Gestion des risques et incertitude dans l’industrie
16/05/2023 - 12 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Lionel Faure est Directeur de Projet de Performance Industrielle et Digital & Youness Laamiri Responsable Excellence Opérationnelle, SPIE Nucléaire.
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Introduction
"Il faut toujours prendre le maximum de risques avec le maximum de précautions", Rudyard Kipling.
L’ingénieur a un devoir d’identification et de maîtrise des risques dans ses activités de conception et de fabrication. Il a été formé pour cela. Nous souhaitons donc, par cette tribune, rappeler quelques notions de la gestion des risques et des incertitudes, applicables dans l’Industrie, mais aussi dans les autres secteurs, leurs vertus et leurs impacts sur l’assurance de la qualité et sur les coûts de développement.
Le risque et l’incertitude
"L'incertitude me paraît quelquefois beaucoup plus près de la vérité que les solutions catégoriques", Julien Green.
L'estimation de l'ampleur des risques, qui ne peuvent pas être mesurés directement, nécessite fréquemment l'utilisation d'hypothèses, qui ne peuvent pas être testées empiriquement. Non seulement, ces risques sont incertains, mais souvent l'incertitude ne peut pas être caractérisée rigoureusement.
Distinguons la différence entre risque et incertitude. Le risque, selon la Norme ISO 31000, Management du risque – Lignes directrices, édition 2018, est l’effet de l’incertitude sur l'atteinte des objectifs. Alors que l’incertitude, quant à elle, fait référence à un manque de connaissances précises, à un manque de certitude ; le doute est son synonyme le plus proche. Enfin, comme l’a expliqué Jason Brown, Président de l’ISO/TC 262, "l’absence de gestion des risques est en soi une certitude d’échec". D’où la nécessité, selon nous, d’avoir une stratégie pondérée et pragmatique, pour gérer les risques dans laquelle le discernement humain joue un rôle de premier plan.
Les méthodologies actuelles de gestion des risques ont émergé en apprenant des erreurs comme le retour sur expérience, par l’expérimentation et les essais, par la recherche ou en adoptant des méthodes prospectives comme la modélisation. Des ressources substantielles sont investies tous les ans pour comprendre ces risques et pour les gérer. À titre d’exemple, dans le projet de loi de finances pour 2022, le gouvernement dans son rapport sur la protection de l’environnement et la prévention des risques [1], annonçait un budget de l’ordre de 1 milliard d’euros, répartis en plusieurs actions : la prévention des risques technologiques et des pollutions, contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection, prévention des risques naturels et hydrauliques…
La gestion des risques dans un contexte d’incertitude nécessite l’identification des risques, leur valorisation selon leur gravité, leur probabilité d’apparition et leur impact, la définition des solutions et leur exécution ainsi que le contrôle et la capitalisation d’expérience. Selon le National Research Council dans le cadre de l’évaluation des risques et de leurs impacts sur la santé publique, "l'objectif de l'évaluation des risques est de décrire, aussi précisément que possible, les conséquences possibles sur la santé des modifications de l'exposition humaine à une substance dangereuse".
Le besoin d'exactitude implique que les meilleures connaissances scientifiques soient disponibles, que les meilleurs processus industriels soient mis en place, complétés si nécessaire, par des hypothèses conformes à la science et aux connaissances empiriques, d’où la nécessité et notamment dans les secteurs industriels, de gérer les risques, pour assurer la qualité des produits et services.
La gestion du risque, son transfert et l’assurance qualité
On désigne par assurance qualité, les moyens, processus et méthodes mises en œuvre par les fournisseurs, pour garantir l’ensemble des propriétés (qualité, sécurité, sureté, fiabilité, robustesses, etc.), d’un produit ou service qui lui confère l’aptitude à satisfaire, ni plus ni moins, les besoins exprimés et implicites des clients. L’assurance qualité s'applique à la fourniture de produits et services et intègre la gestion des risques, tout au long de la création de la valeur.
Nous pourrions citer par exemple quelques systèmes qui permettent la gestion de la production tout en garantissant l’atteinte des objectives qualités, comme la TQM [2] ou Total Quality Management, la TPM [3] ou Total Productive Maintenance, la TPS [4] Toyota Production System et enfin le référentiel de l’EFQM [5] ou European Foundation for Quality Management.
Dans l’assurance qualité, il est important d’insister ici sur 3 fondamentaux :
- le principe de la transparence, c’est-à-dire qu’aucune anomalie ni incident ne doit être dissimulé ;
- le principe du partenariat client-fournisseur désigne une relation où le fournisseur est l’entité qui donne la confiance. Le concept de chaîne des relations « client-fournisseur » fait porter l’attention sur la question centrale de l’assurance qualité : "qui donne confiance à qui ?" ou, "qui est responsable de donner la confiance à qui ? ;
- le principe de l’orientation client ou le centrage sur les attentes du client qui doit être au centre des préoccupations des fournisseurs et de la construction des processus de l’entreprise.
Souvent, une exigence du client, une norme technique ou une mesure réglementaire qui réduit un risque, en augmentera un autre. Cela est particulièrement vrai lorsque le bénéfice particulier obtenu est considéré comme essentiel, mais que la méthode pour obtenir le bénéfice comporte des risques.
La question importante ici est de reconnaître, à condition de respecter les 3 fondamentaux de l’assurance qualité, que le risque peut être partagé, délégué ou transféré à un partenaire et surtout que les entreprises actuellement ne maîtrisent plus, dans le cadre d’une économie mondialisée, l’intégralité du processus de la création de la valeur (cf. notre tribune sur la délocalisation et relocalisation des entreprises en France).
La question du transfert du risque devient donc importante dans la gestion de l’assurance qualité, la prise de risques doit être réalisée de façon préparée et donc maîtrisée.
Prenons, par exemple, les interventions chez les Fournisseurs de composants, lors de développements de systèmes. Il est intéressant de construire une matrice de risques "produits – fournisseurs". Plus le risque du couple "produit – fournisseur" sera élevé, plus le suivi devra être resserré par les équipes qualité et développements clientes. Moins le risque du couple "produit – fournisseur" sera élevé, moins le suivi devra être important. Cette matrice est mise à jour en fonction du retour d’expérience pour chaque développement. L’évaluation des risques produits se fera notamment, en prenant en compte l’impact de la défaillance sur le montage en usine cliente et - ou sur le client final. L’évaluation des risques fournisseur se fera notamment, en prenant en compte les retours d’expérience ainsi que les audits. Cette démarche permettant de positionner les ingénieurs et les techniciens là où ils ont le plus de valeur ajoutée.
En fabrication, la mise en assurance qualité peut s’avérer être aussi intéressante. Une relation de confiance se mettant en place, suite à un certain nombre de contrôles et de livraisons de produits conformes, le client pourra faire entrer les produits du fournisseur directement et sans contrôle supplémentaire. Le transfert des risques ayant été réalisé chez le fournisseur. Mais attention, en cas de livraison non conforme, le client remettra des contrôles en entrée dans son usine, la confiance n’exclut pas le contrôle ! Mais où plaçons-nous le curseur du contrôle ?
Le conservatisme excessif et les surcoûts dans la gestion des risques
Le fait de se fier à des hypothèses produisant des estimations de risques à la limite supérieure protège-t-il du risque ?
"Le conservatisme est une philosophie politique qui est en faveur des valeurs traditionnelles et qui s'oppose au progressisme", Will Durant.
Nous pensons que la question est analytiquement traitable, la réponse dépend des hypothèses faites et des secteurs industriels. Pour certaines hypothèses apparemment raisonnables, le conservatisme est protecteur, pour d'autres non. Certes, la perception de nombreux gestionnaires de projets est que les hypothèses prudentes d'évaluation des risques sont protectrices. Les estimations à haut risque sont associées à des normes, réglementations et exigences strictes qui cadrent les limites de tolérance et réglementent les seuils d’incertitudes.
Le conservatisme qui permet d’apporter une réponse appropriée face aux risques, en même temps que d’équilibrer les coûts des faux négatifs (risques considérés à tort comme sûrs) avec les coûts des faux positifs (risques considérés à tort comme graves), s’inscrit, selon nous, dans une démarche anticipative de mitigation des risques. Ceci est clairement préférable au conservatisme excessif qui vise exclusivement à éviter l’une ou l’autre de classification erronée des risques (c'est-à-dire les faux négatifs ou les faux positifs).
Le conservatisme nécessite néanmoins la maîtrise de 4 informations, le coût d'un faux négatif, le coût d'un faux positif, et la probabilité de chacun. La maîtrise de l’incertitude et le choix de la bonne méthode d’échantillonnage permettent en effet la minimisation des coûts attendus.
Pour illustrer nos propos, nous partageons un exemple issu du domaine industriel : le bon dimensionnement de structure a pour objectif de garantir la tenue mécanique et les fonctionnalités de la structure dans son environnement, plusieurs normes (ex. Eurocode, CODAP, etc.) existent pour encadrer cette activité d’ingénierie, d’études, de conception et de fabrication. Les spécialistes du calcul des structures utilisent et parfois combinent plusieurs approches de calcul pour valider la modélisation (numérique), avant de lancer la fabrication. Le cadre normatif exige la prise en compte de coefficients de sécurité, pour s’assurer que le dimensionnement respecte les exigences spécifiques du cadre d’application de la norme, ceci est du conservatisme.
Parfois, certains spécialistes du dimensionnement ajoutent d’autres coefficients pour compenser les risques particuliers (ex : environnement), sans avoir pour autant, la maîtrise des coûts des faux négatifs, des faux positifs et de leurs probabilités d’apparition, ce qui conduit à une sur-fonctionnalité de la structure mécanique et à un surcoût, ceci est un conservatisme excessif.
Les hypothèses conservatrices sur le risque offrent une protection contre l'incertitude du risque, bien que parfois à un coût supplémentaire. Mais le conservatisme peut ne pas protéger, si une exposition réduite à des risques incertains, est obtenue au détriment d'une exposition accrue à des risques connus.
Conclusion
"Si on gagne sa vie, on doit prendre des risques. C'est la loi du métier", Antonine Maillet - On a mangé la dune.
Les questions abordées dans cette tribune concernent la causalité et la corrélation entre la gestion des risques, la gestion des incertitudes et l’assurance qualité. La prise et la maîtrise des risques font partie du métier et des compétences dont un ingénieur est doté. Il ne s’agit pas de tout contrôler à l’entrée et à la sortie d’un processus, il faut échantillonner (voir compléments sur les notions d’échantillonnages) en fonction de ce que nous avons en termes de populations, d’impacts et de retour d’expérience.
L’industriel essaye toujours de comprendre son environnement et les attentes de ses clients, de faire face à une telle incertitude, en les maîtrisant, comme avec l'utilisation d'hypothèses analytiques conservatrices. De telles hypothèses sont susceptibles d'exagérer le risque et sont conformes à l'adage "mieux vaut prévenir que guérir", elles reflètent le point de vue de l'évaluateur des risques selon lequel "crier au loup" est préférable à une fausse assurance de sécurité. Mais cette approche, censée pour un seul risque, apparaît contre-productive, lorsqu'elle est adoptée en règle générale.
Enfin, l'application de fondamentaux de l’assurance qualité, de méthodologies d’échantillonnage adaptées, fonction du partenariat client-fournisseur et de principes de transfert et de partage des risques, peut fournir un cadre professionnellement acceptable, pour prendre des décisions réglementaires concernant des risques incertains, uniquement lorsque ces risques sont susceptibles d'être faibles et d’éviter, par conséquent, de rentrer dans le conservatisme excessif et d’engendrer des surcoûts.
Compléments sur les notions d’échantillonnages
"Notre-Dame de Paris est en particulier un curieux échantillon de cette variété. Chaque face, chaque pierre du vénérable monument est une page non seulement de l’histoire du pays, mais encore de l’histoire de la science et de l’art", Victor Hugo.
L'échantillonnage est la sélection d'une partie dans un tout qui produit une série de représentants de ce tout. Cette série est dite "échantillon" et le tout "population". L’échantillon a pour objet d’obtenir une information extrapolable à la population dont il est issu. Le terme prend un sens précis dans certaines spécialités scientifiques, techniques [6] ou industrielles.
D’après le comité d’harmonisation de l’audit interne (Fiche pratique Constitution d’un Échantillon) [7], l’effectif de l’échantillon ne dépend ainsi pas de l’effectif de la population, sauf si celle-ci est très petite. Lorsque la population est très petite, par exemple 10 ou 15 individus la définition d’un échantillon n’a pas de sens statistiquement, il est nécessaire d’étudier l’ensemble des éléments pour avoir une information exhaustive. Ce n’est que pour des populations supérieures à 100 que la notion d’échantillonnage a un sens pour réaliser des statistiques.
L’effectif d’échantillon est fonction du seuil de confiance (de la probabilité de se tromper) et d’une marge d’erreur tolérée.
Il existe plusieurs familles de méthodes d’échantillonnages, nous avons choisi d’exposer dans cet article, 2 familles, les plus employées dans les secteurs industriels ou les services :
Les méthodes probabilistes avec notamment la sélection par tirage aléatoire où chaque individu a statistiquement la même chance d’entrer dans l’échantillon, méthodes que l’on retrouve régulièrement dans les secteurs de la production en masse. Parmi les méthodes probabilistes figurent :
- l’échantillonnage aléatoire simple : facile à mettre en œuvre, il s’agit de tirer au hasard des individus qui ont tous la même probabilité́ d’être sélectionnés ;
- l’échantillonnage aléatoire systématique : les individus de la population sont numérotés de 1 à N. On détermine l’intervalle d’échantillonnage k en divisant la population N par la taille de l’échantillon que l’on souhaite obtenir. On sélectionne un nombre qui correspond à l’origine choisie au hasard. Enfin, à partir de ce premier nombre, on sélectionne chaque nième individu ;
- l’échantillonnage stratifié : il s’agit de diviser la population en sous-ensembles homogènes, appelés strates, et de réaliser un sondage sur chacune des strates.
Les méthodes non-probabilistes, les individus statistiques sont sélectionnés en fonction de critères de répartition. Elles sont notamment utilisées lorsqu’il n’est pas possible d’avoir une liste exhaustive de toutes les unités de sondage. Méthode de prédilection dans les essais cliniques par exemple. Parmi les méthodes dites, non-probabilistes figurent notamment :
- l’échantillonnage par quotas : définir un nombre précis d’éléments à sélectionner pour diverses sous-populations ;
- l’échantillonnage à participation volontaire [8], mais l’inconvénient est que cette technique crée un biais [9] ;
- l’échantillonnage intentionnel [10] (également connu sous le nom d’échantillonnage discrétionnaire, sélectif ou subjectif). L’échantillonnage dans lequel vous prenez une décision consciente sur ce que l’échantillon doit inclure et les participants en conséquence. De cette façon, vous utilisez votre compréhension de l’objectif de la recherche et votre connaissance de la population pour juger ce que l’échantillon devrait inclure, pour atteindre les objectifs de la recherche.
Et il y a bien d’autres méthodes d’échantillonnages, comme l’échantillonnage spatial probabiliste, l’échantillonnage préférentiel [11].
Lionel Faure & Youness Laamiri
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[1] Assemblée Nationale Avis Loi de Finance 2022 écologie, développement et mobilité durables – Protection de l’environnement et prévention des risques par Mme Sophie Panonacle : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-dvp/l15b4502-tii_rapport-avis
[2] Total Quality Management : https://en.wikipedia.org/wiki/Total_quality_management
[3] Total Productive Maintenance : https://fr.wikipedia.org/wiki/Maintenance_productive_totale
[4] Toyota Production System : https://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_de_production_Toyota
[5] European Foundation for Quality Management : https://fr.wikipedia.org/wiki/European_Foundation_for_Quality_Management
[6] Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89chantillonnage
[7] Comité d’harmonisation de l’audit interne, Fiche pratique Constitution d’un Échantillon, Ihssane Slimani : https://www.economie.gouv.fr/files/fiche_pratique_constitution_echantillonv1.pdf
[8] Dans certaines méthodes, telles que l’échantillonnage volontaire ou de convenance, les échantillons peuvent être remplis de personnes qui sont plus susceptibles d’accepter de participer à la recherche parce qu’elles ont des opinions fortes qu’elles veulent partager. Cela peut fausser la validité des résultats.
[9] Le principal inconvénient serait la présence d’un biais d’échantillonnage, car la méthode de sélection de l’échantillon donne un avantage injuste à certains membres d’une population.
[10] L’échantillon peut être soumis à des contrôles préalables ou à d’autres obstacles qui rendent difficile l’entrée des participants sélectionnés dans l’échantillon lui-même. Cela ajoute des couches compliquées qui peuvent exclure des candidats appropriés de l’échantillon.
[11] Pour aller plus loin dans les familles des méthodes d’échantillonnages : Statistique Canada : https://www150.statcan.gc.ca/n1/edu/power-pouvoir/ch13/nonprob/5214898-fra.htm - TestSiteForMe : https://www.testsiteforme.com/fr/echantillonnage-non-probabiliste/
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