La fonction protectrice de l’emploi. Brèves réflexions sur le droit du travail au regard de la crise

01/09/2020 - 5 min. de lecture

La fonction protectrice de l’emploi.  Brèves réflexions sur le droit du travail au regard de la crise - Cercle K2

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Sébastien Ranc est maître de conférences à l’Université de Toulouse. Il a obtenu en 2020 le Trophée K2 « droit du travail » décerné par le Cercle K2 pour sa thèse portant sur les organisations sociétaires et le droit du travail.

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Pour les spécialistes du droit du travail (les « travaillistes »), la crise du Covid-19 a suscité plusieurs étonnements. Arrêtons-nous sur l’un d’entre eux. Au-delà du fait qu’il a fallu s’actualiser chaque heure, voire chaque tweet, la crise a fait passer sous silence un des reproches quasi-incessant adressé au droit du travail : celui selon lequel cette branche du droit serait dépassée, car trop rigide, ou serait un frein au développement de notre économie. À l’instant même où l’on reconnaissait l’utilité de nos services hospitaliers publics, on (re)découvrait les vertus du droit du travail. Même si de nombreuses entorses au droit du travail sont issues de l’état d’urgence sanitaire, la crise a eu au moins le mérite de mettre en exergue une de ses fonctions.

De quelle fonction s’agit-il ? Les fonctions du droit du travail sont multiples. Une de ses fonctions méconnue est de légitimer « en creux » les pouvoirs de l’employeur (le droit du travail permet à un employeur de sanctionner un salarié). Pour autant, sa fonction principale reste protectrice. Originellement, le droit du travail protège la partie faible au contrat de travail (un employeur ne peut pas sanctionner n’importe quel comportement du salarié et de n’importe quelle façon). Plus récemment, le droit du travail tente de protéger l’emploi. Les dispositif concernés sont notamment les suivants : l’activité partielle (plus connue sous son ancienne dénomination de « chômage partiel » et qui a fait parler d’elle pendant la crise), les accords de performance collective (qui sont en train de faire parler d’eux) et le droit du licenciement pour motif économique (qui fera parler de lui, si ce n’est déjà le cas) avec le plan de sauvegarde de l’emploi (nous soulignons) et l’obligation de reclassement. Si cette fonction de protection de l’emploi préexistait à la crise, elle a été mise à son service. C’est là, sûrement, une des raisons pour lesquelles les critiques à l’égard du droit du travail se sont (enfin) tues.

Si rien ne change, qu’est-ce qui change ? S’il ne s’agit pas de nouveaux dispositifs, la crise a mis en lumière au moins (pour l’instant) deux d’entre eux : l’activité partielle et les accords de performance collective (APC). Ces deux dispositifs permettent de faire « remonter dans le temps de la relation de travail » l’intervention de la fonction protectrice de l’emploi. L’activité partielle et les APC peuvent être mis en place tout au long de la relation de travail, tandis que le droit du licenciement pour motif économique intervient à la toute fin de cette relation. Ce dernier apparaît plus précisément comme l’ultime remède avant la rupture du contrat de travail : ce n’est qu’une fois que l’employeur a tenté de reclasser le salarié dans un autre emploi et qu’il a mis en place toutes les mesures sociales d’accompagnement (dont fait partie le plan de sauvegarde de l’emploi), qu’il peut licencier le salarié pour un motif économique. Nul besoin de disposer d’un tel motif pour recourir à l’activité partielle ou aux APC. S’agissant de ces derniers, ils peuvent être conclus « afin de répondre aux nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise ou en vue de préserver, ou de développer l’emploi » (Code du travail, art. L. 2254-2). Le motif de recours aux APC est extrêmement large. Un tel accord peut être mis en œuvre tout au long de la relation de travail, bien en amont du motif économique, par exemple en amont des difficultés économiques auxquelles l’entreprise pourrait être confrontée.

La temporalité de la fonction protectrice de l’emploi est avancée de la fin de la relation de travail (on pourrait parler d’un droit de la sauvegarde de l’emploi en référence au plan social qui l’accompagne) au cœur de cette relation (droit de la préservation ou du maintien dans l’emploi).

D’un droit de la sauvegarde de l’emploi vers un droit du maintien dans l’emploi. Qu’est-ce qui distingue (juridiquement) un emploi préservé ou maintenu au cours de la relation de travail d’un emploi sauvegardé à la fin d’une telle relation ? Il serait faux de prétendre que seuls l’activité partielle et les APC permettent de diminuer la durée du travail et la rémunération, dans la limite des salaires minimas (SMIC et salaires minimas conventionnels). En matière de licenciement pour motif économique, l’employeur reclasse en principe le salarié « sur un emploi relevant de la même catégorie que celui qu’il occupe ou sur un emploi équivalent », mais il peut le reclasser sur un « emploi d’une catégorie inférieure » (Code du travail, art. L. 1233-4). A priori, ces dispositifs permettent de recourir à la précarisation de l’emploi aux fins de protéger cet emploi.

Mais la distinction fondamentale entre ces dispositifs réside dans la volonté du salarié. À défaut de reclassement dans un emploi identique, le reclassement sur un emploi d’une catégorie inférieure nécessite l’accord exprès du salarié. A contrario, le placement en activité partielle ou l’application d’un APC réduisant la rémunération du salarié ne nécessite pas l’accord du salarié (pour rappel, un salarié peut refuser l’application d’un APC, mais s’expose alors à un licenciement dont le motif est automatiquement justifié). Paradoxalement, un emploi précarisé mais sauvegardé (ou sauvé) en lieu et place de la rupture du contrat de travail requiert l’accord individuel du salarié, tandis qu’un emploi précarisé au cours de la relation de travail s’impose au salarié. Le maintien dans l’emploi (quel qu’il soit) issu de l’activité partielle et des APC prévaut sur la sauvegarde de l’emploi (à l’identique) issu du droit du licenciement pour motif économique.

Réhabiliter l’ordre public de certaines clauses stipulées au sein des accords de performance collective. Pour conclure, on ne serait pas tout à fait honnête si nous ne précisions pas, qu’en matière d’APC, le législateur a confié la protection de la volonté des salariés à leurs représentants. En principe, ce sont les syndicats qui veilleront à ce que l’employeur s’engage en termes de préservation de l’emploi en contrepartie des efforts consentis par les salariés. La difficulté provient du fait que certaines entreprises ne disposent ni de représentant syndical, ni de représentant élu. Par conséquent, certains APC pourront être « approuvés » par référendum, directement par le personnel (Code du travail, article L. 2232-22), sans que celui-ci ne dispose de véritable contrepouvoirs lors de la négociation d’un tel accord. C’est la raison pour laquelle, à l’instar d’autres auteurs, nous plaidons pour que certaines clauses soient rendues obligatoires lors de la conclusion d’un APC. Par exemple, sans aller jusqu’à l’interdiction de verser des bénéfices (qui serait une mesure démagogique), ne peut-on pas rendre obligatoire une clause d’effort imputable aux associés et à leurs représentants (les dirigeants) et proportionnel à l’effort consenti par les salariés. La réforme serait simple : une telle clause est déjà prévue par le Code du travail, mais elle est facultative depuis l’ordonnance Macron (cette clause était obligatoire pour les accords qui ont préexisté aux APC). Il suffirait de rendre (à nouveau) cette clause d’ordre public.

Sébastien Ranc

 

01/09/2020

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