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Diplômée de l'Ecole du Louvre, Christine de Langle est Historienne de l’art et Fondatrice d’Art Majeur.
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Nombreux sont ceux qui pour rien au monde ne manqueraient le Concert du Nouvel An. Celui de Vienne est le plus connu et le plus suivi. Cette année, Covid oblige, pour la première fois de son histoire, les musiciens ont joué devant une salle vide. La direction de l'Orchestre Philharmonique de Vienne a cependant trouvé une solution pour permettre aux spectateurs de participer à distance : ils ont pu enregistrer leurs applaudissements durant le concert. Ceux-ci ont ensuite été diffusés dans la salle à la fin de la première partie et à la fin du concert.
Pour ma part, j’ai suivi le concert du Capodanno du Gran Teatro La Fenice à Venise. L’élégance italienne se déployait avec grâce et opulence, du décor floral aux robes somptueuses prêtées par le couturier Dolce & Gabbana à la divine soprano Rosa Feola. Le programme est immuable. Après une première partie consacrée à des œuvres orchestrales, la seconde partie est réservée aux chœurs et aux solistes qui interprètent les airs les plus connus de l’opéra italien, Rossini, Verdi, Bellini, Donizetti, Puccini et Leoncavallo. Traditionnellement, le concert s’achève avec Verdi Va’ pensiero de Nabucco et Brindisi de La Traviata pour accueillir la nouvelle année. Cette année, le chœur des esclaves du Nabucco de Verdi prenait une coloration toute particulière. Ce chant, inspiré d’un psaume biblique qui relate l’exil des Hébreux à Babylone, fut interprété par les italiens à sa création en 1842 comme une métaphore de leur condition de soumission à l’Empire autrichien. "Ô que le Seigneur t'inspire une harmonie Qui nous donne le courage de supporter nos souffrances !" fut chanté cette année, Covid oblige et certainement assurance oblige, par un chœur entièrement masqué ! Chef d’orchestre, chœurs et solistes ont salué chaleureusement un parterre et des loges vides de spectateurs…
Si certains ont pleuré devant ce vide et d’autres applaudi dans leur salon, nous avions tous l’impression de vivre un moment que nous espérions unique dans son étrangeté. Pourquoi pleurer ? Pourquoi applaudir ? Pleurer une absence et applaudir pour manifester une présence. Que nous arrive-t-il ? Le lien a été rompu. "L’art, c’est l’humus de l’humanité, c’est le lien. Quand, tout d’un coup, ou peut voir briller dans l’œil de l’autre l’émotion que l’on ressent soi-même, c’est la récompense", affirme le chef d’orchestre Jean-Claude Casadesus. L’art, c’est cette émotion qui nous avertit que notre âme est touchée. L’art, c’est cette évidence qui nous fait dire "c’est beau" sans chercher à l’expliquer. L’art, c’est la révélation de cette meilleure partie de nous-même qui s’offre au partage avec les autres. L’art, c’est une célébration sacrée par ses manifestations qui nous sortent de nos limites et nous font entrevoir une dimension autre. Laissez-moi partager ce beau souvenir : une symphonie de Mahler, l’orchestre philharmonique de Baden-Baden dans son lieu de résidence, trois couples unis par l’amitié et ce soir-là littéralement transportés. Une même âme vibrait pour unir ses six amis, l’âme de la musique, l’âme de l’art. Ce souvenir est un trésor partagé. Nous le devons à l’orchestre, au public, à ce qui s’est échangé entre les musiciens et leurs auditeurs attentifs (nous sommes en Allemagne !), à ce que chacun a vécu pendant ces minutes sublimes qui ont fait surgir d’inattendues pensées heureuses ou douloureuses et qui ont trouvé dans l’art musical un refuge et une expression. Les artistes sont conscients de ce qui se noue à ce moment-là et s’en sentent responsables. "C’est une prise de risque permanente", confirme Jean-Claude Casadesus.
L’art c’est donc ce lien essentiel entre les hommes. "Sans pain l’homme meurt de faim mais sans art il meurt d’ennui", rappelait Jean Dubuffet, qui mentionnait aussi "les arts qui n’ont pas de nom… l’art de parler, l’art de marcher, l’art de rejeter la fumée de sa cigarette avec grâce ou désinvolture, l’art de séduire, l’art de danser la valse, l’art de rôtir un poulet".
Ce lien qui se déploie se joue de l’espace et du temps. Il traverse aisément les siècles et unit dans une même amitié. "Dis-moi qui tu aimes, je te dirai qui tu es". Un ami pour la vie auprès duquel on vient apprendre, comprendre, que l’on questionne, que l’on découvre si contemporain. Corneille et Racine, Bach et Mozart, Poussin et Rembrandt, Manet et Degas, Proust et Céline. La liste est plus longue que tous nos "followers". C’est tout simple, cela s’appelle la culture. Cela exige du temps, de la patience, de l’humilité. Oui, le monde a existé avant nous. Oui, les analyses et les sentiments ont été portés, partagés et sublimés par des artistes qui cherchaient un langage qui puisse être partagé et compris. Ils ont cherché et proposé un monde. Ils ont eu l’intuition de ce que nous allions vivre. Dans les années 60, quand Andy Warhol affirme que "tout le monde a droit à son quart d’heure de célébrité", il anticipe la télé-réalité et la puissance des réseaux sociaux.
Musées et salles de concerts sont des lieux où ce lien et ce partage s’expriment, lieux indispensables à toute société évoluée. Lieu de liberté et d’échanges qui dans son inutilité transforme le consommateur contemporain en être humain digne de s’émouvoir, de réfléchir, de s’ouvrir à d’autres mondes, de sortir de ses certitudes, de découvrir des infinis insoupçonnés. Avec de telles découvertes, sur soi et sur les autres, n’a-t-on pas envie de se transformer pour transformer le monde ? N’a-t-on pas envie de protéger coûte que coûte ce lien essentiel entre les hommes ?
Quand Kandinsky abandonne le droit et ses connaissances précieuses sur le comportement humain, il se tourne vers la peinture et proclame avec force "L’Art dans son ensemble n’est pas une création sans but qui s’écoule dans le vide. C’est une puissance dont le but doit être de développer et d’améliorer l’âme humaine".
Qui a peur de cette puissance ?
09/01/2021