé et leurs causes, telle que nous la concevons dans l'Union européenne, est, un peu à l'instar de la diplomatie moderne, une des disciplines d'une grande transversalité, qui requiert des contacts humains denses avec des acteurs aux tempéraments et aux expériences les plus variés, sur le terrain comme au bureau : des psychologues, des douaniers, des policiers, des gardes frontières, des enseignants, des chercheurs, les services sociaux, l'aide à l'enfance, des spécialistes en blanchiment d'argent et cybercriminalité, et ce dans différents États, régions, communes ou dans le secteur privé. Les émotions aussi des victimes du terrorisme, de leurs familles, de leurs proches et aussi de ceux qui tentent de les aider, d'atténuer leur traumatisme, leur colère, leur peine, ont toute leur place dans ce processus.

Cette confrontation avec ce que le réel peut avoir de plus sombre et de plus vrai trouve tout son sens aussi dans les déplacements : après des escales épuisantes, des journées et des nuits passées dans des baraquements spéciaux où l'on perd son chemin, quoi que toujours encadré de SAS, marcher dans le vaste champ de ruines qu'est encore pour une large part la vieille ville de Mossoul n'est pas la même chose que de le voir à la télévision. La tension subie en commun, même brève, contribue au resserrement des liens avec les collègues qui sont du voyage. À l'admiration ressentie surtout pour ceux qui sont postés au quotidien dans les délégations de l'Union européenne ou bien dans les Ambassades de nos États membres situées dans des zones en crise et qui vivent parfois quasiment sous les bombardements quotidiens.

L'expérience montre qu'une partie importante de tout cela n'est à la longue pas tenable en home office uniquement.

Il ne s'agit pas ici d'un plaidoyer pour le travail en mode "présentiel" mais pour une communication efficace et durable quel que soit le mode d'organisation choisi. Le "home office en présentiel" (consistant à se trouver au travail et à ne communiquer pourtant que par email avec ses collègues de couloir) est d'ailleurs sans doute une dérive regrettable qui a pu exister bien avant le confinement.

Les moyens de communication à distance sont un instrument d'une immense utilité potentielle. Le contact virtuel peut (ou pas) faire gagner en efficacité, en temps, en flexibilité dont il faudra garder le meilleur pour ne pas forcément revenir au "tout présentiel classique", comme dans "l'ancien monde".

Il est pourtant évident qu'ils ne peuvent en tant que tels se substituer totalement à une communication vraie et authentique sur le long terme, à la qualité de l'échange ou au contact direct. À ceux qui penseraient que nous pourrions continuer aussi à travailler ainsi sans limites même après la fin de la crise du Covid, il faut être capables de démontrer, à l'aide de la raison, mais aussi du bon sens et de notre instinct, toute la plus value du contact humain réel et authentique qu'il apporte lui aussi en termes non seulement psychologique, mais aussi d'efficacité, au travail et au-delà.

Au fond, pourquoi avons-nous besoin de contact humain dans notre quotidien et qu'apporte-t-il ? en matière de lutte contre le phénomène terroriste, il peut apporter, comme sans doute dans d'autres domaines :

  • la confiance, sans laquelle rien n'est possible. J'ai été surpris de découvrir combien des séminaires internationaux visant à mettre en relation des professionnels sans forcément toujours de résultat immédiat tangible, pouvaient apporter en termes de confiance sur le long terme. Le fait d'échanger sa carte de visite, de se voir régulièrement, de partager des déjeuners peut parfois déclencher le dialogue entre représentants de pays peu habitués à communiquer informellement, et  permettre d'échanger des informations qui peuvent sauver des vies ;
  • la confidentialité des échanges sur des domaines parfois sensibles, où des vies peuvent être en jeu ;
  • l'ouverture au monde. Traiter de dossiers sensibles ne dispense jamais d'avoir l'esprit dialectique, de parler, de reconnaitre qu'on a tort et d'écouter. On apprend parfois plus en prenant un café que dans une réunion formelle ;
  • l'épaisseur temporelle propice au brainstorming et à la réflexion. Tout en reconnaissant l'utilité indéniable des fonctionnalités qui permettent de faire des track changes à distance sur un document électronique, il faut aussi souligner, avec tout ce que cela implique, qu'un brainstorming face à face ne produit pas les mêmes idées qu'une réunion virtuelle ;
  • la lenteur, les pauses et la part qu'elles laissent à l'imprévu à la réflexion. La plupart des réunions électroniques durent moins longtemps. Ce n'est pas un mal en soi, mais il est clair que l'on y perd aussi des choses qui nous paraissaient évidentes auparavant, du contact à la pause café pouvant être autant source de pertes de temps que propice à l'interaction en salle de conférence ou en coulisse et qui peut permettre, en développant un lien basé sur du réel, de résoudre par exemple des malentendus ou en éviter l'apparition, ou de réfléchir à des idées ensemble ;
  • la compréhension de la complexité aussi, l'intuition, le septième sens qui a sans doute joué un rôle dans la prévention d'attentats. On ne peut traiter d'un problème comme la radicalisation sans combiner plusieurs disciplines (psychologie, sociologie, analyse des comportements sectaires, de l'adolescence, etc.) sans aller sur le terrain, en prison, dans les écoles, les salles de sport, chez les familles ;
  • la communication non verbale, la synergie corps esprit et tout ce qu'elle comporte de potentiel créatif insoupçonné ou insuffisamment reconnue, ou jamais suffisamment reconnu à son plein potentiel ;
  • le lien entre les générations, important pour se souvenir des leçons de l'Histoire et faire en sorte que celle-ci ne se répète pas en pire ;
  • la qualité des échanges, aussi difficile à mesurer qu'importante à ressentir. Malgré l'avantage de substitution offert par un café électronique, on ne s'exprime pas de la même manière devant un écran d'ordinateur ou une caméra et devant un être humain ;
  • la résilience enfin, la stabilité psychique individuelle et collective sans laquelle rien n'est soutenable. Tous les médecins savent que les personnes qui ont un nombre plus élevé de contacts sociaux ont plus de chances de vivre plus longtemps. Les experts du milieu pénitentiaire savent aussi, pour l'avoir observé de près, qu'un prisonnier placé en isolement et qui s'enferme dans le mutisme est plus exposé que les autres au risque de perdre la raison.

Dès que possible, et sans perdre de temps, il faudra peut être encore plus qu'avant (sans renoncer aux acquis indéniables et à la flexibilité de l'instrument du home office) replacer la dimension humaine davantage au centre des contacts au travail, virtuels ou réels, et l'interaction authentiquement vécue comme objectif de nos stratégies individuelles et collectives de sortie de crise.

Ce besoin de cohérence et de communication peut se ressentir avec une acuité particulière chez les jeunes nouveaux arrivants (malgré l'acculturation aux médias sociaux qu'on leur prête) dans un milieu professionnel où ils ont l'envie de travailler et de contribuer à la sortie économique de la crise, mais n'ont ni les contacts, ni les habitus, ni pu vraiment se présenter. Nous gagnerions aussi à les écouter ainsi que nos aînés qui ont l'expérience du passé, de ses crises et des ressources à cultiver pour espérer y survivre réellement.

Elie Cavigneaux

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[1] Les idées et les opinions exprimées dans cette publication n'engagent que leur auteur et ne peuvent être considérés comme une position officielle du Conseil de l'Union européenne.

25/11/2020

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