Le management abstrait, ennemi public n° 1 à l’ère post-Covid
10/10/2020 - 4 min. de lecture
Le Cercle K2 n'entend donner ni approbation ni improbation aux opinions émises dans les publications (écrites et vidéos) qui restent propres à leur auteur.
Olivier Tirmarche est Sociologue, Dirigeant du cabinet de conseil Light Feet & Enseignant à Sciences Po.
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Il est une vérité que seules la mauvaise foi ou l’ignorance permettent de contester : l’explosion des dettes publiques et privées va nous obliger à "faire plus avec moins". Cette perspective a de quoi inquiéter, désespérer, dégoûter, car déjà depuis plusieurs décennies les organisations privées comme publiques serrent les budgets. On se dit qu’inévitablement, de nouvelles économies occasionneront de nouvelles dégradations des services et des conditions de travail.
Ce n’est pas une fatalité. Sous nos pieds s’étendent d’énormes gisements de gain, qui sont restés intacts malgré tous les efforts d’innovation et de gestion. Leur existence vient notamment de ce que, sous couvert d’une certaine rationalité, nous multiplions les dépenses inutiles. Notre sort dépendra d’une capacité à détecter ces dépenses et à déterminer leur origine.
L’alourdissement des structures
Les dépenses inutiles sont notre lot quotidien. Prenons pour illustration une situation récente qui nous a tous concernés : la gestion de la crise du Covid-19 en France.
Le 27 février, la DGCS crée une cellule dédiée. Le 11 mars, naît le Conseil Scientifique Covid-19. Le 2 avril, apparaît la commission Castex. Le 20 mai, vient le nouveau Centre Interministériel de Crise (CIC). Autour de ces quelques entités ad hoc, gravitent bien d’autres, qui ensemble concourent à l’élaboration des plans de gestion.
À première vue, rien de choquant dans ces initiatives. À bien y regarder, il y a de quoi tomber de sa chaise. En effet, des dispositifs comparables étaient disponibles depuis le début des années 2000. Le CIC existait déjà, mais n’a pas été mobilisé. Le plan pandémie grippale contenait tous les ingrédients, mais n’a pas été activé. Dans ces circonstances, difficile de voir autre chose qu’un phénomène d’alourdissement ou d’empilement des structures[1].
Ce phénomène n’est propre ni à la gestion de crise, ni même au monde des affaires publiques. Dans les secteurs marchands, on observe autant de surinvestissement dans les organigrammes, les process, les outils, les indicateurs, les instances de coordination[2].
Le management abstrait
Les diverses manifestations de l’alourdissement ont certes des causes spécifiques, mais partagent aussi une même cause. Cette cause commune est le "management abstrait"[3] qui consiste à gouverner une organisation ou un ensemble d’organisations en partant de la seule connaissance des structures apparentes : le cadre formel, les outils, le travail prescrit.
Le management abstrait est d’abord un regard posé sur le monde : un regard techniciste qui ne perçoit pas la réalité des activités et des interactions entre individus ou fonctions. La chose est fort regrettable, parce que c’est précisément la dynamique des interactions qui conditionne l’efficacité des structures et des outils. Par exemple, une instance de coordination ne remplira sa fonction que si les parties prenantes ont intérêt à coopérer. De même, un système d’information dernier cri ne réalisera son potentiel que si les utilisateurs sont décidés à échanger des données fiables, ce qui revient là encore à coopérer.
Le management abstrait est ensuite un mode d’action, qui est une obstination : quand la technique ne fonctionne pas, il répond par la technique. Ainsi il empile les structures, multiplie les règles et accumule les outils ("digitaux" par exemple !). Ainsi, il jette l’argent par les fenêtres.
Notons au passage que décideurs et managers n’ont pas le monopole du raisonnement abstrait. Chacun de nous le pratique dès lors qu’il est en position de spectateur éloigné du terrain. Reprenons un exemple tiré de la crise du Covid-19 : l’engorgement des hôpitaux. Une analyse abstraite, exclusivement fondée sur les indicateurs, conclura au manque de lits et invitera à la dépense. Une analyse concrète, fondée sur l’observation des pratiques et des relations entre acteurs, dévoilera que le degré d’engorgement a moins dépendu du nombre de lits que de la capacité des établissements et des médecins de ville à réguler ensemble le flux de patients[4].
Les voies du management concret
La seule façon de "faire plus avec moins" est donc de jeter les bases d’un management concret, connecté à la réalité du travail et attentif à la dynamique des interactions. Pour ce faire, nous devons activer trois leviers simultanément.
Le premier levier est la formation. Il est possible que dans ce domaine, la tradition française nous desserve. En effet, les filières privilégiées par les individus désireux d’ascension hiérarchique – les grandes écoles – font la part belle aux modélisations et aux approches déductives ou normatives. Je pense aux sciences de gestion et de l’ingénieur. À ces disciplines, il conviendrait d’ajouter celles qui invitent à l’observation et aux raisonnements inductifs : les sciences sociales.
Le deuxième levier est l’information, par le diagnostic, en amont et en aval des projets de changement. Lorsque les décideurs et managers n’ont pas les moyens de recueillir des données empiriques dans le temps qui leur est imparti, ils ont la possibilité de faire appel à des professionnels de l’observation : consultants ou chercheurs.
Le troisième levier est l’organisation, qui est à la fois le plus important et le plus difficile à manier. Il s’agit de rapprocher les échelons hiérarchiques, en faisant en sorte qu’ils collaborent dans l’acte même de production. Trop souvent, les managers sont absents de l’activité de production parce qu’ils passent beaucoup de temps en reporting et en réunion. Ou alors ils sont présents mais agissent en parallèle de l’équipe, en s’attribuant certaines tâches (ex : les dossiers complexes) et en attribuant aux subordonnés d’autres tâches (ex : les dossiers simples). Mieux vaut partager les mêmes tâches.
L’aplatissement des organigrammes ne suffit pas à rapprocher les échelons hiérarchiques. Il peut même être contre-productif, lorsque le changement conduit à une augmentation de la taille des équipes telle que les managers ne peuvent pas suivre l’activité de chacun.
Le défi du management concret est immense. Il va à rebours d’évolutions organisationnelles observées depuis plusieurs décennies. Une simple invitation à plus de proximité avec le terrain n’aura pas plus d’impact que les dizaines d’invitations lancées par le passé. Nous ne nous en sortirons pas sans un engagement fort des directions publiques et privées.
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[1] Bergeron H. & alii., "Gestion de crise : comment tirer les leçons du coronavirus ?", Analyse Opinion Critique, avril 2020
[2] Morieux Y., Tollman P., Smart Simplicity : six règles pour gérer la complexité sans devenir compliqué, Paris, Les Belles Lettres, 2016 ; Dupuy F., Lost in management, Paris, Dunod, 2011
[3] Tirmarche O., En finir avec le surtravail : le nouvel horizon de la productivité, Paris, Odile Jacob, à paraître en novembre 2020
[4] Cf. les observations des chercheurs du Centre de Sociologie des Organisations, Olivier Borraz et Henri Bergeron, co-auteurs de l’article cité plus haut : https://www.youtube.com/watch?v=_gU49RvvExI
10/10/2020