La France produit les meilleurs ingénieurs au monde. Et c’est bien là le problème.

06/01/2021 - 6 min. de lecture

La France produit les meilleurs ingénieurs au monde. Et c’est bien là le problème. - Cercle K2

Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.

Christophe de Cacqueray est Co-fondateur de Hi! conseil en sciences du comportement. Il a fait partie du programme Franco-British Young Leaders 2018.

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L’ingénieur, cet être pathologiquement introverti, se distingue habituellement par la paire de lunettes épaisses qu’il arbore, par une démarche gauche ainsi que par une chevelure rare ou incertaine tant dans la mise que dans l’entretien. Son aisance en société est inversement proportionnelle à la fréquence des clignements de paupière qui ponctuent ses phrases par ailleurs plutôt rugueuses. Par bien des aspects, l’ingénieur tient plus de la machine que de l’humain.

Mais que peut bien faire une introduction aussi outrancière dans une publication aussi honorable ?

Une fois lue, vous ne pouvez pas vous arrêter là. L’indignation pour les uns, la gourmandise pour les autres, la curiosité pour tous, vous contraignent à poursuivre la lecture.

Car le cerveau est une machine à chercher des explications. C’est ancré en vous et vous n’y pouvez rien. Un atavisme de 200 000 ans, impossible de lutter contre.

Et ce, même si vous êtes cartésien et implicitement convaincu d’être un homo œconomicus accompli. La preuve, c’est que vous êtes toujours en train de lire un article qui, peut-être, ne vous sera d’aucune utilité...

Cette introduction (scandaleusement fausse, faut-il le préciser) n’avait donc qu’un seul but : montrer, modestement, comment la psychologie permet de comprendre, d’anticiper et d’influencer les comportements humains. Et illustrer le fait que les leviers qui influent sur nos comportements ne sont pas toujours rationnels. Les exemples abondent dans notre quotidien qui illustrent nos arrangements avec la raison pure. On choisit d’aller dans le restaurant A plutôt que dans le B simplement parce qu’il y a des clients dans le A et que le B est vide. On décide de se mettre au régime mais on ne s’y astreint pas. On se comporte inconsciemment de manière plus détendue dans une pièce rose que dans une rouge, etc. 


Et justement, le problème de l’entreprise, c’est peut-être que les murs y sont rarement roses mais plutôt gris ou blancs. Car l’entreprise se veut le Temple de la Raison. On a des process, des tableaux de bords, des comités. Bref, jusqu’à la couleur des murs, tout porte à se conditionner pour penser de manière scientifique. Ou plus exactement d’une manière que l’on croit scientifique. Car la Raison vue avec le seul prisme des sciences exactes, ce n’est pas la Raison.

En effet, si les approches scientifiques, dans l’acception mathématique du terme, sont évidemment incroyablement puissantes, elles ne peuvent en aucun cas constituer un absolu. C’est une évidence, dans la vie, tout ne se réduit pas en équations. Même dans la vie des entreprises : les collaborateurs, les clients sont des êtres de chair et de sang, des êtres d’émotions et de pulsions, des êtres dont le processus de décision est infiniment plus complexe que la maximisation d’une utilité économique ou que la plus complexe équation mathématique. Mais cette réalité-là, plus subtile, moins systématique et plus difficilement mesurable, a tendance à être naturellement minimisée par des cerveaux forgés au feu des sciences dites dures. La prédominance dans les grandes entreprises d’un modèle mental fondé essentiellement sur les mathématiques est donc une source majeure de sous-performance.

Dans la patrie des humanités, la suprématie absolue des maths est une relative nouveauté puisque ce n’est que depuis 1945 que cette matière est devenue le critère principal de sélection dans les lycées français. Mais également le critère principal de sélection dans les écoles de commerce et, aujourd'hui, un critère de sélection essentiel dans les recrutements d'entreprise. Une nouvelle aristocratie s'est ainsi progressivement formée. Une aristocratie sur-représentée dans les comités de direction des grands groupes et imposant un mode de pensée uniforme que même les non-ingénieurs tentent de singer en entreprise. Et ça, c’est un incroyable handicap pour les entreprises françaises qui se privent notamment des effets de levier que permettent la compréhension de la psychologie humaine et les sciences du comportement.

Prenons l’exemple de la productivité des collaborateurs. Il est assez illustratif du problème auquel conduit une analyse de la réalité par un prisme exclusif. Rappelez-vous le XIXème siècle (faites un effort). Les guerres mondiales ne sont pas encore passées par là et la foi dans la Science est à son acmé. C’est l’époque du positivisme d’Auguste Comte. C’est aussi la naissance du taylorisme et de l’organisation scientifique du travail, la caricature absolue de la mise en équation du vivant par le prisme de l’ingénieur méthode. La religion taylorienne pose ainsi que mille ouvriers spécialisés sur une chaîne de production sont préférables à mille artisans car ils sont plus productifs. Il faut admettre que la logique théorique de Frederick Taylor était implacable et séduisante. Mais, plus d’un siècle après, force est de constater que cette logique dite scientifique, poussée trop loin, achoppe sur un obstacle de taille : l’humain. Passons sur les conséquences sociales gigantesques que nous valut cette révolution du travail : prolétarisation, lutte des classes, communisme et, pourrait-on ajouter, guerre mondiale. Au-delà de ces conséquences qui, en elles-mêmes, devraient nous alerter sur les dangers d’une gouvernance dominée par un modèle mental exclusif, on a aujourd’hui le recul nécessaire pour poser que la productivité n’est pas uniquement le facteur de l’organisation dite scientifique du travail. En effet, à son paroxysme, celle-ci augmente le turnover, accroît les malfaçons et nuit à la productivité. Ce n’est que tardivement que l’on a compris qu'un critère "non-scientifique", la motivation individuelle, pouvait être un facteur de productivité finalement plus décisif que la rationalisation. Et encore l’a-t-on bien mal compris car les modèles mentaux résistent aux concepts qui leurs sont étrangers. Cela ne signifie pas qu’aucun effort n’a été consenti pour tenter d’accroître la motivation des collaborateurs dans les entreprises. Les rapports annuels regorgent d’ailleurs d’illustrations variées. Mais, bien souvent, ces initiatives ne constituent qu’un vernis qui ne résiste pas au poids de la culture d’entreprise et à la force d’un modèle mental dominant.

Les sciences comportementales restent donc largement absentes de la formation des managers. Si tous connaissent les 5 forces de Porter, la matrice BCG ou la signification de SWOT, combien connaissent les 3 piliers de la motivation humaine ? Ils ne sont pourtant pas bien durs à mémoriser. Mais combien plus à mettre en oeuvre ! Le sens, d’abord. Celui-là, c’est un peu comme les frites McCain, c’est ceux qui en parlent le plus qui s’en nourrissent le moins. D'ailleurs, jamais on a davantage entendu les salariés se plaindre des silos, nouvel avatar de l’OST, et marque absolue d’une organisation où chacun serre un boulon dont il ne saisit pas l’utilité finale. L’autonomie, ensuite. Sinistre plaisanterie ! D'un côté, on continue de vouloir faire entrer les salariés dans des process taillés pour des machines et, de l'autre, on déploie mille efforts pour rendre l’Intelligence Artificielle plus humaine. Paradoxe affligeant et conséquence de schémas mentaux plus à l’aise avec la docilité du robot qu’avec le génie humain. Le désir de s'améliorer, enfin. Si l’artisan du XVIIIème siècle était en mesure de juger, à la fin de sa journée, de la qualité de son travail et de ses progrès, force est de constater que l’organisation actuelle ne permet que rarement un tel luxe aux salariés. Embarqués dans des projets longs, complexes, sans cesse retardés ou suspendus, les collaborateurs d’aujourd’hui ont bien du mal à assouvir ce besoin psychologique primaire : est-ce que je fais du bon boulot, est-ce que je suis utile ? 

La méconnaissance des sciences comportementales dans le management est donc un handicap considérable pour la compétitivité de nos entreprises. Et il l’est d’autant plus que ce manque de finesse dans la compréhension de la psychologie humaine ne concerne pas que les questions de management mais également l'approche client. Pas étonnant dans ces conditions que toutes les entreprises auxquelles nous développons une dépendance psychologique soient américaines et pas françaises. Pourquoi une addiction à Amazon et pas à la FNAC ? Pourquoi une addiction à Youtube et pas à Dailymotion ? Pourquoi une addiction à LinkedIn et pas à Viadeo ? La réponse est simple. Côté Ouest, une diversité réelle dans les recrutements a permis d’embarquer des bataillons de behavioral scientists. Côté Est, un modèle mental prédominant qui nous empêche de marcher sur nos deux jambes et de comprendre, par exemple, les attentes inconscientes de nos clients.

En conclusion, et contrairement à ce que supposait une introduction provocatrice, évitons le manichéisme. Continuons à cultiver l’excellence de nos écoles d’ingénieurs dont les qualités sont plus que jamais critiques. Mais renouons vite avec l’Histoire de notre génie français dans les sciences humaines. Ouvrons-nous à une diversité qui ne soit pas qu’un mantra idéologique mais une réalité objective, vitale pour libérer la puissance de l’humain dans nos entreprises ! 

Christophe de Cacqueray

06/01/2021

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