La carte et le territoire

13/09/2022 - 6 min. de lecture

La carte et le territoire - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Dominique Lamoureux est Président du Cercle d’Ethique des Affaires.

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Nous vivons, en ce début du XXIème siècle, un affrontement sauvage de valeurs et de visions dans un univers anxiogène fait de guerres, de votes populistes, de désinformations et de cybermenaces. Il importe de prendre conscience que, si le territoire est en profonde transformation, nos cartes ne disent plus ce territoire.

Le territoire c'est l'intégralité de notre environnement qu'il soit géopolitique, sociétal, culturel, etc. Et les cartes, ce sont les systèmes de pensée, les doctrines et les dogmes qui ont été élaborés et tracés, au fil des années et des siècles, pour nous permettre de comprendre et maîtriser cet environnement. Or, nos cartes sont désormais largement fausses et menacent de très sérieusement nous égarer.

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La première cause de cette rupture entre la carte et le territoire est que nos institutions et leurs mécanismes de représentation traversent une crise radicale. La carte institutionnelle ne colle plus à un territoire qui tend à prendre la forme insolite de carrefours occupés par des gilets jaunes ou de réseaux d'antivax, sans leader et sans structure.

Le citoyen n'a plus confiance dans ses représentants, comme il n'a plus confiance dans les corps constitués. Les résultats électoraux le démontrent et les baromètres de CEVIPOF[1] le confirment. Ce n'est pas seulement les partis politiques, mais globalement toutes les institutions qui sont affectées par cette évolution, que ce soient des organisations professionnelles, sportives, syndicales, etc. ou encore le tissu associatif. Cette crise des institutions ne se limite évidemment pas à l'Hexagone. De l'Orient à l'Occident, ce phénomène émeut toutes les démocraties.

Ces dernières décennies ont vu la fin des grands discours structurants que ce soient les utopies révolutionnaires, avec leurs "Grands Soirs", qui se sont achevées dans les Goulags, ou les promesses d'un progrès sans fin qui se sont brisées contre le dérèglement climatique et les outrances de la croissance. Les citoyens rejettent dorénavant avec force tous "ces discours qui ont menti". 

Par ailleurs, il faut rappeler que les organisations internationales - mandatées pour résoudre les questions planétaires - démontrent quotidiennement leur impotence. En effet, ces enjeux planétaires - que sont la guerre, le terrorisme, les pandémies, le dérèglement climatique, les menaces sur la biodiversité, le terrorisme, etc., - ne sont pas gérés par les grandes institutions nées au lendemain du second conflit mondial. Or, la gouvernance terrestre est confrontée à une inflation étatique et à une crise du multilatéralisme. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, on dénombrait 50 états sur Terre. Aujourd'hui, on compte 193 États, lestés, pour la plupart, de préoccupations court-termistes et de nationalismes étriqués, ou victimes d'un sous-développement chronique.

En réponse à cet échec, une thèse très prégnante suggère de confier aux entreprises - et pas seulement au GAFAM [2] - la gestion de la planète. Cette démarche soulève toutefois de très sérieuses interrogations sur ses motivations profondes, compte tenu des exigences intrinsèques du système économique libérale.

Parallèlement, de nouveaux législateurs et de nouveaux censeurs (consultants, ONG et think-tanks) s'arrogent avec autorité - et aux dépens de la puissance publique - le droit de définir et de contrôler le "bien commun" ou le "vivre ensemble". 

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La seconde cause de la rupture entre la carte et le territoire est que la postmodernité est marquée par l'émergence fulgurante de nouvelles technologies - et particulièrement par la révolution numérique - qui conduisent les individus à s'inscrire dans une relation insolite avec leur univers, jusqu'aux vertiges du Metaverse et la déconnexion radicale avec le réel. Ce phénomène bouleverse profondément notre territoire - comme nos valeurs et nos certitudes.

Cette métamorphose du numérique donne un pouvoir singulier au "citoyen lambda" qui dialogue avec le monde entier et s'imagine être écouté par les princes qui le gouvernent. Certes, cette révolution pourrait être un formidable outil de libération et d'émancipation de l'humanité, car elle est un moyen fantastique pour tendre vers l'universalisme. Toutefois, elle est aussi l'instrument d'une différentiation infinie des individus qui passent de l'universel au "diversel" et au "pluriversel". 

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La troisième cause de la divergence entre la carte et le territoire est que ce dernier est métamorphosé par la crise sociologique qui frappe nos démocraties. Le citoyen est confronté à un univers profondément anxiogène marqué par l'"Affolement du Monde" [3] et une nouvelle "Société Liquide" [4]. Il ne retrouve plus ses repères traditionnels et reste désemparé dans un monde fracturé et profondément hétérogène. L'expert est dorénavant un simple sujet médiatique, le sachant et le scientifique ne sont plus crédibles et parallèlement les élites ont perdu leur prestige et leur autorité.

Dans ce contexte émerge des phénomènes de "déraison". C'est le sens du rapport de Gérald Bronner sur "les Lumières à l'ère numérique". Cet universitaire alerte sur des menaces de désinformations, mésinformations, infox, fake news, théories du complot, etc. et sur le rôle des réseaux sociaux. Ainsi on observe l'émergence de vérités parallèles dont le citoyen est d'autant plus convaincu qu'il est persuadé d'avoir accès à des informations confidentielles partagées entre seulement quelques initiés.

Plus encore, nombreux sont nos compatriotes qui considèrent que la complexité intrinsèque du monde est, en vérité, une manipulation des élites pour les mystifier et les abuser. Ils adhèrent d'autant plus volontiers aux partis extrémistes que les discours simplificateurs de ces derniers sont convaincants et rassurants. 

On constate un fossé qui ne cesse de s'accroître entre une population sensible à l'environnement, aux droits humains, aux valeurs de l'universalisme et capable de comprendre la complexité du monde, et d'autre part des citoyens - de plus en plus nombreux - préoccupés de survivre avec des revenus et des engagements à minima. Antisystèmes, antisciences et anti-élites, ils se réfugient dans l'individualisme et contestent les injonctions environnementales ou les consignes collectives. Ils refusent la tyrannie du "pass-sanitaire" et les "directives scélérates" des technocrates européens. Ils rejettent le mondialisme, les LGBT+, les immigrés, les étrangers, les autres.

Ce phénomène est systémique dans le monde et surtout dans les grandes démocraties occidentales comme les États-Unis de Donald Trump ou le Royaume-Uni de Boris Johnson. Un nombre croissant d'électeurs votent pour les extrêmes ! Il faut rappeler que l'anomie - cette absence de toute valeur morale, de norme, de sens du collectif - frapperait plus de 50 % des français.

Enfin, il faut mentionner ceux qui ont perdu toute raison critique et tout bon sens : ce sont les partisans acharnés d'un véganisme radical, de la défense sans mesure de la cause animale jusqu'aux délires du "platisme", du "wokisme" ou encore de la "cancel culture". Leurs délires intellectuels deviennent parfois viraux sur Internet justifiant, une fois encore, la citation d'Antonio Gramsci "Le vieux monde se meurt. Le nouveau monde tarde à apparaitre. Et dans ce clair-obscur émerge les monstres". 

Il est donc impératif de comprendre le territoire et de dessiner des cartes justes et pertinentes, à condition de scrupuleusement respecter deux préceptes. 

Le premier précepte est de changer de posture pour être dorénavant à l'écoute respectueuse de tous les citoyens, en faisant preuve de bienveillance et de rigueur, en abandonnant toute condescendance, pour déchiffrer avec minutie la réalité du paysage. Nos concitoyens sont victimes de blessures existentielles très violentes dans un univers particulièrement anxiogène que les anglo-saxons qualifient par les quatre lettres "VUCA", c’est-à-dire : "Versatile, Uncertain, Complex and Ambiguous". 

Le second précepte est d'abandonner les dogmes et les stéréotypes qui persistent à expliquer avec autorité un monde qui n'existe plus, avec des plans désuets et des repères périmés. Il faut balayer les doxas stériles qui n'ont plus cours. "Innover, ce n'est pas avoir des idées nouvelles, mais arrêter d'avoir de vieilles idées" [5], Il faut aussi délaisser les institutions qui ne représentent plus rien – sauf elles-mêmes - et qui ont perdu toute légitimité. 

Des défis considérables sont à relever et il est urgent de tracer de nouvelles cartes, avec de nouvelles routes et de nouvelles frontières, qui disent avec exactitude et pertinence les territoires que la tectonique de la postmodernité dévoile. Il est urgent d'inventer des concepts pour décrire les relations qui construisent du commun, du mondial, de l'universel. En se rappelant surtout, à chaque instant, "qu'on ne résout pas des problèmes avec les modes de pensée qui les ont engendrés" comme le suggérait Albert Einstein. Il faut juste se mettre au travail, en demandant seulement à "ceux qui pensent que c'est impossible de ne pas déranger ceux qui essayent".

Dominique Lamoureux

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[1] Centre de Recherche Politique de Science Po. Il publie régulièrement des Baromètres de la Confiance

[2] Google, Amazone, Facebook, Apple, Microsoft

[3]  Ouvrage de Thierry Gomart / IFRI

[4] Livre de Zygmunt Bauman

[5] Edwin Herbert Land inventeur du Polaroid en 1947

13/09/2022

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