Le continuum de sécurité nationale à l’épreuve des livres blancs
21/05/2020 - 4 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Guillaume Farde est maître de conférences, conseiller scientifique de la spécialité sécurité-défense de l’Ecole d’affaires publiques de Sciences Po.
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L’article XII de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen institue une « force publique » destinée à garantir les droits et libertés nouvellement acquis par le citoyen de 1789. Il est de tradition française que cette force publique se définisse par la summa divisio entre le « dehors » et le « dedans ». La force publique du « dedans », autrement dit, la Police, garantit les libertés publiques, tandis que la force publique du « dehors », c’est à dire les armées, protège l’intégrité du territoire des ennemis venus de l’étranger. Consacré par la Révolution française, cette répartition des missions entre « l’intérieur » et « l’extérieur » a été repris par les constitutions successives dont s’est dotée la France au cours des deux siècles suivants.
Les inflexions viennent des livres blancs sur la défense. Celui de 1994 acte l’entrée dans une « nouvelle ère stratégique ». La fin de la guerre froide signe aussi celle d’une certaine bipolarité du monde. Cette dernière réduit notamment le risque d’invasion du territoire national mais facilite, corolairement, l’émergence de nouvelles menaces. Bien qu’essentiellement non conventionnelles, ces menaces n’en restent pas moins déstabilisantes pour « l’existence quotidienne des populations et l’activité économique […] des sociétés démocratiques ». Le livre blanc de 1994 plaide ainsi, le premier, pour une « conception globale de la défense » incluant la « sécurité », traditionnellement peu prise en compte dans ce type d’exercice. Le terme de continuum n’est pas encore formellement employé mais l’idée semble en porter les germes. En 2008, le livre blanc suivant ne l’évoque pas non plus mais il franchit néanmoins un palier supplémentaire en formalisant le concept de « sécurité nationale », qui subsume la « défense nationale ». En fixant aux armées cinq fonctions stratégiques (la dissuasion, la protection, la connaissance et l’anticipation, l’intervention et la prévention), tout en actant formellement la fin du « clivage traditionnel entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure », le livre blanc de 2008 fixe un cap et définit une méthode. Préfacé pour la première fois par le Président de la République, il érige la « sécurité nationale » en une stratégie et fait de la « continuité entre sécurité intérieure et sécurité extérieure » la modalité privilégiée de sa mise en œuvre.
A partir de 2015, les attentats qui frappent la France entrainent une « accélération de l’Histoire » au sens de ces moments charnières, décrits par Daniel Halévy. Alors que le « continuum de sécurité nationale » n’avait pas été formulé comme tel dans les livres blancs successifs, la double exposition de la France à un terrorisme dit « de projection » et à un risque terroriste dit « endogène », abolit les différences entre menaces internes et externes et institutionnalise la continuité des réponses sécuritaires. Le recours aux armées sur le territoire national, d’ordinaire limité à la règle dite des « 4 i » (lorsque les moyens civils sont inexistants, insuffisants, inadaptés ou indisponibles), se systématise. L’opération Sentinelle, toujours en cours aujourd’hui, installe durablement les armées sur la voie publique où elles côtoient désormais d’autres acteurs de la sécurité nationale que sont les gendarmes, les policiers nationaux, les policiers municipaux et les agents de sécurité privée. En octobre 2017, la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale confirme les cinq grandes fonctions stratégiques des armées et souligne l’importance du continuum de sécurité nationale, reconnu officiellement par le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), un an plus tôt.
Or, la conceptualisation d’une chaîne reliant tous les acteurs de la sécurité nationale des missions les plus locales et les moins sensibles aux missions les plus internationales et les plus exposées ne règle pas les difficultés relatives à leur coordination. Elle les accentue, au contraire. Aucune administration n’a, en effet, jamais été désignée comme devant définir et coordonner la réalisation du continuum de sécurité nationale. Nul ne saurait nier la place centrale qu’occupe le SGDSN mais l’effacement des repères traditionnels ne s’est pas accompagné des réponses aux questions simples : qui fait quoi ? Avec quels moyens juridiques et financiers ? Et sous quel contrôle ?
Une fois n’est pas coutume les réponses arriveront peut-être du ministère de l’Intérieur. Après le Livre blanc sur la sécurité publique de 2012, le livre blanc de la sécurité intérieure, attendu à l’été 2020, pourrait apporter des éclairages. Alors que l’échéance des Jeux olympiques de Paris se rapproche, les travaux préparatoires ont étudié les modalités d’une coopération entre tous les acteurs du continuum de sécurité nationale, sans-doute en se remémorant les mots de Rudyard Kipling pour qui « la force de la meute est dans le loup [et] la force du loup est dans la meute ».
21/05/2020