De l'application du droit étranger au Mali et par-delà dans les pays francophones de l'espace OHADA
02/07/2015 - 10 min. de lecture

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Selon l’article 119 de la Constitution du Mali « La législation en vigueur demeure valable dans la mesure où elle n’est pas contraire à la présente Constitution et où elle n’est pas l’objet d’une abrogation expresse »[1].
La législation en vigueur visée par cette disposition constitutionnelle est notamment la législation que la France avait introduite au Mali et qui était constituée par les dispositions spécifiquement applicables au Mali et, en outre, par les dispositions applicables en France même, au besoin[2].
Mais aux termes de l’article 119 susvisé, cette législation n’est pas applicable si une loi malienne a disposé sur une règle donnée en divergeant de la législation française applicable au jour où le juge malien statue. Ainsi, la loi malienne n° 62-17 du 03 février 1962 portant code du mariage et de la tutelle en République du Mali[3] détermine les causes et la procédure de divorce (art. 59, 61 et s.) mais ne prévoit pas la possibilité de prononcer un divorce aux torts partagés des époux en l’absence d’une demande reconventionnelle d’un époux soulevant des griefs contre l’autre. Partant, elle diffère de la loi française (C. civ. fr. art. 245, al. 3) qui dispose que « même en l’absence de demande reconventionnelle, le divorce peut être prononcé aux torts partagés des deux époux si les débats font apparaître des torts à la charge de l’un et de l’autre ». Elle l’a donc exclue du droit positif du Mali et l’arrêt d’appel qui en avait fait application a été cassé (Cour suprême du Mali arrêt n° 168 du 6-8-2007, reproduit en annexe).
L’application de la législation française qui était en vigueur au jour de la promulgation de la Constitution malienne se trouve ainsi confirmée dès lors que le juge malien ne trouve pas dans le droit positif malien, au jour de sa décision, une disposition malienne se prononçant sur le même sujet.
A la lettre, la législation française qui a changé depuis la promulgation de la Constitution, n’est donc pas applicable, puisqu’elle n’était pas alors en vigueur au Mali. Elle se trouve cependant appliquée en fait dans son état actuel en France et même au-delà de ce que tolère l’article 119 de la Constitution. Un auteur malien va jusqu’à écrire : « Le Mali, ne faisant pas exception à la règle, son droit est aussi fortement inspiré par le droit français au point même que beaucoup de juristes maliens ignorent soit l’existence, soit l’applicabilité d’un code des obligations adopté au Mali et remplaçant en partie le code civil français » (S. F. Cissouma, Droit civil, Les obligations au Mali, 1ère édition, Bamako, 2011, p. 17). Cette agrégation constante au droit positif malien de la loi française, persistante et permanente depuis que le Mali a recouvré sa souveraineté, soit depuis 55 ans, a donné à la loi française une autorité en laquelle on peut voir celle d’une « coutume ». Celle-ci comble un vide juridique et donne une sécurité juridique aux transactions de la vie des affaires non régies par une disposition malienne, celles notamment qui ne tombent pas sous l’empire des textes des actes uniformes édictés par l’OHADA. Elle ne présente pas pour autant une atteinte à la souveraineté malienne car le juge malien a toujours la possibilité, et il a un pouvoir discrétionnaire pour le décider, d’écarter telle ou telle disposition de la loi française qu’il estime contraire à l’ordre public malien.
Ce qui vient d’être constaté pour le Mali est aussi valable dans tous les pays de l’espace OHADA[4] dotés d’une Constitution présentant une disposition comparable à celle de la Constitution malienne (voir le tableau annexé) et qui ont une pratique de référence à la loi française équivalente à celle que l’on constate au Mali[5].
Il s’ensuit que la loi française, en tant que loi étrangère, a dans ces pays une place à part. Aucune autre loi étrangère ne peut être appliquée au Mali au titre d’une coutume. Elle ne peut l’être que si elle est désignée comme applicable en vertu de la règle relative aux conflits de lois.
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ANNEXE I : Reproduction partielle de l’arrêt à partir des moyens de la Cour suprême
ANALYSE DES MOYENS :
1- Sur la violation de la loi par fausse application de l’article 245 du code civil français et l’article 5 du code de procédure civile, commerciale et sociale
Attendu qu’il est fait grief à l’arrêt confirmatif querellé, en prononçant le divorce aux torts réciproques des époux, d’avoir violé la loi n° 62-17/AN-RM du 03 février 1962 portant code du mariage et de la tutelle en République du Mali en le substituant à l’article 245 du code civil français qui dispose en son alinéa 3 que « même en l’absence de demande reconventionnelle, le divorce peut être prononcé aux torts partagés des deux époux si les débats font apparaître des torts à la charge de l’un et de l’autre » ;
Mais attendu que la loi n° 62-17/AN-RM portant code du mariage et de la tutelle n’a pas repris les dispositions de l’article 245 du code civil français suscité ; que les articles 59, 61 et suivants du code du mariage et de la tutelle qui déterminent respectivement les causes et la procédure de divorce ne prévoyant pas la possibilité du prononcé d’un divorce aux torts partagés des époux en l’absence d’une demande reconventionnelle comme l’article 245 du code civil français, c’est à tort que le juge d’instance et la Cour d’Appel ont fait application de cette disposition de loi française pour prononcer le divorce aux torts réciproques des époux K. ;
Que ce faisant, l’arrêt viole du coup les dispositions de l’article 5 du code de procédure civile, commerciale et sociale qui dispose que : « le juge doit se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé » qu’or la dame M. F. n’ayant pas formulé une demande reconventionnelle, il était loisible pour les juges du fond, dans leur souveraine appréciation des faits invoqués par l’époux H. K. de prononcer le divorce aux torts exclusifs de dame F. si ces faits constituent des causes de divorce telles qu’énumérées par l’article 59 du code du mariage et de la tutelle plutôt qu’un divorce aux torts partagés ; qu’il est par ailleurs fait allusion pour justifier une telle décision à une jurisprudence abondante dont aucune n’a été citée pour emporter conviction de la haute juridiction ; qu’il s’ensuit dès lors que le moyen tiré de la violation de la loi par fausse application et de la violation de l’article 5 du code de procédure civile, commerciale et sociale est pertinent et doit être accueilli ;
2- Sur la violation de l’article 59 al. 2 du code du mariage et de la tutelle :
Attendu qu’il est acquis de l’analyse du moyen précédent qu’il y a eu violation de la loi n° 62-17/AN-RM du 03 février 1962 portant code du mariage et de la tutelle en ses articles 59 et 61 ; que dès lors l’analyse de ce moyen est superfétatoire ;
3- Du défaut de base légale :
Attendu qu’il est reproché par ce moyen à l’arrêt querellé le défaut de base légale aux motifs que les juges ont procédé à une application de l’article 245 du code civil français en lieu et place de la loi portant code du mariage et de la tutelle du Mali ; Qu’ainsi, l’application de la loi française au litige constitue une insuffisance des constatations de faits nécessaires à fonder en droit la solution qui entraîne la censure ;
PAR CES MOTIFS :
En la forme : reçoit le pourvoi ; Au fond : casse et annule l’arrêt déféré ; Renvoie la cause et les parties devant la Cour d’Appel de Bamako autrement composée ; Ordonne la restitution de l’amende de consignation ; Met les dépens à la charge du Trésor Public.
Ainsi fait, jugé et prononcé publiquement les jour, mois et an que dessus.
ET ONT SIGNE LE PRESIDENT ET LE GREFFIER./.
ANNEXE II : Equivalent de l’article 119 de la Constitution du Mali dans la Constitution des autres pays francophones d’Afrique membres de l’OHADA :
PAYS |
CONTENU DE L’ARTICLE |
BENIN |
Loi nº 90-32 du 11 Décembre 1990 portant Constitution de la République du Bénin Article 158 : La législation en vigueur au Bénin jusqu’à la mise en place des nouvelles institutions reste applicable, sauf intervention de nouveaux textes, en ce qu’elle n’a rien de contraire à la présente Constitution. |
BURKINA FASO |
Constitution du Burkina Faso adoptée par le referendum du 02 juin 1991 (révisée) Article 173 : La législation en vigueur reste applicable en ce qu’elle n’a rien de contraire à la présente Constitution, jusqu’à l’intervention des textes nouveaux. |
CAMEROUN |
Loi N° 96/06 du 18 janvier 1996 portant promulgation de la Constitution de la République du Cameroun Article 68 : La Législation résultant des lois et règlements applicables dans l’Etat fédéral du Cameroun et dans les Etats fédérés à la date de prise d’effet de la présente Constitution reste en vigueur dans ses dispositions qui ne sont pas contraires aux stipulations de celle-ci, tant qu’elle n’aura pas été modifiée par voie législative ou réglementaire. |
REPUBLIQUE CENTRAFRICAINE |
Charte constitutionnelle du 18 juillet 2013 de la République centrafricaine Article 107, al. 3 : Sauf abrogation expresse ou tacite, les lois et règlements en vigueur à la date d'entrée en vigueur de la présente Charte constitutionnelle de transition demeurent entièrement applicables. Il en va de même pour les accords et traités dûment ratifiés au moment de l'adoption de la présente Charte constitutionnelle de transition. |
REPUBLIQUE DU CONGO |
Constitution de la République du Congo du 15 mars 1992, approuvée par référendum le 15 mars 1992 Article 180 : Les lois et règlements actuellement en vigueur, lorsqu’ils ne sont pas contraires à la présente Constitution, restent applicables tant qu’ils n’auront pas été modifiés ou abrogés. |
REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO |
Constitution de la République Démocratique du Congo Article 221 : Pour autant qu’ils ne soient pas contraires à la présente Constitution, les textes législatifs et réglementaires en vigueur restent maintenus jusqu’à leur abrogation ou leur modification. |
COTE D’IVOIRE |
Loi n° 2000-513 du 1er août 2000 portant Constitution de la Côte d’Ivoire (Constitution du 23 juillet 2000) Article 133 : La législation actuellement en vigueur en Côte d’Ivoire reste applicable, sauf l’intervention de textes nouveaux, en ce qu’elle n’a rien de contraire à la présente Constitution. |
GUINEE |
Décret D/ 068/PRG/CNDD/SGPRG/2010 promulguant la Constitution de la République de Guinée adoptée par le Conseil National de Transition le 19 avril 2010 Article 161 : La législation en vigueur jusqu’à l’installation des nouvelles Institutions reste applicable, sauf intervention de nouveaux textes, lorsqu’elle n’a rien de contraire à la présente Constitution. |
MAURITANIE[6] |
Constitution de la République Islamique de Mauritanie adopté par référendum en date du 12 Juillet 1991 Article 104 : La législation et la réglementation en vigueur dans la République Islamique de Mauritanie restent applicables tant qu'elles n'auront pas été modifiées dans les formes prévues par la présente Constitution. |
NIGER |
Constitution de la 7ème République du Niger Article 182 : La législation actuellement en vigueur reste applicable, en ce qu’elle n’a rien de contraire à la présente Constitution, sauf abrogation expresse. |
SENEGAL |
Constitution de la République du Sénégal du 22 janvier 2001 Article 107, al. 1 : Les lois et règlements en vigueur, lorsqu’ils ne sont pas contraires à la présente Constitution, restent en vigueur tant qu’ils n’auront pas été modifiés ou abrogés. |
TCHAD |
Constitution de la République du Tchad du 31 mars 1996 révisée Article 227 : La présente Constitution est adoptée par référendum. Elle entre en vigueur dès sa promulgation par le Président de la République et dans les huit (8) jours suivant la proclamation du résultat du référendum par le Conseil Constitutionnel. Elle abroge toutes dispositions antérieures contraires. |
TOGO |
Constitution de la IVeme République du Togo adoptée par referendum le 27 septembre 1992, promulguée le 14 octobre 1992, révisée par la loi n° 2002-029 du 31 décembre 2002 Article 158 : La législation en vigueur au Togo, jusqu’à la mise en place des nouvelles institutions reste applicable, sauf intervention de nouveaux textes, et dès lors qu’elle n’a rien de contraire à la présente Constitution. |
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[1] Constitution du Mali adoptée par referendum du 12 janvier 1992 et promulguée par Décret n° 92-073/P-CTSP du 25 février 1992.
[2]Avant que le Mali actuel recouvre sa souveraineté, il existait d’autres entités étatiques gouvernées selon des règles particulières. Ces règles concernaient surtout les Codes civil et commercial français qui ont été rendus applicables sur le territoire de l’ex-Afrique Occidentale Française (AOF) en vertu du principe de la spécialité législative selon lequel, les lois et règlements émanant des autorités centrales ne s’appliquaient pas dans les territoires d’outre-mer de plein droit. En dehors du cas où ils ont été pris spécialement à l’intention de ces territoires, ils ne peuvent régir ceux-ci qu’en vertu d’une disposition spéciale (P. Lampué, Droit d’outre-mer et de la coopération, Paris, Dalloz, 1969, p. 99). L’application de ce principe concernant ces codes fut réalisée par le Décret du 6 août 1901 (А. P. Santos, J. Y. Toé, OHADA - Droit Commercial général, Collection « Juriscope - Droit uniforme africain », Ed.Bruyant, Bruxelles, 2002, p. 29 (pour le Code de commerce.).
[3] JORM Spécial N° 111 du 27 février 1962, 14 p. Cette loi a été, depuis le 1er janvier 2012, abrogée et remplacée par la loi n° 2011-087 du 30 décembre 2011 portant code des personnes et de la famille, JORM Spécial N° 01 de janvier 2012, 85 p.
[4] Sur l’application du code civil français dans les territoires de la zone OHADA, voir Juris-classeur de la France d’Outre-Mer, fascicule CODE CIVIL astérisque renvoyant aux différents actes d’introduction du code dans ces territoires.
[5] Sur ce plan, il n’y a que le Gabon qui constitue l’exception puisque sa Constitution ne contient pas de disposition similaire à celle de l’article 119 du Mali. Elle énonce, au contraire, que « La présente loi qui abroge toutes dispositions antérieures sera enregistrée, publiée au Journal Officiel et exécutée comme loi de la République » (article 119). Mais les tribunaux gabonais appliquant néanmoins le droit français à défaut de disposition gabonaise contraire, le droit français y est, dans ce cas, applicable, comme dans les autres territoires de l’espace OHADA, au titre d’une « coutume ».
[6] Il convient ici de signaler que même n’étant pas membre de l’OHADA, la législation Mauritanienne édicte la même règle que les Etats membres de l’OHADA.
02/07/2015